Réforme des retraites : Dans notre « aujourd’hui » désabusé, las et laid, les lendemains ne chantent plus

lundi 10 février 2020.
 

Tribune au Monde de Miguel Benasayag, philosophe et psychanalyste ; Belinda Cannone, romancière et essayiste ; Sébastien Claeys, essayiste et journaliste ; Susan George, essayiste ; Roland Gori, professeur honoraire de psychopathologie à l’université, psychanalyste ; Aude Lancelin, journaliste ; Dominique Méda, sociologue ; Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, sociologues ; Bernard Stiegler, philosophe ; Florent Trocquenet-Lopez, professeur de littérature, écrivain et journaliste.

L’avenir s’obscurcit. Après plus de cinquante jours de grève, la réforme des retraites ressemble encore à un immense jeu de massacre : d’un côté, des grévistes exténués qui n’obtiennent toujours rien. De l’autre, un gouvernement qui s’apprête à adopter de force une réforme alors qu’elle est refusée, peu ou prou, par les deux tiers des Français, et que plusieurs de ses aspects essentiels, sur le fond comme sur la forme, sont critiqués par le Conseil d’Etat.

Au milieu de ce champ de bataille, un cadavre : notre croyance individuelle et collective en un avenir qui pourrait être meilleur que notre présent – lequel n’est plus, tant s’en faut, « le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui », chanté jadis par Mallarmé. On devrait se résigner à travailler plus longtemps, pour des pensions dont il faudrait compenser l’effondrement, en recourant de plus en plus à la retraite par capitalisation… A rabattre ainsi l’inquiétude de l’avenir sur le présent, nous construisons une prison pour nos projets d’aujourd’hui.

On comprend alors que la politique n’est plus l’invention d’un avenir commun, elle se réduit, dans les deux camps, à un combat de chiffres : en réaction à un gouvernement qui calcule le futur endettement du système de retraites, les syndicats se voient contraints de calculer les baisses de pension, ce qui a pour effet délétère de faire passer à la trappe, dans les négociations, leurs propositions de progrès social, écologique et féministe, ainsi que leurs alertes sur la souffrance au travail. Il faut dire que le système de retraites à points, de même que les retraites par capitalisation contraindront tout le monde à calculer tout le temps, et à se sentir comptable de chaque baisse de revenus, de chaque accident de la vie et de chaque échec – et d’en subir les conséquences jusqu’à la fin de ses jours.

Le goût lacrymogène du poivre et du sang

Le système de retraites actuel a au moins l’avantage de garantir une pension d’un montant clairement déterminé. Il est une « assurance » qui permet de laisser libre de s’inventer une autre vie, la retraite venue. Comment l’avenir pourrait-il être désormais autre chose qu’une spéculation inquiète ? Dans notre « aujourd’hui » désabusé, las et laid, les lendemains ne chantent plus. En fait d’avenir et de devenir, on ne peut qu’imaginer un inéluctable réchauffement climatique, la montée des eaux et des inégalités sociales, une probable nouvelle crise financière. Surtout, nous serions condamnés à être spectateurs d’une crise politique majeure qui nous empêche d’envisager toute alternative.

Car la Ve République évolue vers un nouveau régime. Ce régime, nous hésitons encore à le qualifier car il ne dit pas son nom, il n’assume pas l’esprit de ses lois ni, surtout, de ses usages. Nous savons en tout cas ce qu’il n’est pas, ou plutôt ce qu’il n’est plus : il ne saurait prétendre au nom de « démocratie ». Et à nous, signataires de cette tribune, intellectuels, artistes, journalistes engagés, ce nouveau régime nous semble plus qu’inquiétant. Il a le goût lacrymogène du poivre et du sang. Il a les accents goguenards de discours prononcés par des gouvernants isolés comme jamais par le pouvoir. Il a l’éclat scandaleux d’inégalités sociales de plus en plus criantes.

Il semble presque normal de voir un président de la République et ses ministres gouverner contre la majorité des citoyens. Que la Ve République ait été pensée comme présidentialiste, De Gaulle lui-même ne s’en cachait pas. Mais, dans une Constitution qui donnait une assise et un poids prédominants à l’exécutif par rapport au Parlement, l’usage voulait que l’on ne gouverne pas contre la volonté du peuple. Car enfin, même tout-puissants pendant la durée d’un mandat, il fallait bien que les gouvernants envisagent leur réélection. On dénonce la professionnalisation du monde politique, et l’on a bien des raisons de le faire – elle est une des causes de la dérive que nous décrivons ici –, mais elle avait paradoxalement un effet modérateur sur le plan constitutionnel. Si l’on voulait poursuivre sa carrière politique, on ne pouvait passer pour quelqu’un qui se moque de l’opinion publique et des contre-pouvoirs. En 1995, sur les retraites déjà, en 2006, sur le contrat première embauche, l’exécutif plia. Il avait pourtant les moyens constitutionnels de n’en rien faire.

Un Parlement inféodé comme jamais à son chef

Des aventuriers ont pris le pouvoir et non de « simples citoyens », comme on a voulu le faire croire, car ces élus sont issus de milieux très favorisés, et les ministères regorgent de hauts dirigeants d’entreprise. En prétendant gouverner avec des personnalités issues de la « société civile », Emmanuel Macron a constitué un Parlement inféodé comme jamais à son chef, sans courant ni tendance, sans « fief » électoral à sauver, ou si peu, des gens qui, sortis du monde des affaires ou de professions gratifiantes et lucratives, peuvent envisager sans crainte de les exercer de nouveau quand leur mandat sera achevé. Le régime bascule vers une forme délibérément autoritaire, où il devient inutile de manifester une quelconque opposition au pouvoir – qu’elle soit syndicale, politique ou citoyenne –, où les forces de police sont chargées d’assurer la répression de plus en plus dure de mouvements qui eux-mêmes se durcissent. Où cela va-t-il nous mener ?

En disant que notre avenir se referme, nous ne prônons pas une irresponsabilité politique, ignorante des réalités économiques, sociales et écologiques. Nous pensons, au contraire qu’il faut réinventer la démocratie, alors que l’on est en train de la miner par une perversion des usages gouvernementaux et par la désespérance des mouvements sociaux, des contre-pouvoirs et des corps intermédiaires. Seule une véritable démocratie peut redonner aux citoyens et aux citoyennes le sens de leurs responsabilités, mais aussi refonder notre communauté politique pour œuvrer à un monde plus humain, plus juste, et plus respectueux de son environnement.

Un monde dans lequel nous aurions vraiment envie de vivre. Mais encore faut-il croire effectivement au dialogue social et en la démocratie. Et que pourrait être cette dernière, aujourd’hui, sinon une démocratie qui fasse toute sa place au débat pour, comme le disait Marcel Mauss, « s’opposer sans se massacrer », qui s’appuie sur les expérimentations sociales et écologiques en cours dans certains territoires et dont on compromet dramatiquement les conditions d’émergence, une démocratie qui nous rende acteurs et actrices de notre destin politique pour retrouver le goût des possibles ?

Collectif

Miguel Benasayag, philosophe et psychanalyste ; Belinda Cannone, romancière et essayiste ; Sébastien Claeys, essayiste et journaliste ; Susan George, essayiste ; Roland Gori, professeur honoraire de psychopathologie à l’université, psychanalyste ; Aude Lancelin, journaliste ; Dominique Méda, sociologue ; Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, sociologues ; Bernard Stiegler, philosophe ; Florent Trocquenet-Lopez, professeur de littérature, écrivain et journaliste.

Liste complète des signataires. https://docs.google.com/document/d/...


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