Retraites : le Conseil d’Etat étrille le gouvernement

mercredi 29 janvier 2020.
 

Manque de « précision », projections économiques « lacunaires »... Dans son avis rendu public ce vendredi, la plus haute juridiction administrative estime en outre ne pas avoir eu « les délais de réflexion nécessaires pour garantir au mieux la sécurité juridique ».

Voilà qui ne va pas arranger les affaires du gouvernement. A peine a-t-il fait adopter ce vendredi en Conseil des ministres ses deux projets de loi destinés à créer un régime universel de retraite par points que le Conseil d’Etat, dans son avis publié ce même jour dézingue la manière dont l’exécutif a bouclé ces deux textes qui doivent être examinés à partir du 3 février à l’Assemblée nationale. La majorité comptait dans les prochains jours s’appuyer sur l’imposante étude d’impact (plus de 1000 pages) pour enfin apporter des chiffres et convaincre du caractère « massivement redistributif » de cette réforme, elle va devoir, ces prochains jours, répondre au jugement de la plus haute instance administrative française, pourtant peu connue pour sa rébellion…

Cette fameuse « étude d’impact » ? Elle est jugée « insuffisante » pour « certaines dispositions », ne répondant pas « aux exigences générales d’objectivité et de sincérité » et manquant de « précision », pour notamment – et ce n’est pas rien – « vérifier que cette réforme est financièrement soutenable ». « Le Conseil d’Etat constate que les projections financières ainsi transmises restent lacunaires et que, dans certains cas, cette étude reste en deçà de ce qu’elle devrait être », peut-on lire dès les premières pages de l’avis. Et les magistrats de poursuivre : « Il incombe au gouvernement de l’améliorer encore avant le dépôt du projet de loi au Parlement, poursuivent les magistrats, en particulier sur les différences qu’entraînent les changements législatifs sur la situation individuelle des assurés et des employeurs, l’impact de l’âge moyen plus avancé de départ à la retraite […] sur le taux d’emploi des seniors, les dépenses d’assurance-chômage et celles liées aux minima sociaux ». Rien que ça.

Soufflante

Par ailleurs, si les juges administratifs se félicitent des longues « concertations » menées depuis le printemps 2018, ils regrettent l’« urgence » des avis demandés aux différents organismes compétents en la matière et se couvrent en cas d’inconstitutionnalité du texte. Selon eux, l’empressement du gouvernement à vouloir leur avis en trois semaines pour présenter ces projets de loi en Conseil des ministres cette semaine, ainsi que les nombreux ajouts en cours de route n’ont « pas mis à même (le Conseil d’Etat) de mener sa mission avec la sérénité et les délais de réflexion nécessaires pour garantir au mieux la sécurité juridique de l’examen auquel il a procédé ». « Cette situation est d’autant plus regrettable, poursuivent-ils, que les projets de loi procèdent à une réforme du système de retraite inédite depuis 1945 et destinée à transformer pour les décennies à venir un système social qui constitue l’une des composantes majeures du contrat social ». En langage juridique, c’est bel et bien une soufflante.

Le Conseil d’Etat torpille au passage le slogan présidentiel (« chaque euro cotisé ouvre les mêmes droits pour tous ») : cet « objectif […] reflète imparfaitement la complexité et la diversité des règles de cotisation ou d’ouverture de droits définies par le projet de loi ». Il doute également de la « lisibilité » revendiquée par le gouvernement puisque « le choix d’une détermination annuelle de chacun des paramètres du système […] aura pour conséquence de limiter la visibilité des assurés proches de la retraite sur les règles qui leur seront applicables ». Enfin, il raye carrément l’engagement que comptait prendre le gouvernement dans ce texte d’une promesse de revalorisations des enseignants et des chercheurs pour qu’ils ne figurent pas dans le camp des perdants de cette réforme. « Sauf à être regardées, par leur imprécision, comme dépourvues de toute valeur normative, ces dispositions (sont) contraires à la Constitution ». Au revoir…

« Le projet de loi ne crée pas un régime universel »

Autre risque constitutionnel : le trop-plein d’ordonnances (29 en tout). « S’en remettre » à un tel instrument pour définir des « éléments structurants du nouveau système de retraite fait perdre la visibilité d’ensemble qui est nécessaire à l’appréciation des conséquences de la réforme », disent les juges. Plus embêtant encore pour le gouvernement, l’institution bat en brèche l’idée d’un grand soir de l’universalité : « Le projet de loi ne crée pas un "régime universel de retraite" qui serait caractérisé, comme tout régime de sécurité sociale, par un ensemble constitué d’une population éligible unique, de règles uniformes et d’une caisse unique ». Aïe… Si le gouvernement crée bien le même système pour les salariés du public et du privé, il maintient à l’intérieur « cinq régimes » (salariés ; fonctionnaires, magistrats et militaires ; salariés agricoles ; non-salariés agricoles ; marins) et « à l’intérieur de chacun de ces régimes créés ou maintenus », il met en place des « règles dérogatoires à celles du système universel ».

L’exécutif va donc devoir bien mieux « justifier » pourquoi il garde ces « différences de traitement […] entre assurés relevant du système universel de retraite et rattachés, le cas échéant, à des régimes distincts ». En tout cas, les navigants aériens qui pensaient avoir sauvé leur caisse complémentaire pour financer des départs anticipés sont rattrapés par le principe d’égalité : elle « serait ainsi la seule à bénéficier d’une compensation apportée par les ressources du système universel afin de financer à l’avenir des avantages de retraites propres », fait remarquer le Conseil pour qui « aucune différence de situation ni aucun motif d’intérêt général ne justifi(e) une telle différence de traitement ». Conclusion : « Elle ne peut être maintenue dans le projet de loi. »

Le gouvernement pourra néanmoins se rassurer en se disant que le nouvel « âge d’équilibre » qu’il compte instituer, le fonctionnement « en points » proposé, les durées de transitions définies, la fin des régimes spéciaux, les droits familiaux, les mécanismes de réversion ou encore les compétences offertes à la future « gouvernance » dirigée par les partenaires sociaux devraient – sauf surprises – passer sans problème le cut du Conseil constitutionnel. A condition de résister aux oppositions parlementaires qui, elles, vont se nourrir des arguments du Conseil d’Etat pour réclamer un report ou l’abandon de cette réforme.


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