Vers un Etat palestinien sans le peuple ?

mercredi 29 janvier 2020.
 

L’obsession de la direction politique palestinienne de l’idée d’un Etat indépendant comme moyen d’acquérir l’autodétermination et la liberté s’est avérée nuisible pour la lutte pour la décolonisation de la Palestine. Cette direction – sous la pression d’acteurs régionaux et internationaux – a commis une erreur stratégique en donnant la priorité au paradigme d’un « Etat sous régime colonial » au lieu d’engager des processus pour d’abord décoloniser la Palestine, puis entamer la formation d’un Etat. Un Etat sous régime colonial est un paradigme fondamentalement défectueux et une diversion par rapport à l’obstacle essentiel à la paix et à la justice.

On pourrait illustrer l’adoption de cette « priorité mal évaluée » avec quatre « étapes cruciales » dans l’histoire et jusqu’à aujourd’hui. Il s’agit de la Déclaration d’Indépendance de la Palestine en 1988, la signature des Accords d’Oslo en 1993 – qui était essentiellement un accord sur la sécurité – pour finalement créer un Etat, le projet de construction d’un Etat sous l’autorité du premier ministre Salam Fayyad qui a déclaré que les Palestiniens sont de plus en « plus près du rendez-vous avec la liberté » puisque l’Etat existe sans en avoir le nom,1 et finalement, l’offre d’un Etat de l’ONU par l’Autorité Palestinienne conduite par le président Mahmoud Abbas, offre qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui. « L’Etat » devient le seul petit bout de la lorgnette à travers lequel la direction politique examine le projet de libération nationale et sur lequel s’appuient les stratégies. Il devient par ailleurs la lentille analytique et opérationnelle utilisée par les acteurs internationaux pour justifier leurs interventions politiques, leur aide financière et leur étalonnage politique. Pourtant, cet alignement sur l’objectif et son approche a renforcé l’impasse.

Essentiellement, ce qu’il y a de commun entre ces quatre « étapes cruciales », c’est non seulement la centralité de « l’idée de l’Etat » dans la réflexion politique palestinienne, mais aussi l’issue et la conséquence qui en résulte. A la fin de chaque étape, les Palestiniens sont sortis affaiblis, plus fragmentés et encore plus éloignés de l’accession à un Etat. Ce n’est pas qu’une simple coïncidence ni une conséquence involontaire, mais cette issue est directement liée à l’échec de la stratégie politique adoptée puisque « l’obsession d’un Etat » n’a pas seulement maintenu le statu quo et l’asymétrie du pouvoir en faveur du colonisateur, mais a aussi enlevé son pouvoir au peuple/nation en tant qu’élément central de tout Etat, et a au contraire renforcé les « fausses institutions nationales » sous condition coloniale. Elle a renforcé les structures et les institutions sécuritaires pour étayer les matrices de contrôle existantes, au lieu d’élargir la marge déjà étroite de liberté ou d’étendre la capacité et les possibilités d’obtention de la liberté.

Plus précisément, l’obsession de l’État a créé des déficiences structurelles dans la gouvernance et les systèmes politiques palestiniens qui ont fondamentalement altéré le rôle des gouvernés, du peuple. A chaque réitération de l’État, le peuple palestinien a été un peu plus exclu du coeur du système politique et des structures de gouvernance. Le résultat n’a pas simplement été l’érosion de la légitimité de ces organes de gouvernement et de leurs stratégies, mais, plus grave, cela a dépouillé le peuple palestinien de sa capacité de transformation et a affaibli sa possibilité de résister efficacement aux structures coloniales et d’oppression.

La révocation de cet ingrédient central (le peuple) dans le « mixage de l’idée d’un Etat » n’est pas qu’un échec provoqué chez nous, c’est en fait une entreprise venue d’en haut parrainée de l’extérieur dont le but est de s’investir dans l’établissement « d’institutions d’un Etat moderne », sans tenir compte de leur inclusivité, de leur réactivité ou de leur responsabilité dans la population, sans parler de leur fonctionnalité et de leur efficacité. Un résident d’un camp de réfugiés de Jénine en Cisjordanie occupée m’a dit : « L’expression Dawlat al-Moasassat m’intrigue. Tout d’abord, où est l’État, et deuxièmement, comment se fait-il que Al-Dawla (l’État) ait de la place pour toutes ces institutions (al-Moasassat) et pas pour le peuple. Qu’est-ce qu’un Etat sans le peuple ? » Un autre réfugié du camp de réfugiés de Balata en Cisjordanie occupée m’a dit : « Je regardais l’offre d’un Etat de l’ONU à la télé comme n’importe qui regarderait des discours prononcés n’importe où dans le monde. Oui, j’ai versé une larme quand la population a applaudi, mais des émotions ne font pas un Etat, et des déclarations ne changent pas les réalités. Le lendemain, j’ai cherché l’État, mais je ne l’ai pas trouvé, et maintenant, des années plus tard, je ne peux voir que sarab ak-Dawla [le mirage d’un Etat]. »

Par conséquent, la tangibilité et la matérialisation de facto de l’État sont vitales pour le percevoir comme un vecteur de la réalisation des droits. Mais lorsque l’État est simplement un mirage et une hallucination (même si l’élite politique le décrit comme l’ultime aspiration nationale), réévaluer la pertinence de cette pierre angulaire pour établir la paix (un Etat), et envisager d’autres paradigmes, devient une nécessité pour tous les acteurs impliqués. Ils doivent aussi s’engager dans des processus qui, avant tout, conduisent à l’émergence d’un climat propice à ce que l’idée d’un Etat puisse s’épanouir et être pertinente et significative.

Cependant, au lieu de s’engager dans un processus de réexamen, les acteurs des gouvernements locaux et internationaux ont non seulement écarté le peuple et lui ont enlevé son pouvoir, lui le principal ingrédient du projet pour un Etat, mais il se sont par ailleurs investis dans de « mauvaises institutions nationales » sous condition coloniale et les ont renforcées. En d’autres termes, le projet, parrainé à l’international, de l’Autorité Palestinienne de construction d’un Etat a été prévu sur sa capacité à gouverner grâce à l’établissement d’un fort système sécuritaire. Par conséquent, l’installation d’une réforme/réinvention fondamentale du secteur de la sécurité est devenu la caractéristique déterminante de l’État à venir.2

Dans les faits, cela a signifié que le secteur palestinien de la sécurité devait employer environ 44 % de tous les fonctionnaires, représenter près d’un milliard de dollars du budget de l’Autorité Palestinienne et absorber environ 30 % du total de l’aide internationale versée aux Palestiniens. Le ratio du personnel de sécurité par rapport à la population s’élève à 1 pour 48, l’un des taux les plus hauts au monde.3

Cette prédominance de la sécurité s’est étendue au domaine politique avec de puissants chefs de la sécurité qui pilotent des positions au sommet de l’échelle politique et des gouvernorats du pays. Sous le prétexte du projet pour un Etat, une totale synchronisation entre les directions politique et sécuritaire a émergé là où les dirigeants politiques justifient les actions des agences de sécurité, tandis que les agences de sécurité protègent la direction politique. Cette prédominance a, en retour, ajouté un autre niveau de surveillance sur la population palestinienne.

La direction politique et sécuritaire a conçu la surveillance comme une manifestation de sa doctrine sécuritaire qui cherchait à assurer le monopole de « l’Etat » sur l’usage de la violence dans la société palestinienne. Mais en agissant comme s’ils étaient des organes souverains et en présentant leur conduite comme étant « professionnelle », les acteurs dirigeants et leurs soutiens financiers ont efficacement consolidé et professionnalisé l’autoritarisme palestinien, le tout sous le régime colonial israélien.

La croissance des structures de gouvernance autoritaires, l’absence de processus politiques de participation démocratique et la célébration des atours de l’État n’ont pas seulement rendu la simple idée de l’État – en tant que moyen d’obtenir les droits – tout simplement non viable et inatteignable, mais elles ont contribué au déni des droits des Palestiniens, y compris le droit à un Etat souverain.

Il y a presque une décennie, en avril 2010, le Premier ministre de l’Autorité Palestinienne de l’époque, Salam Fayyad, a déclaré que les Palestiniens voulaient un Etat indépendant et souverain et a dit « Ils ne souhaitent pas un Etat pour laissés pour compte – un Etat pour Mickey Mouse ».5 Pourtant, « l’État pour laissés pour compte » est une description très juste de la réalité du « projet d’un Etat » à ce jour. Et c’est une des raisons pour lesquelles le peuple palestinien est sceptique concernant la capacité de ce projet de leur fournir des résultats significatifs (souveraineté et liberté), malgré les illusions présentées par leur direction politique et ses soutiens internationaux et régionaux.

Par conséquent, il est impératif que les Palestiniens envisagent un avenir différent qui aille bien au-delà de l’idée d’un Etat – comme on le leur a présenté tout au long des dernières décennies – afin d’entamer un processus de changement des réalités d’aujourd’hui.

Notes :

1. Salam Fayyad, « Conversation avec Al-Jazeera : Salam Fayyad », Al-Jazeera, le 6 août 2011.

Disponible à : https://www.aljazeera.com/programme...

2. Alaa Tartir (2017) « Criminaliser la Résistance : Le Cas des Camps de Réfugiés de Balata et Jénine » Revue d’Etudes Palestiniennes, 182 : 46, 7-22, DOI : https://doi.org/10.1525/jps.2017.46.2.7

3. Alaa Tartir (2017) « L’Autorité Palestinienne : Forces de Sécurité : Sécurité de Qui ? », Note Politique d’Al Shabaka. Disponible à https://al-shabaka.org/brief/palest...

4. Alaa Tartir (2018) « Les Services d’une Paix Titrisée : Le Parrainage de l’Autoritarisme Palestinien par l’UE », Critique du Moyen Orient, 27 : 4, 365-385, DOI : https://doi.org/10.1080/19436149.20...

5. Salam Fayyad, « Le Premier Ministre Palestinien à Haaretz : Nous Aurons un Etat l’Année Prochaine », Haaretz – Akiva Eidar, 2 avril 2010. Disponible à https://www.haaretz.com/1.5099596

Alaa Tartir


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