Jacques Chirac (décédé le 26 septembre 2019) ou l’obsession du pouvoir

mercredi 27 septembre 2023.
 

Jacques Chirac laisse derrière lui quarante années de combats politiques. Mais l’héritage est bien maigre tant cette carrière s’est construite sur la seule ambition de gagner le pouvoir, puis de le conserver. Au prix de guerres de tranchées incessantes, d’alliances et de contre-alliances, de trahisons et de scandales, de tout et son contraire.

C’est une vie entière de féroces batailles pour le pouvoir. Pour, finalement, n’en rien faire ou si peu. Jacques Chirac, qui vient de mourir, ce jeudi 26 septembre, douze ans après avoir quitté l’Élysée, laisse derrière lui quarante années de vie publique. L’héritage est bien maigre, sauf à considérer que ce qu’il a si longtemps incarné comme manière de faire de la politique mérite d’être transmis.

« En fait, je suis le dernier des grands présidents », aimait à dire François Mitterrand [1]. Il n’est pas sûr qu’il se trompait. Comme lui, Jacques Chirac a certes emporté deux mandats présidentiels. Mais le premier s’est brisé sur un premier ministre « droit dans ses bottes », sourd aux appels de la société : Alain Juppé ; puis sur une cohabitation avec le gouvernement Jospin, qui allait en faire un roi nu. Quant à son second mandat, gagné à la suite du retentissant court-circuit électoral de 2002, il fut celui d’un « roi fainéant », comme l’expliqua gentiment Nicolas Sarkozy, mandat inutile et temps perdu symbolisés par un premier ministre transparent : Jean-Pierre Raffarin.

De son premier mandat de député, en 1967, à sa sortie de l’Élysée, en 2007, Jacques Chirac a traversé la Ve République. Ce parcours n’est qu’une longue suite de combats incessants au sein du vieil appareil gaulliste de l’UDR, puis du RPR, fondés sur un principe simple : gagner, c’est d’abord éliminer les autres. À tout prix et par tous les moyens. Chaban-Delmas, Giscard d’Estaing, Édouard Balladur (mais aussi Michel Debré, Charles Pasqua, Philippe Séguin et tant d’autres) sont les victimes les plus célèbres de cet art politique si longtemps glorifié qui consiste à ériger l’ambition pure en projet politique.

En ce sens, Jacques Chirac est un produit sophistiqué de la fusion du monarchisme institutionnel de la Ve République et de l’ambition sans limites où l’impunité érigée en système autorise tout : alliances et contre-alliances, affaires et scandales, volte-face et opportunisme. Cela construit d’interminables carrières politiques (une spécificité bien française) ; cela ne cesse d’abîmer le lien des citoyens à la chose publique et de dévitaliser une démocratie malade de ces pratiques.

Au moment où la République, par ses représentants – et Emmanuel Macron ne manquera pas d’être au premier rang –, s’apprête à rendre un hommage grandiloquent à l’ancien chef d’État, il faut donc regarder au-delà de la Chirac-nostalgie qui ne va pas manquer d’envahir les médias : est-on vraiment certain d’apprécier ces “grands fauves”, dont certains nous accompagnent depuis le berceau et sont les responsables directs de l’affaissement démocratique et de la crise de représentation politique sans précédent que nous connaissons ?

À ce bilan en forme de trou noir d’un demi-siècle de chiraquisme, il faut pourtant faire trois exceptions. Et retenir trois actes politiques forts, qui ont rehaussé ce pays et laissé entrevoir la grandeur de la politique.

Le premier est le discours du Vél’ d’Hiv’. À peine élu, le 16 juillet 1995, Jacques Chirac reconnaît enfin, et dans un magnifique discours, la responsabilité de la France dans la déportation des juifs durant l’Occupation. « La France, patrie des Lumières et des Droits de l’homme, terre d’accueil et d’asile, la France, ce jour-là, accomplissait l’irréparable. » C’est un discours fondateur, après les années de refus obstiné de François Mitterrand, un discours libérateur aussi, tant il rassemble la nation autour d’un examen lucide de son passé et de sa mémoire.

Le deuxième est la visite de Jacques Chirac à Jérusalem en octobre 1996. Alors que les incidents se multiplient avec les services de sécurité israéliens lors de la visite de la vieille ville, le président explose, menace de tout annuler et de rentrer en France. « Qu’est-ce qu’il y a encore comme problème ? Je commence à en avoir assez ! What do you want ? Me to go back to my plane, and go back to France ? Is that what you want ? », lance-t-il à l’officier israélien. De cette visite, il reste les images, suivies des excuses de Benjamin Netanyahou. Mais elle est la réaffirmation d’un engagement constant et déterminé de Jacques Chirac envers la création d’un État palestinien et une solution à deux États.

Le troisième est, en 2003, la décision de s’opposer fermement, et en usant de tous les ressorts de la diplomatie internationale, à la guerre déclenchée en Irak par les États-Unis appuyés par de nombreux pays européens. Jacques Chirac ne fait pas là que ressusciter la vieille politique arabe gaulliste ou réaffirmer une certaine indépendance de la France. Il fait un choix stratégique de long terme sur les relations qu’il convient de construire avec un monde arabo-musulman devenu aujourd’hui la poudrière du monde de par les guerres successives engagées par l’Occident. Cet héritage, symbolisé par le discours de Dominique de Villepin au Conseil de sécurité en février 2003, a depuis été dilapidé tant par Nicolas Sarkozy (guerre en Libye) que par François Hollande.

Jacques Chirac avait la puissance d’imposer ses convictions. Il ne le fit pourtant qu’exceptionnellement, d’abord obsédé par la conquête et la survie politique, tout occupé par les manœuvres médiocres ou scandaleuses permettant d’y parvenir. Cela se fit par un opportunisme à tout crin et d’incessantes métamorphoses. Voici les douze principales :

Du racisme à l’empathie universelle

À l’automne 1968, alors que le président du Sénat, Gaston Monnerville, s’apprête à prononcer son dernier discours ès qualités du plateau de la Haute Assemblée, le représentant du gouvernement, Jacques Chirac, secrétaire d’État à l’économie et aux finances, se lève ostensiblement de son siège et quitte le palais du Luxembourg. Ultime offense envers le deuxième personnage de l’État, élu radical-socialiste du Lot, natif de Cayenne en Guyane. Noir de peau et gommé avec une effroyable violence symbolique par le pouvoir gaulliste, pour avoir critiqué la réforme de 1962 sur l’élection du président de la République au suffrage universel, alors qualifiée de « forfaiture » [2].

Charles de Gaulle interdit à ses ministres de se rendre au Sénat – quelques exceptions sont accordées à condition que Gaston Monnerville ne préside pas la séance. Monnerville n’est pas invité aux cérémonies officielles. Une modification de la Constitution est même envisagée pour qu’il n’assume pas l’intérim en cas de vacance du pouvoir au sommet de l’État. Et Jacques Chirac, zélé, participe jusqu’au bout à cet effacement brutal du « nègre » délégitimé de la Ve République, qui se voulait blanche pour laver l’affront des guerres coloniales perdues [3].

Cette “blanchitude” allait être revendiquée de la plus vulgaire des façons par Jacques Chirac : son appel du 19 juin 1991, devant 1 300 militants du RPR réunis à Orléans. Ce fut l’une des pires prises de parole de sa carrière, connue et restée dans l’Histoire – chanson du groupe Zebda [4], etc. – comme le discours sur « le bruit et l’odeur » [5].

En 2019, oubliés ces mots de 1976, prononcés par un premier ministre nommé Jacques Chirac : « La France ne devrait pas avoir autant de chômeurs puisqu’elle compte plus d’un million d’immigrés. » C’était donc il y a quarante-trois ans. Or, comme le défunt l’avait asséné dans un adage politique dont il avait le secret : « La mémoire électorale des Français est de six mois. »

Celle des Kanaks de Nouvelle-Calédonie est loin d’oublier le drame d’Ouvéa, cet assaut militaire ordonné entre les deux tours de la présidentielle de 1988 contre des militants indépendantistes du FLNKS, durant lequel dix-neuf d’entre eux seront tués, dont certains après leur capture. Il avait été précédé d’une sortie virulente de Jacques Chirac, alors premier ministre et candidat à la présidence de la République, sur « la barbarie de ces hommes, si l’on peut les appeler ainsi ».

Aujourd’hui, le Musée des arts premiers du quai Branly est devenu musée Jacques-Chirac. Il présentait en 2016 une exposition à la gloire et même tout à l’honneur d’un homme épris d’altérité, ami des différences, soutien des damnés de la terre, chantre du respect envers toutes les minorités en danger. Et le dossier de presse de cette douce fable [6], de cette reconstitution mielleuse, de cette mascarade officielle – dont le commissaire est l’ancien ministre de la culture chiraquien pur sucre Jean-Jacques Aillagon – prenait l’allure d’un dithyrambe n’ayant rien à envier au “kim-il-sungueries” en vigueur à Pyongyang !

« Acta fabula est » (la pièce est finie), aurait dit l’empereur Auguste sur son lit de mort. Après s’être fait lisser les cheveux et raser la barbe. Après s’être regardé dans un miroir en demandant : « N’ai-je pas bien joué mon rôle ? » À l’heure du trépas de l’ancien président de la République, chacun est prié de hocher gravement la tête en lisant et en entendant les inévitables sornettes sur les prétendus liens indéfectibles entre Jacques Chirac et – au choix – Aimé Césaire, Kofi Annan ou Nelson Mandela. Il ne manque plus que Gaston Monnerville à ce tableau de chasse des vives admirations (de couleur) du disparu… Du serviteur au profiteur de la France et vice versa

Dans une interview accordée au Figaro en 2011 [7], Jacques Chirac confiait qu’« après quarante années au service des Français, après douze années à la présidence de la République, il est difficile de s’inventer une nouvelle vie ». Cette nouvelle vie, l’ancien président a pourtant réussi à se l’inventer dans l’appartement de 180 mètres carrés, avec vue sur le Louvre, que lui prêta gracieusement le milliardaire libanais Rafic Hariri jusqu’en 2015. Le couple Chirac avait promis d’occuper ce logement « à titre très provisoire ». Ils y sont finalement restés huit ans.

Lorsqu’ils l’ont quitté, ce fut pour prendre leurs quartiers dans un hôtel particulier du VIe arrondissement, propriété d’un autre de leurs riches amis, l’homme d’affaires François Pinault, lequel mettait également son avion à disposition de l’ex-chef de l’État pour ses déplacements à l’étranger. L’été, en vacances à Agadir, le couple séjournait dans une somptueuse résidence prêtée par le roi du Maroc Mohammed VI, « avec un personnel nombreux et aux petits soins », précise Le Parisien [8].

Quand il répétait avoir passé sa vie « au service des Français », Jacques Chirac n’évoquait jamais toutes ces personnes qui ont passé leur vie à son propre service. Elles furent pourtant nombreuses à se plier en quatre pour répondre à ses désirs et ce, tout au long de sa carrière politique et bien après. L’ancien président a toujours tiré un confort personnel de son statut et de ses mandats. En 1986, lorsqu’il devint le chef du gouvernement de la première cohabitation, il resta maire de Paris et continua à habiter l’appartement de 1 400 mètres carrés de l’Hôtel de Ville, que Bertrand Delanoë a partiellement transformé en crèche à son arrivée à la tête de la mairie. « Au service des Parisiens »…

Des affaires à une gestion en bon père de famille

Jacques Chirac a été condamné le 15 décembre 2011 à deux ans de prison avec sursis dans l’affaire dite des emplois fictifs de la mairie de Paris. Alors âgé de 79 ans, l’ancien président de la République était reconnu coupable d’abus de confiance, de détournement de fonds publics et de prise illégale d’intérêts, pour avoir fait supporter par les contribuables parisiens les salaires de plusieurs chargés de mission qui travaillaient soit au siège du RPR, soit pour le candidat gaulliste à l’élection présidentielle, mais en tout cas pas pour la Ville.

C’est la première fois qu’un chef d’État était condamné par la justice ordinaire [9] (Philippe Pétain l’ayant été par la Haute Cour de justice). La XIe chambre correctionnelle de Paris, présidée par Dominique Pauthe, a jugé que l’ancien maire de la capitale était à la fois l’initiateur, l’auteur principal et le bénéficiaire de ce système illicite, monté en toute connaissance de cause. Les attendus du jugement sont sévères le concernant [10].

L’affaire avait débuté en 1996 à Nanterre (avec le volet de l’affaire des Charpentiers de Paris), le second volet démarrant parallèlement à Paris en 1998, avec la plainte d’un contribuable parisien, Pierre-Alain Brossault. L’avancée de ce double dossier, réuni en un seul pour le procès, s’est heurtée pendant des années à une obstruction constante des parquets de Paris et de Nanterre. Au procès, le parquet de Paris, alors dirigé par Jean-Claude Marin, avait requis un non-lieu.

Pour en arriver à ce procès Chirac, il avait fallu beaucoup de temps et d’énergie aux juges d’instruction. Saucissonnées, enterrées, ralenties, rabotées, la plupart des affaires qui le menaçaient pendant son premier septennat ont bel et bien fini par faire pschitt, pour reprendre sa formule télévisée. La mécanique discrètement mise en œuvre pour étouffer les affaires était bien huilée, des avocats et des magistrats ayant œuvré dans la coulisse pour que le chef du parti gaulliste puisse échapper à une dizaine de dossiers sérieux.

Marchés truqués de l’office HLM de Paris, marchés truqués du conseil régional d’Île-de-France, frais de bouche de l’Hôtel de Ville, voyages payés en espèces, faux électeurs parisiens, gestion du domaine immobilier privé de la municipalité, gestion de l’imprimerie municipale… Des années d’affairisme débridé, qui comptent aujourd’hui pour du beurre : forcément dans l’angle mort des hagiographes, qui vont insister jusqu’à plus soif sur le côté redistributeur éclairé – sinon bon Samaritain – de feu le père de la patrie en danger d’éclatement.

Du tueur en chef à l’icône du bien commun

Il avait un côté Terminator : malheur à celui qui se trouverait en travers de sa route ! Il n’a pas eu besoin d’utiliser le revolver qu’il portait dans sa poche du même nom, pendant la crise de Mai-68, alors qu’il négociait avec la CGT dans des chambres de service d’immeubles parisiens. Il n’a pas eu besoin de tirer sur l’ambulance Chaban pendant la campagne présidentielle de 1974 pour le tuer politiquement. Il n’a pas eu besoin de cogner lui-même pour que mourût, en 1979, son rival le plus dangereux du moment, l’incontestable et incorruptible gaulliste Robert Boulin, dont le président Giscard d’Estaing songeait à faire son premier ministre en remplacement du boulet Raymond Barre – afin de se faire réélire sans encombre en 1981.

Robert Boulin devait disparaître. Il disparut. Non loin des étangs de Hollande, dans la forêt de Rambouillet, on retrouva son corps. Le suicide était loin d’être parfait malgré les manipulations médicales, gendarmesques et judiciaires. Robert Boulin fut, de toute évidence, victime d’hommes de sac et de corde – parmi l’apanage le plus contestable du gaullisme, Jacques Chirac avait hérité du SAC (Service d’action civique), ramassis de barbouzes créé pour protéger le régime contre l’OAS durant la guerre d’Algérie, et qui continua ensuite de prospérer comme du chiendent. Ces assassins avaient sans doute reçu des ordres – qu’ils outrepassèrent violemment – de la part de caciques qui reposent en paix (Charles Pasqua est mort en 2015 et Jacques Foccart en 1997). Vient donc de mourir celui qui avait peut-être donné son « feu orange » (à votre guise pour une bonne correction capable d’intimider Boulin, mais je ne veux rien savoir si l’affaire tourne mal). La vérité devrait sortir du puits, maintenant qu’elle n’inquiète plus que des lampistes…

La politique fut longtemps affaire d’hommes et de violence. Le langage de Jacques Chirac s’en ressentait. Les centristes ? « Ça se roule dans la farine et ça se fait frire ! » Nicolas Sarkozy après la traîtrise balladurienne de 1995 ? « Il faut l’écraser du pied gauche, ça porte bonheur ! »

Transformer ce guerrier prédateur que le sang n’affolait pas en incarnation de la gentillesse toujours à l’écoute d’autrui, en bon gars qui ne ferait pas de mal à une mouche relève, avec un coup de main appréciable des Guignols de Canal+, d’un authentique miracle de la communication politique au tournant du siècle. Un tueur ne reculant devant rien ni personne devenu agneau mystique souffrant pour la France : j’avais un camarade…

1995 : Du bon diagnostic au mauvais tour

La campagne présidentielle de Jacques Chirac de 1995 restera comme un modèle d’insincérité dans la vie publique française. Au plus bas dans les sondages, devancé par son « ami de 30 ans », Édouard Balladur, le champion du RPR n’a pas d’idées. Et Hervé Gaymard, à qui il a demandé de lui écrire un projet, n’a accouché que d’un programme sans relief ni souffle.

Mais soudainement, tout bascule ! Jacques Chirac a l’idée de s’entourer, pour sa campagne, de deux autres conseillers : Philippe Séguin (qui est flanqué d’un conseiller alors inconnu, Henri Guaino) et d’Alain Madelin. C’est l’attelage de l’eau et du feu ; l’alliance du volontarisme étatique et du tout-libéral. Mais cela marche ! Faisant des discours enflammés contre la « pensée unique », dénonçant le creusement de la « fracture sociale », le candidat parvient à séduire jusqu’à des électeurs de gauche, tel Emmanuel Todd ; mais ses accents madeliniens lui permettent dans le même mouvement de caresser les milieux patronaux dans le sens du poil. Bref, c’est un candidat hybride qui bat les estrades : le fils adultérin de Margaret Thatcher et de Fidel Castro.

Pareil attelage ne pouvait conduire qu’à la catastrophe. Et c’est ce qui advient, sitôt la victoire à la présidentielle. Nommé premier ministre, Alain Juppé est d’abord chargé à l’été 1995 de conduire une politique d’inspiration séguiniste. Le Smic est donc augmenté de près de 5 % ; et l’impôt sur la fortune, que la gauche avait finalement plafonné, est alourdi (grâce à un système ubuesque : un plafonnement… du plafond !).

Mais, à peine quelques mois plus tard, brutal changement de cap : Alain Juppé est sommé par Jacques Chirac de conduire une politique néolibérale, beaucoup plus conforme à son tempérament personnel. « Droit dans ses bottes », comme il le dit à l’époque, Juppé engage donc des réformes structurelles à la hache. Dans le même mouvement, il engage ainsi trois réformes aussi explosives les unes que les autres : une réforme de l’assurance maladie ; une réforme du régime des retraites de la fonction publique ; une réforme des régimes spéciaux (SNCF, RATP…).

Le résultat est celui que l’on sait : le grand mensonge de Jacques Chirac, et son spectaculaire pas de deux, conduit durant l’hiver 1995 à la crise sociale la plus grave que la France ait connue depuis 1968, avec celle des gilets jaunes.

2002 : L’homme du barrage au FN, de l’endiguement à l’imposture ?

Contrairement à 1995, Jacques Chirac ne fait guère campagne à gauche. Il est même le premier à inaugurer l’instrumentalisation des questions sécuritaires comme axe exclusif de mobilisation, en surfant sur l’après-11-Septembre et les faits divers tous azimuts (dont l’affaire papy Voise quelques jours avant le scrutin). Cerné par les affaires d’emplois fictifs de la mairie de Paris, et devenu roi nu moqué par les Guignols enquillant les Corona en jogging dans son palais élyséen, il ne partait pas favori face à la gauche plurielle au pouvoir. Mais la pusillanimité de Lionel Jospin (refusant que des députés socialistes – autour d’Arnaud Montebourg – le traduisent en Haute Cour de justice) et son incapacité en fin de mandat à défendre un “programme socialiste” assurant l’union de la gauche le voient revenir dans la course, avant d’éliminer son premier ministre de cohabitation le 21 avril 2002.

C’est alors l’électorat de gauche qui le reconduira à l’Élysée, après avoir manifesté en masse contre la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour. Jacques Chirac refuse le débat avec son adversaire entre les deux tours, et se fera élire à 83 % par des sympathisants de gauche inventant de multiples stratagèmes pour évacuer la douleur de voter pour « l’escroc » plutôt que « le facho » (pince à linge, pédiluve, bandeau sur les yeux…). Il nomme dans la foulée Jean-Pierre Raffarin à Matignon. Pourtant, s’il avait établi un “cordon sanitaire” avec le FN lors des régionales de 1998, le rempart n’a été que théorique depuis son élection. Ainsi, les grandes lignes du programme frontiste seront appliquées par lui ou ses successeurs, de la disparition de la police de proximité à la déchéance de nationalité, en passant par l’état d’urgence dans les banlieues puis sur tout le territoire, ou encore la conversion de toute la classe politique à l’immigration zéro (au moins sur le plan de l’immigration économique).

Du créateur de l’ANPE au président du chômage

Jacques Chirac, c’est aussi le père créateur de l’un des services publics les plus inefficaces de l’histoire de France : l’ANPE, l’Agence nationale pour l’emploi, créée en juillet 1967 sous Pompidou, quand Chirac n’était qu’un jeune et ambitieux secrétaire d’État à l’emploi en lieu et place des Services extérieurs du travail et de la main-d’œuvre (Setmo). À l’époque, le chômage “officiel” frappait 436 000 personnes, soit 2,1 % de la population active, loin des cinq millions actuels. Elle a disparu en décembre 2009 lors de sa fusion avec l’Assedic (chargée de l’« indemnisation des chômeurs ») pour former un monstre encore plus kafkaïen : Pôle emploi.

L’ANPE était chargée de recenser les emplois disponibles et de « placer les travailleurs ». En quelque quarante années d’existence, sous la pression d’un chômage devenu massif et sans cesse à la hausse, elle a prouvé toutes les limites de la (mauvaise) gestion bureaucratique du chômage, et ce malgré des réformes augmentant ses moyens. Les rapports de la Cour des comptes et autres se sont succédé, épinglant ses échecs, son improductivité pour des coûts exorbitants et son monopole. Un exemple : en 1975, l’ANPE effectuait 784 000 placements dont 50 % en CDI. En 2005, elle n’en plaçait plus que 300 000, dont à peine 33 % en CDI.

Mais comme tous ceux qui lui succéderont et seront confrontés à la problématique numéro un des Français, Jacques Chirac jouera au fil de sa carrière le bonimenteur qui a mis le paquet pour lutter contre le chômage. Sa promesse en 1995 était de réduire la fracture sociale. Il l’a creusée et il reste le président du chômage, talonné de près par un autre chef d’État, François Hollande, comme le note Slate [11]. Son premier mandat démarre avec un taux de chômage à 11,3 % avec un pic à 12,2 % en février 1997. Son second, s’il s’achève par une décrue à 8,4 % de la population active, n’est guère plus réjouissant. Il est sous-évalué en ne prenant pas en compte toutes les catégories de chômeurs, le fameux halo du chômage. Toute une France du précariat sur la touche.

De l’appel de Cochin à la cogestion de l’Europe

S’il y a une question qui a empoisonné la carrière politique de Jacques Chirac, c’est bien celle de l’Europe. Pendant plus de quarante ans, l’homme politique a navigué à vue sur le sujet, l’utilisant parfois pour des besoins de politique intérieure, l’évitant le plus souvent, sans que jamais sa conviction ne paraisse bien établie.

Son entrée en matière sur l’Europe fut, comme souvent avec lui, fracassante. En conflit avec Valéry Giscard d’Estaing depuis sa démission de Matignon en 1976, Jacques Chirac engage la guerre ouverte contre le président en décembre 1978, depuis son lit d’hôpital où il est cloué à la suite d’un accident de voiture. Cet appel de Cochin, inspiré par ses deux conseillers Pierre Juillet et Marie-France Garaud, dénonce alors la politique « antinationale » menée par « un parti de l’étranger » (l’UDF), « la soumission de l’Europe aux intérêts américains », « l’asservissement économique de la France au marasme et au chômage » [12]. Mais la campagne européenne de 1979, menée par Jacques Chirac et Michel Debré sous le thème « La défense des intérêts de la France en Europe », fait un flop. À peine élu, Jacques Chirac démissionne de son mandat de député européen.

Pendant dix ans, la question européenne restera taboue au sein du RPR, Jacques Chirac mettant tout en œuvre pour éviter d’aborder ce sujet qui fâche parmi les gaullistes. Jusqu’à ce que l’évitement ne soit plus possible au moment du référendum du traité de Maastricht en 1992. Une partie du RPR, emmenée par Philippe Séguin et Charles Pasqua, appelle à voter non au référendum. Jacques Chirac, lui, se tait, cherchant par-dessus tout à éviter l’éclatement du RPR. Un moment, il penche plutôt pour l’abstention, avant de se résoudre à appeler à voter oui, sous la forte impulsion d’Édouard Balladur et Nicolas Sarkozy. « Refuser Maastricht, c’est hypothéquer les chances de l’opposition de revenir au pouvoir », théorise alors ce dernier, les yeux fixés sur les législatives de 1993.

Ce n’est qu’une fois élu président que Jacques Chirac se montre un réel partisan de l’Europe. À peine arrivé, il met tout en œuvre pour que la France colle aux critères de Maastricht, diminue sa dette, libéralise son économie. Il adopte tous les traités qui suivent, celui d’Amsterdam (1997), celui de Nice (2001). En 2004, Jacques Chirac est devenu l’un des plus grands soutiens de l’élargissement, soulignant l’émergence d’une Europe « enfin réunifiée ».

L’Europe, cependant, dans l’esprit de Jacques Chirac, c’est d’abord le couple franco-allemand, le seul qui vaille. Comme l’avaient fait Valéry Giscard d’Estaing, puis François Mitterrand, il cultive tout au long de ses deux mandats une relation étroite et amicale avec Gerhard Schröder. Les deux pays adoptent des positions communes sur nombre de sujets, en particulier sur la guerre en Irak en 2003. L’entente franco-allemande ne sera plus jamais la même après leur départ.

De “Chirac l’Américain” au refus de la guerre en Irak

En décembre 2000, Jacques Chirac avait fait des pieds et des mains pour rencontrer George W. Bush, qui venait d’être déclaré vainqueur de l’élection controversée à la Maison Blanche, au mépris du protocole qui veut qu’un chef d’État étranger ne rencontre pas le président des États-Unis avant sa prise de fonctions (qui devait intervenir un mois et demi plus tard). Pourquoi cet empressement ? Nostalgique de son année sabbatique à parcourir le Far West quand il était étudiant, ami de la famille Bush depuis 25 ans, saisi d’émulation au regard du Ronald Reagan des années 1980, “Chirac l’Américain” entend nouer une relation forte avec le nouvel occupant du Bureau ovale qui est, de surcroît, de son bord politique.

Las, trois ans plus tard, les relations entre la France et les États-Unis sont au plus bas car Chirac a refusé de s’engager aux côtés de Bush dans la guerre d’Irak. Ce refus de principe, qui s’est mué en combat épique à l’ONU, deviendra l’une des plus grandes victoires du président français et ressuscitera un temps une vieille mémoire gaulliste oubliée. Chirac, qui a toujours oscillé, a néanmoins su tenir bon face aux pressions américaines et d’une partie de la droite (et de la gauche) française. En dépit de ses affections pro-atlantiques, il avait aussi, selon ses conseillers, une vraie compréhension du monde arabe et des dynamiques géopolitiques à l’œuvre. Lui qui cultivait une image de fonceur s’est, pour une fois, rangé à la prudence et a ainsi permis à Paris d’éviter de s’impliquer dans une catastrophe internationale. De Chirac « l’atomique » à la métaphore de la « maison qui brûle »

Le 29 janvier 1996, le président et chef des armées Jacques Chirac décide « l’arrêt définitif des essais nucléaires français », après 36 ans et 210 tirs dans les atolls de Mururoa et Fangataufa, en Polynésie française (voir notre reportage ici). Dans une allocution à la télévision, il indique avoir entendu les mouvements de protestation des citoyens des archipels, qui « témoignent de l’attachement croissant des habitants de la Terre à la sécurité collective et à la sauvegarde de l’environnement ». Quelques mois plus tôt, le 13 juin 1995, c’est pourtant en chef d’État fraîchement élu qu’il avait relancé les essais français, en dépit d’une levée de boucliers des organisations de protection de l’environnement, des pays limitrophes et des populations locales.

Depuis la fermeture du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP), la plupart des militaires et des scientifiques de la métropole se sont donc retirés de ces derniers confettis de l’empire colonial français. Mais dans les îles des Tuamotu, ils sont encore des milliers à vivre dans des zones contaminées et des centaines d’autres à souffrir de cancers de la thyroïde et de leucémies [13]. En 2015, l’allié de toujours, l’inamovible Gaston Flosse, alors président de la Polynésie française, avait décidé de détruire à Papeete un monument en l’honneur des victimes des essais nucléaires pour le remplacer par une place baptisée « Jacques-Chirac ». Avant finalement de renoncer devant la forte mobilisation de la société civile tahitienne.

Au niveau international, le VRP Chirac n’a jamais rechigné à porter des causes sociales ou environnementales, défendant jalousement son pré carré diplomatique durant la troisième cohabitation avec Lionel Jospin, entre 1997 et 2002. Après les émeutes de 1999 à Seattle, en marge d’un sommet de l’Organisation mondiale du commerce, il comprend rapidement que « la régulation de la mondialisation est devenue un élément central de la diplomatie », rappelle Libération [14]. En 2000, lors d’une conférence de l’ONU sur le changement climatique, à La Haye, aux Pays-Bas, il exhorte à la tribune les États-Unis à tenir leurs engagements dans la lutte contre le réchauffement de la planète et propose un « partenariat Nord-Sud pour le développement durable ».

Qu’importe que ces sorties n’aient jamais été suivies de mesures concrètes, ni même que la mise en œuvre en France d’une réelle politique environnementale n’ait jamais été engagée. Chirac a de la verve et adore se faire applaudir. « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs, lance-t-il au sommet de la Terre de Johannesburg de 2002. « La nature, mutilée, surexploitée, ne parvient plus à se reconstituer, et nous refusons de l’admettre. L’humanité souffre. Elle souffre de mal-développement, au Nord comme au Sud, et nous sommes indifférents. La Terre et l’humanité sont en péril, et nous en sommes tous responsables. » Issu d’une matrice productiviste, Jacques Chirac aura eu le mérite de faire évoluer ses convictions, avancent certains, et de s’engager au moins sur la forme pour la défense de l’environnement. Il n’en reste pas moins qu’après douze ans de règne, son bilan concret en la matière reste bien maigre.

Du fossoyeur du gaullisme à la victime du sarkozysme

Jacques Chirac a toujours su trahir les siens. Son nom est associé au gaullisme et pourtant, il reste celui qui, par des manœuvres diverses, a contribué à enterrer le courant incarné par le Général. En 1974, il s’illustre en plantant un couteau aiguisé dans le dos de Jacques Chaban-Delmas, candidat officiel du gaullisme, le lâchant en pleine campagne présidentielle. Il entraîne dans son sillage 43 parlementaires UDR (Union des démocrates pour la République) [15], en réalité 39 parlementaires et 4 ministres, qui signent « l’appel des 43 », paru dans la presse le 13 avril 1974.

Ce texte est censé dénoncer la multiplicité des candidatures au sein de la majorité. En réalité, c’est un soutien indirect à Valéry Giscard d’Estaing, du parti concurrent des Républicains indépendants, qui par un échange de bons procédés le nomme à Matignon. Jacques Chaban-Delmas est marginalisé. Ce coup de force permet aussi à Jacques Chirac de s’emparer doucement du mouvement gaulliste. Une prise parachevée par la création du RPR en décembre 1976, une machine totalement mise à son service dont il prend la tête.

Puis vient le duel fratricide entre Jacques Chirac et Édouard Balladur, en 1995, qui installe le premier à l’Élysée. Le lieutenant du second, Nicolas Sarkozy, honni par la droite pour sa traîtrise balladurienne, opère un retour en grâce en 2002 après une traversée du désert. Jacques Chirac se méfie depuis longtemps du remuant et populaire ministre de l’intérieur.

Dans un cruel retournement de situation, le ministre de l’intérieur fait main basse sur l’UMP en 2004, son tremplin vers l’Élysée. Alors qu’il est au gouvernement, il ne se prive pas de distiller son venin à l’endroit du président de la République, dessinant l’image d’un « roi fainéant » uniquement passionné par les combats de sumo. En 2004, lors de l’interview du 14-Juillet, Jacques Chirac lui assène en retour un violent : « Je décide, il exécute. » Finalement, le ministre a pris au mot cette phrase et exécute Chirac, enterrant ainsi un peu plus un gaullisme agonisant.

Du locuteur coincé au grand communicateur

La métamorphose rhétorique, le revirement gestuel et la transmutation cathodique sautent à l’ouïe et aux yeux. Il avait commencé comme un arbre sec. Il était tendu comme une arbalète. Antipathique à souhait. François Mitterrand ne l’avait pas manqué : « Il parle comme on tape à la machine. »

Et puis tout a fini par s’arrondir, sur le modèle de Charles de Gaulle passé de l’échassier au pachyderme : Jacques Chirac est devenu supportable – au sens français (dont on peut s’accommoder), puis franglais (que l’on soutient). Un Chirac au pas plus lourd, plus lent. Finie la frénésie, bonjour l’aménité : le poulain se fit percheron. Il s’essayait laborieusement à l’humour avec un Michel Field [16] sachant jusqu’où ne pas aller trop loin en 1995. Il ressemblait à sa marionnette et sa marionnette lui ressemblait. Jusqu’à ce que la vieillesse (« un naufrage », parole de Charles de Gaulle au sujet de Pétain) vînt rompre ce fragile équilibre. Voilà qu’était insortable et immontrable, ces dernières années, l’ancien technocrate coincé devenu totem farfelu.

Sans pousser jusqu’à ces extrémités baroques ayant accompagné l’abandon du pouvoir (y eut-il un lien de cause à effet ?), observons la mue publique d’un personnage ayant campé cinquante ans dans les meilleurs pâturages de la Ve République. Ayant dit – voire fait – tout et son contraire, il a ainsi pu, à un moment ou à un autre, provoquer l’identification des Français ; tel un ectoplasme national : « Nous avons tous en nous quelque chose de Jacques Chirac », déclama gentiment Johnny Halliday lors d’une campagne présidentielle [17] – ce qui n’est pas forcément un compliment collectif, à y bien réfléchir…

Quittons-le en contemplant (vidéo ci-dessous) ce que parler voulait dire, pour lui qui prenait les mots pour les choses et réciproquement : variations sur le caquet du président Chirac à travers les âges…

La rédaction de Mediapart

Ont contribué à cet article : Stéphane Alliès, François Bonnet, Thomas Cantaloube, Michel Deléan, Rachida El Azzouzi, Laurent Geslin, Laurent Mauduit, Martine Orange, Antoine Perraud, Ellen Salvi et Faïza Zerouala. P.-S.

• MEDIAPART. 26 SEPTEMBRE 2019 :

Notes

[1] https://books.google.fr/books?id=8n...

[2] http://www.senat.fr/evenement/archi...

[3] http://lmsi.net/Une-republique-fran...

[4] https://www.youtube.com/watch?v=Fh2...

[5] https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_br...)

[6] http://www.quaibranly.fr/fileadmin/...

[7] https://www.lefigaro.fr/politique/2...

[8] http://www.leparisien.fr/politique/...

[9] https://www.mediapart.fr/journal/fr...

[10] on peut les lire intégralement ici : https://www.mediapart.fr/journal/fr...

[11] http://www.slate.fr/story/94205/mi-...

[12] des extraits de son appel sont ici : http://www.prechi-precha.fr/lappel-...

[13] ESSF (article 51886), Près de 50 ans après – Essais nucléaires en Polynésie : la France méprise toujours les conséquences de l’héritage radioactif.

[14] http://www.liberation.fr/france/200...

[15] https://www.cairn.info/revue-parlem...

[16] https://www.youtube.com/watch?v=0q0...

[17] https://www.youtube.com/watch?v=rXA...


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