Politique de compétitivité : le nouveau système de retraite est un piège pour les syndicats

mercredi 29 janvier 2020.
 

Après son « compromis » bâti avec le gouvernement, la CFDT a basculé, le week-end du 11 janvier, dans le camp néolibéral. Car le projet de loi confirme que le futur système des retraites sera réduit à la gestion des conséquences, sur les pensionnés, de la politique de compétitivité.

Pour saisir la nature du « compromis » trouvé entre la CFDT et le gouvernement samedi 11 janvier, il faut interroger sa signification sur le fonctionnement futur du système de retraite. Quel a été le vrai prix à payer par la centrale de Belleville pour le « retrait provisoire » de l’âge pivot dans le système actuel ? Il est plus élevé qu’on peut le penser, car ce qui a été accepté, bien davantage qu’une question technique sur les retraites, c’est un projet d’ensemble, économique et social.

Pour obtenir sa victoire symbolique, la CFDT a effectivement accepté un cadre très précis de gestion du système d’assurance-maladie, puisque le syndicat a décidé de conclure ce compromis une fois connus les deux projets de loi (organique et ordinaire). Il n’y a donc aucune ambiguïté possible sur ce qui a été rejeté et ce qui a été accepté.

Or, deux éléments clés ont été adoptés par la centrale de Belleville qui risquent rapidement de se transformer en pièges. Le premier, c’est la « règle d’or » financière, présente dans l’article 1 de la loi organique, qui interdit tout déficit sur cinq années consécutives, quelle que soit la situation macroéconomique. Ce cadre est très restrictif. En effet, l’ampleur des chocs conjoncturels oblige souvent le système à afficher un déficit plus large en raison de la baisse des recettes liée à la hausse du chômage. Comme le rappelle l’économiste Henri Sterdyniak dans une note publiée lundi 13 janvier, le déficit du système des retraites a été, durant la période 2009-2013, de 0,6 % du PIB. Avec, rappelons-le, un PIB qui a reculé de 2,2 % en 2009, forcément beaucoup plus que le montant des prestations à payer aux retraités.

Cette capacité d’absorption de la crise n’était pas anecdotique pour l’économie française. D’abord, parce qu’elle entraîne une dégradation relativement modérée des comptes publics. Mais surtout parce qu’elle permettait de maintenir les revenus des retraités et, ainsi, d’amortir les effets de la crise sur la consommation des ménages. Elle jouait le rôle de « stabilisateur automatique » qui ne peut fonctionner que si on laisse filer les déficits.

Une fois la croissance revenue, les recettes suivent et le déficit se résorbe. Entre 2016 et 2018, le régime général de l’assurance-vieillesse a ainsi affiché un excédent cumulé de 2,9 milliards d’euros. Avec la nouvelle règle d’or, c’en sera terminé : en cas de crise, il faudra trouver des solutions rapides de réduction des déficits. Cela induira des mesures rapides. Mais il faudra aussi dégager des excédents à la mesure des déficits causés par la crise. Autrement dit : cette règle d’or signifie une austérité permanente et la mort d’un des principaux stabilisateurs automatiques de l’économie française.

Car la CFDT a accepté, dans ce compromis, un autre élément en forme de piège : elle a agréé aux conditions du retour à l’équilibre financier en 2027 « sans augmentation du coût du travail ». En acceptant cette condition, la CFDT reconnaît l’impossibilité d’ajuster le système par les recettes.

Certes, cette concession est limitée au système actuel. Sauf que la règle d’or financière, elle, s’applique dès 2025 à l’ensemble du système des retraites, autrement dit pas seulement au système par points. Certes, l’autre condition est le refus de « baisser les pensions ». Mais que signifie ce terme ? S’agit-il de préserver un niveau nominal ou réel ? S’agit-il de préserver un taux de remplacement des salaires ? Il existera de nombreux moyens d’ajuster par le montant des pensions le système. Dans ce cas, les retraités seront sans doute amenés à compléter leur retraite par des emplois. Le projet de loi ordinaire contient, au reste, et sans surprise, dans son article 25, des mesures pour améliorer « l’attractivité du cumul emploi-retraite ».

Inévitablement, c’est bien l’allongement de la durée de cotisation ou de l’âge légal pour l’ancien régime par annuités qui permettra d’équilibrer, en cas de crise, l’ensemble du système des retraites. Autrement dit : on a abandonné l’âge pivot pour prendre des mesures d’allongement de la durée du travail, seule possibilité qui sera laissée à la conférence de financement.

Or, cet allongement de la durée du travail comme le cumul emploi-retraite n’ont qu’une fonction macroéconomique : augmenter « l’armée industrielle de réserve » en faisant pression sur le marché du travail et donc sur les salaires d’embauche. Le système des retraites est désormais axé sur cette seule obsession qui, in fine, risque de réduire les revenus réels des travailleurs et des retraités.

Une gouvernance très encadrée

Et c’est ici que se referme le second piège : celui de la gouvernance future du système. La CFDT soutient un système par points au nom de l’universalité du régime revendiquée par les fondateurs de la Sécurité sociale. Mais ces derniers se sont toujours refusés à un système étatisé : de 1945 à 1967, ce sont les salariés seuls qui ont géré le système. Or, le projet de loi crée bel et bien un système où l’État a le dernier mot.

On pourrait y voir un élément positif, dans la mesure où l’État pourrait incarner l’intérêt général issu du débat démocratique. Mais cela relève de la naïveté à plus d’un titre. En réalité, le système universel de retraite tel qu’il apparaît dans le projet de loi semble plusieurs fois verrouillé pour empêcher toute hausse des cotisations et des dépenses liées aux retraites.

Certes, l’article 55 du projet de loi évoque formellement la possibilité pour le conseil d’administration de la caisse nationale de retraite universelle (CNRU) de jouer sur le taux des cotisations d’assurance-vieillesse pour rééquilibrer financièrement le système. Mais cette option semble la moins probable. D’abord, parce que la gestion de ce conseil d’administration est paritaire et que le patronat français refuse tout relèvement du coût du travail au nom de la compétitivité externe. Ce n’est pas là un processus nouveau. Lorsque le paritarisme a été établi en 1967, c’était bien pour faire valoir les intérêts du patronat et donc préserver les taux de marge. Si néanmoins, on parvenait à imposer, à force de lutte, une telle augmentation, il surgirait immédiatement une deuxième difficulté : c’est le gouvernement qui prend la décision par décret « après avis du Comité d’experts indépendants ».

Or, ce Comité ignore la représentation syndicale. C’est pourquoi, en langage néolibéral, il est « indépendant ». Il ne l’est pourtant ni de l’État, ni d’une certaine idéologie, puisqu’il sera constitué, selon l’article 56, de quatre membres nommés par le président de la République (le président de ce Comité), celui de l’Assemblée nationale, du Sénat, du Conseil économique, social et environnemental, ainsi que deux membres de la Cour des comptes. Encadré par cette dernière institution, ce comité sera clairement là pour fermer la porte à toute tentation de hausse des dépenses et des cotisations. C’est d’ailleurs lui qui fixera le cadre à long terme de l’action de la CNRU. C’est un des moyens les plus courants du néolibéralisme pour encadrer les décisions politiques : avoir recours à ces conclaves d’experts chargés de faire respecter la bonne route sous couvert d’expertise indépendante et de vision « rationnelle ». Dès lors, et c’est bien l’objet de ce type de comités, on voit mal l’État aller contre les experts.

Et c’est là le dernier verrou : l’État n’est pas, à notre époque, le simple reflet de choix démocratiques. Il est encadré par des contraintes qui en font une puissance au service du capital, puisque les intérêts de ce dernier sont perçus comme l’intérêt général (à travers des phrases comme « ce sont les entreprises qui prennent les risques et créent des emplois »). Les limites de déficit, les divers comités « indépendants », l’incapacité à jouer sur la politique monétaire, la nécessité de fixer des orientations pluriannuelles des finances publiques (qui s’impose au cadre de la CNRU selon l’article 55) sont autant d’éléments qui renforcent et assurent cette tendance. Les tentatives avortées de sortie du cadre, de l’expérience de 1981 à celle de Syriza en Grèce, soulignent combien les choix de l’État, lorsqu’il veut briser ce cadre, sont contraints par les investisseurs et la compétition internationale. Seule la démocratie sociale représenterait alors un vrai contre-pouvoir. Et on a vu combien ce projet réduit cette dernière.

Dès lors, on parvient à ce paradoxe typique du néolibéralisme : l’étatisation conduit à une dépolitisation des choix économiques et sociaux. En centralisant les retraites sous le contrôle de règles financières contraignantes et de gardiens « indépendants », on ôte la capacité du système à prendre des choix alternatifs.

Les syndicats, limités à la gestion du désastre

Mais cela va encore plus loin. Car le dernier piège se referme avec l’article 3 du projet de loi de financement de la Sécurité sociale de 2020 voté l’automne dernier. Cet article met fin au principe de la loi Veil de 1994 qui établissait la compensation de toutes les baisses de cotisations par l’État. Le gouvernement peut désormais, sans en aviser les partenaires sociaux, décider de réduire les cotisations sociales et choisir ou non de les compenser.

Or, l’article 1 du projet de loi organique sur les retraites, s’il fixe le cadre financier par la règle d’or, ne donne aucune garantie sur les ressources. On ne rétablit pas le principe de la compensation. Si donc, comme c’est hautement probable, le gouvernement poursuit sa politique de compétitivité-coût par la baisse du coût du travail, le conseil d’administration du CNRU sera chargé d’ajuster le système par des mesures qui font payer les retraités ou les futurs retraités. Ce sera d’abord l’allongement de la durée du travail grâce à l’âge d’équilibre qui reste bien dans le projet de loi pour le système par points et imposera ainsi un système de bonus/malus. L’âge d’équilibre augmentera avec l’espérance de vie (article 10).

Ce sera ensuite la baisse du taux de remplacement des retraites par rapport au dernier salaire. De ce point de vue, le projet de loi en son article 9 offre certes une garantie en promettant une évolution positive des taux d’acquisition et de service (ou de conversion) des points acquis. Mais c’est en réalité une faible protection. D’ici à 2045, les deux taux seront compris entre l’inflation et le revenu moyen par tête. À partir de 2045, ils seront par défaut égaux au revenu moyen par tête. On assure que cette situation est meilleure que la revalorisation à l’inflation actuelle.

Mais il existe trois réserves. D’abord, les retraites de l’ancien système continueront à être revalorisées au niveau de l’inflation, ce qui va concerner pendant longtemps une grande majorité des retraités (les premières pensions issues en partie du système par points arriveront en 2037). Ensuite, la revalorisation au salaire moyen est la règle en Allemagne et cela n’a pas empêché une forte chute du taux de remplacement des salaires et même une baisse de la moyenne des pensions versées pour deux raisons : l’éclatement du marché du travail et la modération salariale. Les réformes du marché du travail vont donc jouer contre les futurs retraités.

Enfin, l’article 9 prévoit que le gouvernement aura finalement la main sur les taux d’acquisition et de service « en l’absence d’approbation » d’une délibération du CA de la nouvelle caisse de retraite universelle. Bref, l’État pourra, pour financer sa politique de compétitivité, réduire le taux de service du point.

Autrement dit : le système de retraite qui sera en place dès 2022 sera un système géré par les coûts et uniquement par les coûts. C’est d’ailleurs le vrai intérêt du système par points dit à cotisations définies. Les cotisants ignorent absolument le montant de leurs pensions et le taux de remplacement jusqu’au moment de leur retraite. C’est donc ce critère qui sert de variable d’ajustement. Pour s’en convaincre, on rappellera que les régimes complémentaires par points existant en France ont vu leur taux de remplacement se réduire d’un tiers entre 1993 et 2018.

Le système est centré sur l’équilibre financier et non sur le maintien du niveau de vie des retraités qui n’est pas évoqué dans le projet de loi. Et comme les syndicats n’auront aucune maîtrise, ni aucune garantie sur les ressources, ils ne seront que les gérants du désastre ou les accompagnateurs de l’ajustement du système par les retraités.

Accepter un tel système revient donc purement et simplement à accepter cette logique : le maintien d’un coût du travail faible permettra de créer assez d’emplois et de richesses pour équilibrer le système sans baisser le niveau de vie des retraités. C’est donc un aveu de confiance dans la logique de la politique de l’offre et de la défiscalisation du capital comme politique économique. Cette confiance semble étrange. Les cas suédois et allemand montrent que les retraités ont fait les frais de cette logique avec l’explosion du risque de pauvreté chez les personnes âgées de ces deux pays. C’est pourtant le choix implicite de la CFDT.

De ce point de vue, le gouvernement a remporté samedi 11 janvier une éclatante victoire. Car s’il a, pendant des mois, multiplié les concertations et chercher des compromis, ce n’est pas réellement par hésitation ou incertitude sur la réforme elle-même. Le projet de loi publié le 10 janvier reprend très largement les conclusions du rapport Delevoye dont les grands principes étaient en réalité prêts dès 2017.

Cette recherche du compromis ne visait donc pas à modifier le projet, mais en réalité, à faire accepter une politique économique centrée sur la compétitivité externe et la protection du capital aux syndicats. Son modèle, c’était la concertation suédoise de 1991-1992 qui avait débouché sur le système qui a constitué l’inspiration de la réforme française. Cette concertation avait créé un large consensus, allant de la droite jusqu’aux syndicats, autour de la nécessité de la stabilité financière et de la préservation du coût du travail. Mais, malgré son adhésion au système par points, la CFDT ne pouvait accepter officiellement des mesures d’économies puisqu’elle défendait une réforme de « justice sociale ». C’était sa position en novembre dernier [1]. Dès lors, elle rejetait effectivement une logique qui est celle de la gestion par les coûts. Avec la tragicomédie de « l’âge pivot », sa position a changé.

En acceptant de discuter de mesures d’économies dans le cadre restrictif de l’équilibre financier sur cinq ans, d’une gouvernance encadrée et de la préservation du coût du travail, la confédération bascule ouvertement dans le consensus néolibéral. Jadis, le réformisme entendait contraindre le capitalisme à améliorer le sort des travailleurs. Il a aujourd’hui un autre sens : accepter de soumettre davantage les travailleurs à la loi du capital en espérant que ce dernier se montrera reconnaissant. Mais cette victoire du gouvernement pourrait n’être qu’une victoire à la Pyrrhus dans un pays qui n’est pas dupe des intentions de l’exécutif.

Romaric Godin

MEDIAPART. 13 JANVIER 2020 :


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