Un magistral inventaire du communisme (et de sa trahison stalinienne) avant refondation

mardi 7 janvier 2020.
 

Un ouvrage disponible depuis septembre que la critique ignore. Un pavé dans la mare des philosophes spéculatifs et des annonceurs de la fin de l’histoire. Une brèche pour renouveler et approfondir la connaissance des principaux penseurs-militants du communisme et affirmer la nécessité d’une visée du même nom. L’effort pédagogique de Lucien Sève est tel et les contenus de l’ouvrage si essentiels que ses 670 pages se dévorent sans peine. Dans l’attente impatiente du tome, en cours d’écriture, consacré au communisme du XXIème siècle, le lecteur a déjà là de quoi nourrir substantiellement sa réflexion, son engagement.

La première partie donne une vision panoramique, mais étayée, du communisme dans les travaux de Karl Marx et Friedrich Engels, avec cette originalité remarquable de raconter la formation, l’étayage puis l’affinage progressif de leurs pensées. Sève souligne les immenses mérites de Marx tout en abordant les limites, les manques voire les insuffisances de certains concepts mal ficelés ou le manque de fiabilité scientifique de certaines démonstrations. Entre encenser et enterrer Marx, il y a la voie choisie par l’auteur et d’autres intellectuels et militants : travailler.

Lucien Sève aborde les sources du communisme et rappelle le jugement d’abord défavorable de Marx envers le communisme avant que, prolongeant sa critique des penseurs essentiels de l’époque (Hegel, Feuerbach, Proudhon, Stirner, etc.), il devienne le forgeron exigeant d’une visée sans cesse retravaillée. Ce chapitre évoque notamment les relations entre socialisme et communisme, leurs convergences initiales et ambigües, l’exposé de leur différenciation progressive puis de leurs oppositions décisives. En particulier, loin de l’égalitarisme grossier auquel on assimile souvent le communisme, la visée communiste inverse la proposition socialiste « À chacun selon ses capacités », qui en définitive naturalise des inégalités, et porte l’idée « À chacun selon ses besoins ».

Marx métamorphose le communisme

Lucien Sève souligne que le communisme n’est pas pour Marx de portée seulement politique mais anthropologique : l’homme est « sociétaire du genre humain », son « essence déborde absolument la finitude de l’individu isolé ». Réfutation des puissances surnaturelles (et donc critique, et non diabolisation, de la religion), refus du clivage entre l’homme-citoyen et l’individu privé – « émanciper l’homme entier est une autre affaire qu’émanciper le seul citoyen » –, dénonciation de l’imposture de la « nature humaine »… l’affranchissement politique et l’émancipation sociale doivent être envisagées ensemble. Notons que nous que nous sommes déjà loin des conceptions qui dominent parfois encore aujourd’hui ! Après des années de tâtonnements et d’évolution de ses élaborations, Marx met à jour que l’individualité est forgée dans le rapport au monde : « Rien ne se comprend en dehors d’une vie elle-même de part en part interactive avec un monde historico-social donné [...] ce qui nous fait hommes au sens présent du terme, par delà la nature qui est en nous, est un monde hors de nous ». C’est pourquoi la visée communiste porte inséparablement l’idée d’une émancipation sociale et celle du plein développement individuel.

Les implications stratégiques de ces découvertes ici résumées de manière ultra-lapidaire sont immenses. Pas de mouvement transformateur possible sans transformation des « logiques selon lesquelles chemine l’histoire ». Importance décisive de la production de vie matérielle, car « les hommes produisent, et c’est en produisant qu’ils se produisent eux-mêmes ». Mais attention à ne pas aplatir cette idée : elle ne conduit pas du tout à faire du communisme un économisme, ni à considérer que l’émancipation se jouerait dans un (seul) lieu, l’entreprise. Bien plus profondément, « ce ne sont pas les idées qui mènent le monde, mais les conditions matérielles de la production et des échanges sociaux ». Et celles-ci contribuent à forger l’être, ou la conscience de soi. Au total, une leçon d’histoire, avant même l’heure des révolutions du XXème siècle, est la suivante : « Oui, c’est d’une radicale transformation sociale qu’il est besoin, ce qui est infiniment plus qu’une insurrection politique remplaçant les gouvernants par d’autres gouvernants, ou même la Constitution par une autre Constitution ». Cela n’empêche pas bien sûr que la révolution politique est indispensable, faute de quoi tout changement social – au-delà de quelques fragiles îlots localisés d’expériences alternatives – serait impossible.

Ce qui rend possible, ce qui réalise

Dans la pensée Sève, le volontarisme politique et plus encore la tendance de certains révolutionnaires à vouloir forcer l’histoire en prennent pour leurs frais avant même l’examen critique par l’auteur des révolutions du XXème siècle et le démontage du stalinisme. On comprend que les partisans de l’émancipation ne peuvent simplifier cela : chaque être humain est à la fois déterminé et libre de déterminations, ce qui veut dire qu’il n’existe aucune mécanique amenant au communisme et qu’il n’existe pas de raccourci brutal à l’avènement d’un nouvel ordre social. Le philosophe va y revenir, mais d’abord il évoque les concepts essentiels – aliénation, matérialisme, lutte des classes, etc. – et leur portée d’ensemble, qui est la marque de fabrique de Marx. On trouve ici, au-delà des explicitations pointues de chaque terme, une mise en mouvement fertile, où le mouvement historique est déterminé à la fois par le développement des forces productives, qui ouvre le champ des possibles, et par ce qui advient dans la conjoncture, qui régit le « tracé effectif du mouvement historique ».

Pour traiter de la révolution, ou de la visée communiste, il faut ainsi penser la dialectique entre le fondamental – les conditions nécessaires – et le décisif – l’action volontaire – : le déni, ou la sous estimation des limites du possible à une période donnée constitue un travers des révolutions du XXème siècle, que ce travers prenne la forme d’expériences utopiques sans conséquence systémiques (îlots de résistance légitimes mais faibles et isolés) ou la forme, catastrophique, d’une brutalisation de la société. Ainsi, le communisme n’a pas pour objet d’imposer une société sans propriété privée, mais d’être le mouvement d’appropriation commune des moyens de productions et d’échanges. Soulignons au passage qu’il ne s’agit pas là de remettre en cause le fait que chacun dispose de moyens individuels d’existence personnelle, contrairement à ce que veulent croire ce qui agitent le communisme comme un chiffon rouge. Autre exemple, s’agissant de la religion, il ne s’agit pas de la combattre, mais de remettre en cause l’aliénation en général. De fait, alimenter un conflit entre croyants et athées détourne de l’essentiel clivage de classe, alors que la question d’être ou non-athée perdrait toute son importance si l’idée hégémonique était que l’homme est un produit de l’histoire. Autre exemple, encore : à côté de l’appropriation des moyens de production et d’échange, le « progressif dépérissement de tout pouvoir étatique coercitif » n’a rien à voir avec la suppression des services et de l’action publique.

Lucien Sève dit pourquoi le communisme n’est ni un programme ni même un projet à mettre en oeuvre, mais une visée : l’entreprise révolutionnaire ne consiste pas à « forcer l’histoire de l’extérieur, à partir d’un projet à nous », mais à « l’orienter du dedans, à partir de son trajet à elle ». Là se niche selon lui le problème essentiel des conditions de possibilités du communisme, auquel s’est heurtée l’action révolutionnaire : il souligne la « prématurité historique de la visée communiste » au XXème siècle.

L’auteur aborde plusieurs points de débats, tenant la corde d’une relecture critique de Marx qui à la fois en souligne la dimension performative sur bien des sujets mais n’esquive pas des préoccupations essentielles. Mentionnons par exemple les illusions de Marx quant aux dynamiques positives de l’histoire, son optimisme stratégique ou encore l’immaturité des stratégies d’action qu’il propose. Ces limites de la pensée Marx reviennent à ignorer, ou du moins à minorer, le caractère indispensable d’un haut niveau culturel pour produire une pensée, des actions et un mouvement d’émancipation. Anticipation, prématurité, carences

Lucien Sève évoque ainsi des « fautes d’appréciation systématiques » de Marx et Engels : « Ils surfont les possibles et sous-estiment les délais ». La thèse du livre est que Marx a « formidablement anticipé sur l’histoire », mais précisément le revers de cette capacité à anticiper était une grande insuffisance à penser l’identification des possibles et à élaborer la construction de l’action. Ainsi, « la raison cardinale du drame qui a dominé le court XXème siècle n’est pas du tout l’invalidité de la visée communiste marxienne, mais son extrême prématurité ». Et ce n’est pas seulement parce que Marx était volontaire et enthousiaste : sa « façon de raisonner sur l’histoire comme sur un problème de pur ordre théorique » pose problème. « Marx et Engels ont vu fondamentalement juste, mais de façon bien trop abstraitement anticipatrice, faisant d’un avenir dont la forte probabilité est ultracomplexe un présent de nécessité toute simple. »

Lucien Sève évoque notamment comme manque significatif le « défaut dans le Manifeste [d’]une réflexion sur le problème hautement crucial et complexe du dépérissement de l’État », thème sur lequel il revient notamment après l’exposé, lui aussi passionnant, du Marx du Capital. Plus largement, Marx a centré ses efforts sur l’approfondissement des « aspects économico-sociaux », tandis qu’il a peu et insuffisamment traité ce qui concernent les dimensions politiques de la visée communiste (prise de pouvoir, insurrection, État, etc.). Sève explique qu’à l’époque l’immaturité de la réflexion sur l’État était générale, ce qui n’était bien sûr pas le cas des théories économiques. Mais le résultat de ce manque est problématique, car le pouvoir d’État est par défaut d’élaboration considéré comme de « caractère purement répressif », vision qui manque de souligner la complexité, les immenses contradictions qui traversent l’État, qui en donne une vision homogène, unilatérale, désarmant les partisans de l’émancipation. Sève souligne à ce propos les apports magistraux de Gramsci sur cette question décisive.

Le lecteur sera passionné par les pages consacrées à la question de la violence révolutionnaire, réfutant entièrement l’idée d’un Marx faisant l’apologie de la violence mais soulignant que s’interdire une contre-violence face à la violence des adversaires de l’émancipation « équivaudrait à un défaitisme consenti ». Et surtout il traite du processus révolutionnaire, soutenant l’expression d’« évolutions révolutionnaires », c’est-à-dire de transformations sociales nécessairement réalisées dans la durée. On ne peut pas dans le cadre de cet article développer, mais l’enjeu est d’importance : comment sortir des impasses d’une révolution violente soudaine, alors que la révolution implique des transformations extrêmement profondes qui ne peuvent s’accomplir que sur la durée, et d’un réformisme électoraliste illusoire ? La révolution ne peut pas être une insurrection, même si ne sont pas exclus des épisodes violents (car bien sûr l’adversaire ne se laisse pas faire !) : c’est toute une époque de réforme transformatrice. Et d’évoquer positivement la conception révolutionnaire de la réforme de Jean Jaurès, dont il souligne toutefois la limite : elle est essentiellement institutionnelle, là où il doit s’agir d’un processus global qui implique et qui transforme les citoyens.

Puissante réussite, ratage complet

La seconde partie du livre est consacrée aux communismes ayant ou n’ayant pas existé au XXème siècle. L’auteur relit la révolution de 1917 au prisme de ce qu’il a mis à jour précédemment. D’un côté, la thèse de Marx et Engels promettant à la classe ouvrière un rôle décisif dans la Révolution est validée, de même que la nécessité de se faire des travailleurs de la campagne des alliés. Sève souligne en outre que la révolution russe fut d’abord essentiellement pacifique. Mais : qu’en était-il des conditions de possibilité du communisme dans la Russie du début du XXème siècle ? Lucien Sève souligne le paradoxe extraordinaire qu’avec la révolution russe, il s’est agi d’une victoire politiquement possible pour une visée historiquement prématurée.

Victoire politiquement possible : Lucien Sève évoque les événements successifs et entremêlés, entre insurrection armée, utilisation des possibilités légales, bataille d’idées, jusqu’à la prise du pouvoir le 7 novembre 1917. Démonstration d’une conquête révolutionnaire avec un recours minimum à la violence, grâce à « une adhésion très largement majoritaire aux objectifs de la révolution ». Mais visée communiste impossible à concrétiser : utopie d’un passage direct à la répartition communiste par delà les contraintes de l’échange marchand, aboutissant à la guerre civile (le communisme de guerre), et plus largement triple empêchement du « développement insuffisant des individus » (autrement dit incapacité des individus à gérer autrement les affaires communes), de l’arriération massive des moyens de production et de l’immaturité politique (« politique dictatoriale en opposition avec ses fins émancipatrices »). Ces pages sur ce qui a d’abord puissamment réussi puis irrémédiablement raté constitueront pour le lecteur une source nouvelle d’inspiration.

Staline à l’opposé de la visée communiste

Tirer au clair « la question névralgique du stalinisme » est aussi au cœur du livre, Lucien Sève soulignant d’emblée que « personne ne pouvait faire tort à la cause communiste autant que l’a fait Staline ». Reprenant une à une les différentes approches critiques du Stalinisme, il souligne d’abord que Staline a été un personnage « monstrueux » : « On est en tous les cas violemment saisi par la froide détermination aggravée de stupéfiante indifférence avec laquelle cet homme aura de manière direct ou indirecte – répression sociale, aberration économique, procès politique, impéritie militaire – conduit à la mort pareille quantité d’être humains, à chiffrer en millions ». Propos indispensable, au moment où on voit sur certains réseaux sociaux qu’il existe des zélateurs de Staline, dont certains tenaient d’ailleurs un stand à la Fête de L’Humanité. Mais le prisme de la personnalité de Staline n’explique pas « le fait politique qu’il ait effectivement pu disposer d’un pouvoir absolu » : l’explication psychologique du fou sanguinaire est très insuffisante.

Lucien Sève conteste ensuite que Staline puisse être considéré comme un continuateur de Lénine : « Non, il n’y a chez Lénine aucun culte de la violence en soi, aucune soif de guerre civile, et je mets quiconque au défi de produire un seul texte comme de citer un seul acte de lui faisant le choix de la terreur rouge autrement que comme riposte nécessaire à une terreur blanche préalable ». Et l’auteur d’évoquer notamment les travaux d’historiens ou de philosophes qui noircissent la vie et l’œuvre de Lénine : Lénine « n’a aucunement préfiguré Staline », affirme-t-il en décrivant son action en général et son action contre Staline en particulier.

Enfin, Lucien Sève étrille le pamphlet planétaire de l’historien François Furet, Le passé d’une illusion. Avec le recul des années avant qu’un débat digne de ce nom soit à nouveau possible sur le communisme, on prend la mesure (forces citations et déconstruction à l’appui) du caractère faussement démonstratif de ce livre : catalogue de formules de condamnation à mort, critique radicale de l’« idée communiste » sans jamais exprimer ce qu’elle recouvre, mais surtout plaidoyer pour le capitalisme qui ne doit pas être le « bouc émissaire » des malheurs du XXème siècle. Qui a pu prendre comme référence un auteur qui résume la révolution russe à un « putsch réussi dans le pays le plus arriéré d’Europe par une secte communiste dirigé par un chef audacieux » ?

Opposition entre Lénine et la politique stalinienne

Au-delà de ces aspects polémiques, Lucien Sève établit et documente dans « Le communisme » ? l’imposture du soi-disant léninisme de Staline. Staline a tout d’abord tourné le dos à Lénine en décidant contre la volonté de celui-ci de son embaumement. Mais la manière stalinienne de tourner le dos à Lénine a surtout été de se revendiquer de Lénine pour en fait imposer ses propres vues. Ainsi, il publie une série d’articles présentés comme Les principes du Léninisme, en altérant gravement les idées de Lénine. Lucien Sève étaye plusieurs exemples de « divergences politiques fondamentales entre Staline et Lénine » : oppositions concernant la question des nationalités (Lénine est un internationaliste, inflexible sur le droit de chaque nation à disposer d’elle-même, Staline est nationaliste), opposition quant à la façon de diriger l’État et le parti (conception ouverte au débat et au choix démocratique pour le premier, violence et culte du chef d’essence supérieure pour le second) ; conviction de Lénine qu’édifier le socialisme (première phase du communisme selon sa conception) est durablement impossible en Russie pour des raisons internes, contre discours de Staline estimant que le pays dispose de tout ce qui est nécessaire pour édifier une société pleinement socialiste etc. Sève aborde à ce propos les manipulations par Staline des écrits de Lénine.

Concrètement, Staline imposera ce que l’historien Moshe Lewin appelle un « despotisme agraire », au lieu d’une agriculture socialiste, et s’en suit la bureaucratisation violente de la gestion, un essor des moyens de production sans désaliénation et bien sûr toute la politique stalinienne qui, de bout en bout, tourne le dos au projet d’émancipation. Sève évoque aussi la réduction du socialisme à l’industrialisation, la stratégie de rattrapage du capitalisme sans réflexion sur la définition d’une voie non capitaliste, l’étatisation des moyens de production sans appropriation sociale, et plus largement le renforcement de l’État, comme moyen de coercition de la société, au lieu de son dépérissement et de la transformation des pouvoirs publics. Bref, non seulement, pour Lucien Sève, il n’y a pas de continuité entre Lénine et Staline, ni caricature de la politique du premier par le second, mais politique contraire : « Staline a délibérément mis fin au bolchévisme ».

Staline contre Marx

Lucien Sève va plus loin en se proposant de démontrer que « la compréhension de la présentation stalinienne du marxisme est elle-même de bout en bout une dénaturation fondamentale de la pensée de Marx ». La parfaite connaissance de Marx par Staline ? Une contre-vérité criante, d’aberrations historiques en impostures politiques, que Sève illustre largement. Chez Staline, le déterminisme historique et le volontarisme politique, en principe fondamentalement contradictoires, sont constamment associés, dans un sens dictatorial. De manière purement idéologique, « le déterminisme historique fonctionne ici comme gage supposé du volontarisme politique », c’est-à-dire que « le volontarisme politique trouve à se légitimer en invoquant » le déterminisme.

Sève démontre, autre exemple, l’incompréhension par Staline de la dialectique, sa réduction à l’incompatibilité des opposés, qui participe à enfermer dans une vision politique unilatérale, dans laquelle le champ des possibles est des plus réduit. Or, Staline était au gouvernail, et la pensée rabougrie des dynamiques de la société eut des conséquences humaines désastreuses, par exemple en matière de doctrine militaire : « Plusieurs millions d’hommes ont perdu la vie sans nécessité par suite de ce long entêtement du chef suprême dans une vue non dialectique des choses ».

Communisme de Lénine et de Marx, « communisme » de Staline

Sève prolonge la délicate question de la filiation entre Lénine et Staline, et du coup cette question : Staline était-il communiste ? Pour l’historien communiste Roger Martelli, cité par Lucien Sève, « contrairement à ce que voulaient faire croire ses adversaires communistes, le stalinisme était un communisme et même, hélas, la forme dominante du communisme, pendant quelques décennies ». S’il exprime sa haute estime intellectuelle pour Martelli, Lucien Sève ne partage pas cette affirmation. D’une part, il estime que l’historiographie dominante dénature la politique de Lénine, dans un sens péjoratif. D’autre part, non seulement « Staline était le contraire d’un léninien », mais « Staline aura d’évidence été, de plus en plus brutalement à travers trois décennies, aux antipodes du communiste, jusqu’à en être l’anti-exemple absolu ».

Lucien Sève précise que, certes, on peut dire que le stalinisme était un communisme « au sens historico-factuel » : « Oui, le stalinisme en ce qu’il a eu de pire "était un communisme" dans ce sens frelaté du mot, et même, hélas, dans sa forme dominante pendant quelques décennies. Si la formule vous choque, tant mieux : elle est faite pour. Pour contraindre à penser jusqu’au bout ce fait terrible qu’a été la conversion implacable et répétitive de la plus grande entreprise d’émancipation sociale en pire déchaînement d’aliénation humaine. » Mais au sens politico-théorique du mot communisme, le stalinisme n’était pas un communisme – rien à voir avec la visée universellement émancipatrice de Marx – et Staline n’était pas un communiste. Bref, le « communisme » du « communiste » Staline n’avait rien à voir, et ne peuvent être assimilés, avec le communisme des communistes de Marx ou de Lénine. Le livre aborde alors comment a pu se faire le passage (et non la simple continuité) du léninisme au stalinisme, la question de la temporalité de la transformation de la société – où la tentation de forcer l’histoire se mue en déchaînement répressif, alors même que les conditions économiques, sociales, culturelles de possibilité du changement n’étaient pas là.

Sève taille en pièce les arguties des staliniens, d’hier et d’aujourd’hui, qui viennent dédouaner Staline ou plaider l’indulgence. En particulier, il dénonce l’explication de la Grande terreur de 1937-1938 – 750.000 morts au nom de la défense du pouvoir soviétique, y compris l’élimination de nombreux communistes – par la (seule) psychologie de Staline. Ce qui explique l’abominable carnage (qui a la spécificité d’avoir été commis en temps de paix), c’est pour le philosophe toute une série d’inversions entre la conception de Lénine et celle de Staline : entre le pouvoir en principe dévolu au congrès (Lénine) et celui du noyau dirigeant (Staline), « la dictature du prolétariat se renverse en dictature sur le prolétariat, la démocratie des soviets en État autocrate, le socialisme en bureaucratisme, l’internationalisme en nationalisme, le marxisme critique en marxisme-léninisme doctrinaire ». Selon Lucien Sève, « seule la claire vision de ce qui oppose le stalinisme au léninisme » permet de comprendre la Grande Terreur : « empêcher à jamais de parler et d’agir » toutes les forces susceptibles de se mobiliser contre Staline était ainsi « une nécessité d’État ».

Les manques de Marx et des marxistes

Encore une fois, Lucien Sève s’interroge : le ver du stalinisme était-il dans le fruit Marx ? Sa réponse ouvre un champ nouveau : ce n’est pas dans l’œuvre de Marx, ni même dans le marxisme, qu’il faut chercher ce qui a produit les tares et les crimes du « communisme » en œuvre dans les multiples pays « communistes ». C’est plutôt dans ce que Marx ne contient pas. À l’époque de Marx et dans les décennies suivantes des révolutions se revendiquant du communisme, les conditions requises pour l’avènement du communisme n’avaient pas été pensées, et cela dans tous les domaines. Immaturité de la réflexion sur l’Etat, sur la démocratie, sur l’implication de chacun et sur les stratégies de conquête des esprits… ces manques conduisaient de fait à « une vision trop étroite de la politique et de la stratégie révolutionnaire ». À la place de telles élaborations, il y a eu la « dangereuse sottise de l’impatience historique », la croyance en la possibilité de forcer l’histoire, fut-ce par la violence. Sève en vient à cette appréciation aussi dure que nécessaire : « Il faut avoir la courageuse lucidité de le voir et de le dire : ayant révélé à des masses humaines la voie d’une émancipation vraie, mais sans leur en montrer assez l’inévitable longueur et complexité, ce qui est appelé "le marxisme", puissant initiateur de prise de conscience et de responsabilité, aura été aussi une formidable incitation à ce volontarisme ravageur ».

Lucien Sève évoque ensuite, dans des pages aussi denses que passionnantes, les régimes chinois, allemand de l’Est, cubain, soviétique, etc. Il expose les apports majeurs de Gramsci à la réflexion des partisans de l’émancipation, notamment sur l’État, mais aussi ce qu’il y a tirer des conquêtes émancipatrices en France et de la tentative qu’a été l’Eurocommunisme. L’appropriation critique du présent ouvrage, aussi érudit que porteur de sens pour le présent, est un excellent remède pour le lecteur impatient de découvrir l’ouvrage de l’auteur, en cours d’écriture, qui sera consacré au communisme du XXIème siècle à inventer.

Gilles Alfonsi

« Le communisme » ?, Lucien Sève, La Dispute, 2019

MESSAGES en débat

A propos d’Alfonsi sur Regards.

« la dangereuse sottise de l’impatience historique ». Cette expression est choquante : d’une part elle est péjorative pour nos ancêtres militants. D’autre part elle est, en termes de logique, y compris marxiste, fausse. Il est bien évident que nos prédécesseurs, y compris Marx, ne disposaient pas des données de la période historique qui nous sépare d’eux. Ils raisonnaient avec un contexte qui s’est modifié depuis. Dans l’époque révolutionnaire qui était la leur (1789, 1848, 1870, 1917…) la « transformation sociale » pouvait paraître proche, surtout avec l’apport théorique marxien (il le pensait d’ailleurs lui-même !). Certains l’ont pris en compte, d’autres moins bien (les « réformistes »). Si ces derniers avaient emporté historiquement la décision, on n’aurait pas eu d’expériences révolutionnaires prolétariennes comme la Commune, 1917. Nos bases de réflexion en seraient profondément modifiées. Mais, évidemment, peut-être y aurait-il eu moins de morts directement imputables à ces « expériences » (y compris le goulag) ? Mais quid des morts imputables à un développement sans contrainte du capitalisme, et de son prolongement actuel, l’ultra libéralisme, qui aurait alors été la loi ? Serions-nous mieux armés sur le plan théorique notamment pour affronter les évènements qui ont suivi 1917 ? Si le « volontarisme » de Lénine, de Staline, de Mao n’avaient pas apporté au monde des expériences, et les connaissances que l’on peut en déduire, serions-nous plus à même de « transformer » ce monde ?

Il y a en outre une grande différence entre les mondes du 19ème et du début du 20ème siècle comparé au nôtre : c’est le fait nouveau, imputable sans contestation sérieuse, au capitalisme, de la menace écologique. Cette question ne se posait pas alors. Le réformisme au nom d’une évolution paisible, à son rythme, accumulait bien sûr au fil du temps et pour des générations successives, avec quelques progrès, toujours de la misère, des morts, mais à petites doses, et épargnait certains privilégiés. Ils tiraient leur épingle du jeu, et accepter le progrès partiel et communautariste (celui des classes moyennes, par exemple) semblait sans conséquence grave pour toute la société si elle continuait son chemin petit à petit... Le fait nouveau, devenu implacable sans contre-action urgente, réside dans les menaces sur l’environnement. Personne ne pouvait les prévoir à l’époque de Marx. Faut-il attendre paisiblement les catastrophes à venir (et leur lot assuré de morts) … ou prendre des risques, et combattre en priorité ce capitalisme mortifère, cause fondamentale de tout ? Être, en somme, « volontariste », « populiste », « révolutionnaire », et non pas « attentiste », « égoïste » quand on a la chance d’être parmi les bénéficiaires ? Faire donc preuve « d’impatience » quant aux transformations révolutionnaires et au combat anticapitaliste qui s’imposent… iI n’y a là rien d’une « dangereuse sottise » !

Abbé Béat Le 23 décembre à 11:31

Réponse de Gilles Alfonsi

La "dangereuse sottise de l’impatience historique", je ne pense pas que ce soit blessant par rapport aux "anciens" militants. C’est par contre une expression qui souligne la nécessité de ne pas ignorer les conditions dans lesquelles nous agissons et les possibilités à construire, à élargir. Il s’agit de ne pas brutaliser la société (par volontarisme, ou par un avant gardisme dangereusement certain de lui-même) alors que la question des questions est bel et bien que la transformation de la société implique la conquête d’une hégémonie idéologique et la participation du plus grand nombre.

Gilles Alfonsi Le 26 décembre à 19:56

Merci pour ce compte-rendu exhaustif du livre de Lucien Sève ; ça fait du bien , car à ma connaissance, et sauf erreur de ma part, en dehors de l’Humanité et d’Yvon Quiniou sur son blog, je n’ai rien trouvé dans la presse ; il faut dire que la conspiration du silence dont Marx déjà se plaignait au sujet du Capital joue à plein concernant Lucien Sève, et ce depuis "Une introduction à la philosophie marxiste", et j’ajouterais aussi chez beaucoup de "marxistes". Dans "Avec Marx, philosophie et politique", le titre de l’entretien avec E. Balibar est "Marx, tout est à refaire", celui de J. BIdet, "Reconstruire le marxisme". Que n’ont-ils lu ’L’homme" ? et "La philosophie" ? Il aurait été intéressant dans le cadre de ce livre d’entretiens de leur demander comment ils se situaient par rapport au travail de L. Sève... Donc un ouvrage fondamental à lire par tous ceux qui veulent changer le monde ou qui affirment qu’un autre monde est possible, mais qui en restent au stade des déclamations.

Bernard LAURENCE Le 23 décembre à 13:47


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