Chili : Réveil du peuple et reculades du gouvernement

lundi 18 novembre 2019.
 

Vendredi 1er novembre, après deux semaines d’intenses manifestations, les Chiliens sont une nouvelle fois descendus vers la Plaza Italia, l’épicentre des révoltes à Santiago. L’explosion sociale perdure.

Réveil du peuple

Sur bien des points, notamment les éléments déclencheurs de l’insurrection, l’Octobre Chilien pourrait être interprété à la lumière des épisodes entre autres bolivariens ou équatoriens. Pourtant le Chili, comme chaque foyer révolutionnaire, a ses particularités. Octobre 2019 apparaît comme le troisième round d’une salve de mouvements sociaux. Remontons à 2006. À cette époque, seize années se sont écoulées depuis la fin de la dictature de Pinochet (1973-1990). Les jeunes chiliens protestataires de 2006, surnommés les « pingouins » en raison de leurs uniformes bleu marine et leurs chemisiers blancs de collégiens, occupent l’espace public par centaines de milliers. Ils sont jeunes et révoltés, et n’ont pas inculqué l’esprit de terreur qui tétanisait leurs parents ayant vécus et survécus à la dictature. L’opinion publique s’y rallie. Universités payantes, inégalités entre le public et le privé, mauvaise qualité de l’enseignement, ce sont là tout autant de raisons qui poussèrent à cette fronde inédite, baptisée « Révolution des pingouins ». Acte I d’une longue série. La génération qui embrasse l’insurrection d’aujourd’hui en est l’héritière. En 2011, lors du second mouvement social d’ampleur du Chili, les jeunes « pingouins » ont grandi et se confrontent une nouvelle fois contre les vestiges de l’ère Pinochet. Les slogans « "¡ Y va a caer, y va a caer, la educación de Pinochet !" ("Et elle va tomber, et elle va tomber, l’éducation de Pinochet !") retentissent des mois dans les rues de Santiago, formant par là-même une nouvelle citation révolutionnaire.

Genèse d’une insurrection

Ce mois d’octobre 2019 ressuscite ce qui est parfois appelé le cas « cocotte-minute » du Chili : des années de silence, de craintes refoulées, et de vestiges durables de l’ère Pinochet se sont conjugués à un élément déclencheur, paraissant bénin mais bien révélateur : l’augmentation du prix du ticket de métro de 800 à 830 pesos. Cette étincelle met le feu aux poudres des collèges et des lycées sur fonds d’un slogan qui résume tout « No son 30 pesos son 30 años » : le problème n’est plus les 30 pesos de l’augmentation du métro, mais les 30 années de néolibéralisme brutal. La mesure d’augmentation entraîne alors une vaste fraude, inévitable, des moyens de transports par les jeunes étudiants. Des simples tourniquets passés en force a découlé un immense moulinet entraînant le gouvernement dans une crise profonde. La réponse politique a été fidèle à la considération que le peuple chilien porte à son gouvernement : le Ministre des transports a proposé une réduction tarifaire applicable de 5h à 10h30 du matin. Tentative on ne peut plus provocante, et avortée, d’éteindre le brasier populaire.

Dérive autoritaire et néolibarisme

Comme on le sait, la dérive autoritaire a été de mise. Le déploiement massif de policiers a augmenté le terreau fertile du foyer insurrectionnel. Le proverbe chilien est respecté : « Nous réagissons quand l’eau nous arrive jusqu’au cou ». Aux manifestations étudiantes des premières heures s’est joint un mouvement tirant sa puissance d’un élan populaire spontané dans son action mais inévitable sur le fond, du fait de son sommeil bien trop long. Les décisions du Président Pinera de recourir à l’armée et à l’installation d’un couvre-feu à 19 heures ont ajouté au malaise social le rappel d’un terrible souvenir : l’assassinat du président Allende lors du coup d’état du 11 septembre 1973 suivi des vingt ans de répression contre les opposants politiques par la Dictature de Pinochet. L’armée n’avait pas été déployée dans les rues depuis cette époque gravée dans les mémoires. Fin octobre, pas moins de vingt-mille militaires ont été appelés hors de leurs casernes pour faire « régner l’ordre » dans les rues. Après plusieurs jours de tensions, le Président Pinera, l’une des cinq personnes les plus riches du Chili d’après la revue Forbes (2,5 milliards d’euros), a annoncé la suspension du couvre-feu et le retrait de la mesure originelle tant décriée. Les « temps meilleurs » promis par Pinera lors de sa campagne électorale sont devenus les pires.

Mais la révolution citoyenne chilienne veut balayer les dernières ruines bien présentes de l’ère Pinochet. Parmi ses revendications, le départ du Président Pinera, un changement de modèle économique ainsi qu’une vaste refonte des institutions et de la Constitution de 1980, adoptée sous la dictature, et encore en vigueur aujourd’hui. Injustement surnommée « Constitution de la liberté », en hommage à son inspirateur Friedrich Hayek, père et apôtre du néolibéralisme, elle porta les germes d’une dérive économique, d’un État faible, et de droits sociaux foulés aux pieds. Deux ans après le coup d’État de 1973, Hayek et les « Chicago Boys » avaient déjà convaincus le dictateur Pinochet d’appliquer une politique économique de « choc » : privatisation de 400 entreprises, réduction du rôle de l’État etc.. De cette base néolibérale, l’accaparement des richesses par une infime partie d’ultra-riches n’a pas tardé : 1% de la population chilienne détient 26% du PIB du pays selon les données de la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes, la CEPAL. Les scandales ne manquent pas non plus : de grands groupes pharmaceutiques ont passé un accord commun sur l’augmentation des prix des médicaments et comme seule sanction, ont été enjoints à suivre des « cours d’éthique ». Le modèle économique néolibéral est de fait à bout de souffle. L’accès à la santé, à l’éducation, l’eau ou l’énergie (dont la facture a augmenté de 10% en septembre) sont aux mains quasi-exclusive d’entités privées. Le système de retraites par capitalisation, créé en 1982 par Pinochet, assure une retraite inférieure au salaire minimum de 371 euros.

Reculades du gouvernement

Cette crise sociale au Chili, qui a fait 20 morts, plus d’un millier de blessés et 3 000 interpellations, a finalement contraint le gouvernement chilien à renoncer à accueillir la conférence de l’ONU sur le climat (la COP 25) prévue en décembre à Santiago et le sommet du forum de coopération économique Asie-Pacifique (Apec) les 16 et 17 novembre. Ces mesures, premières reculades d’un gouvernement aux abois, n’entament en rien la détermination du peuple chilien à reprendre le contrôle sur sa vie et sa patrie.

Malgré tous ces événements, les réponses politiques de la France se bornent à un silence coupable. Le gouvernement était bien plus prompt à réagir lorsqu’au Venezuela, un homme qui a posé avec les narcotrafiquants s’est autoproclamé Président non élu, bafouant les règles institutionnelles du pays. Pour que le peuple chilien soit entendu, la France doit activer sa diplomatie au service de la paix et des peuples, la voie entre l’ingérence et l’indifférence complice.

Sylvain Noël


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