Canada : les « affaires » de SNC-Lavalin

dimanche 20 octobre 2019.
 

Depuis plusieurs mois, la saga de SNC-Lavalin n’en finit plus de finir bien qu’elle ait été un peu mise de côté dans la présente campagne électorale. On se souvient de la petite tempête quand des ministres-vedettes du gouvernement Trudeau comme Jane Philpott et surtout, de Jody Wilson-Raybould, ont démissionné devant le refus de procéder devant les tribunaux pour plusieurs « affaires » louches [1]. Trudeau qui se présentait comme plus « clean » que « clean » en a pris pour son rhume. Plus encore, le départ de Jody Wilson-Raybould est apparue comme une gifle monumentale aux populations autochtones qui avaient entendu les belles promesses et les larmes de crocodiles des Libéraux.

Quebec-Bashing

Fait un peu ignoré au Québec, cette « affaire » a énormément plu aux médias et aux adeptes du deuxième sport national au Canada dit anglais, soit le « Québec-bashing ». C’est une campagne qui dure depuis très longtemps et qui avait commencé à la naissance même du Canada où on présentait les « Canadiens-français » comme une population inculte et rebelle et plus encore, catholique, ce qui était, aux yeux de l’élite canadienne très influencée par les milieux orangistes (racistes et colonialistes), inacceptable. Quand le gouvernement canadien et sa nouvelle police montée ont écrasé les Métis et assassiné Louis Riel en 1885, on a fêté à Ottawa, pendant qu’à Montréal, un adulte sur deux était dans la rue pour protester.

Depuis, cette histoire s’est perpétuée, mais sous d’autres formes. Devant la montée de la lutte d’émancipation au Québec dans les années 1960, on a bien compris à Ottawa qu’il fallait reculer un peu pour sauver l’essentiel. L’arrivée des Trudeau et compagnie a été un baume, d’autant plus que ceux-ci déclaraient que le nationalisme québécois était la pire menace. Il fallait cependant accommoder les tannants par certaines réformes tout en facilitant l’essor d’une nouvelle élite québécoise qui allait devenir quelques années plus tard Québec Inc. Le Parti Québécois pour sa part espérait amener Québec Inc. dans la voie d’une souveraineté amoindrie, qui, disaient les Lévesque et Parizeau, pourrait prospérer dans un Québec semi indépendant tout en restant dans le giron du capitalisme canadien [2].

Aujourd’hui, le Quebec-Bashing reste en vogue. Dans l’ouest, le discours des médias et des gouvernants présente le Québec comme une bande de chialeux et de quêteux qui vivent de la péréquation et des profits tirés du pétrole. En Ontario, les médias de droite (Toronto Sun et Ottawa Sun) reprennent cela avec vigueur. Plus feutrée mais tout aussi consistante, la perception par les élites économiques qu’on peut lire dans l’influent Globe and Mail, est que le Québec vit au-dessus de ses moyens grâce à un secteur public corrompu et gonflé qui permet à Québec Inc. de se prendre pour des grands, alors qu’en réalité disent-ils, ils sont des petits. Le Globe notamment mène une campagne de longue durée contre la Caisse de dépôts et de placements, qu’il voit comme une mauvaise « ingérence » de l’État québécois dans les affaires, et un moyen détourné de donner à Québec Inc. un avantage indu aux entreprises québécoises.

La petite histoire

En pratique, Québec Inc. a cependant pris son essor dans divers secteurs. Dans le sillon des grands travaux publics dans le domaine de l’énergie, le Québec a développé des expertises dans le domaine de l’ingénierie et de la construction. C’est ce qui a été le point de départ de SNC et de Lavalin, deux entreprises qui se sont fusionnés en 1991 pour créer une des plus importantes firmes dans le domaine convoité des infrastructures avec, aujourd’hui, plus de 52 000 employés dans le monde, opérant dans 160 pays, avec des revenus déclarés de plus de 10 milliards de dollars [3].

D’emblée, la nouvelle méga firme a énormément profité des contrats fédéraux dans le secteur nucléaire et minier, dans la construction de routes, des ponts et d’infrastructures connexes, dans le transport urbain et l’énergie électrique (hors Québec). Parallèlement, SNC-Lavalin a connu une expansion phénoménale dans plusieurs pays, aux États-Unis, en Inde, en Malaisie, en Turquie, au Bangladesh, à Madagascar, ainsi que dans plusieurs pays du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord (Libye, Égypte, Arabie saoudite, etc.). En plus des contrats fédéraux (et de l’appui politique qui allait avec), SNC-Lavalin a été très productif dans plusieurs grands projets au Québec comme la construction du Centre de santé McGill.

Aujourd’hui, plus de 3 400 personnes travaillent directement au Québec pour SNC-Lavalin (sans compter les dizaines de milliers de travailleurs et travailleuses qui sont à l’emploi de ses sous-contractants) [4]. Le plus grand actionnaire institutionnel de la firme est la Caisse de dépôts (19,9% des actions).

De « petites » à de grandes « affaires »

N’importe qui qui travaille dans les grands projets sait très bien que le succès des firmes, outre leurs compétences techniques, est en bonne partie liée à leurs « contacts » avec le monde politique. Après tout, c’est l’État, ou des organismes mandatés par l’État, qui établissent les contrats. La capacité d’influence des firmes, pour ne pas dire leur proximité, est toujours un facteur incontournable.

Dès la création de la firme unifiée, diverses histoires circulaient sur SNC-Lavalin, notamment dans le domaine international. C’était un secret de polichinelle que les juteux contrats négociés avec des États étrangers et des agences internationales dites de « développement » (comme la Banque mondiale) n’étaient pas obtenus autrement que par les « bons contacts ». En 2001 et les années subséquentes, ce sont les contrats de SNC-Lavalin avec la Libye qui ont attiré l’attention. Il était en effet bien connu que les contrats avec le régime Kadhafi comprenaient des clauses secrètes et dans les faits, les enquêtes ont révélé que des transferts d’argent de près de 50 millions de dollars ont été effectués vers des membres du « clan ». Les bonnes affaires en Libye étaient facilitées par le fait que, comme par hasard, l’époux (Edis Zagorac) de l’ambassadrice canadienne en Libye (Sandra McCardell), avait été embauché par SNC-Lavalin pour s’occuper de mousser les contrats. C’est devenu plus embarrassant lorsqu’on a révélé que l’un des projets de SNC-Lavalin en Libye était la construction d’une prison pour la somme modique de 271 millions. L’entreprise ne pouvait pas ignorer les accablants rapports des organismes des droits humains sur les prisons dans ce pays, sur la torture qui était largement employée contre les détenus et sur les exécutions extra-judiciaires [5]. Mais on le sait, « business is business »…

D’autres « affaires » ont entaché la réputation de la firme de Montréal, notamment en Inde et au Bangladesh. Dans ce dernier pays, une enquête effectuée en 2011 à propos d’un projet d’un pont financé par la Banque mondiale a révélé une immense arnaque [6]. À la suite des malversations dans la négociation et la réalisation du contrat, la Banque mondiale a banni SNC-Lavalin de tous les projets auxquels elle est associée [7].

Mais c’est finalement au Québec et au Canada que les cadres de SNC-Lavalin ont été épinglés. Deux affaires ont retenu l’attention. D’abord, entre 2004 et 2009, l’enquête d’Élections-Canada a révélé que 18 cadres de la firme ont contribué illégalement à financer le Parti Libéral du Canada. Par la suite, l’émission de CBC Fifth Estate a bien expliqué la tactique des dons effectués en théorie par des individus, mais en réalité par la firme qui remboursait aux employés les dons qu’ils versaient au PLC. Cela impliquait notamment Michael Novak, époux de la ministre libérale du gouvernement Charest Kathleen Weil [8]. La deuxième « affaire » scabreuse qui a secoué SNC-Lavalin a été révélée par la Commission Charbonneau concernant la construction du Centre de santé universitaire McGill. Le PDG de SNC-Lavalin, Pierre Duhaime, a été accusé d’avoir arrosé le maître d’œuvre du projet, Arthur Porter, avec 22 millions de dollars. Duhaime a finalement plaidé coupable à une des accusations découlant de cette immense fraude. Devant l’énormité des fraudes, le personnel de direction de SNC-Lavalin a été remplacé, les nouveaux cadres promettant de « nettoyer » l’entreprise.

On pourrait continuer avec plus de détails à partir des enquêtes publiques et également par le travail remarquable des journalistes de la CBC. Au total, la conclusion est limpide. SNC-Lavalin, un des beaux fleurons de Québec Inc. a fraudé de tout bord tout côté. L’argent de la Caisse de dépôts, l’argent de centaines de milliers de Québécois en fin de compte, a servi à alimenter un groupe dont les pratiques ressemblent à celles d’une grosse mafia.

Alors que faire ?

L’élite canadienne a beau jeu de traiter SNC-Lavalin et ses amis du PLC de fraudeurs. Leur intention est, comme on l’a dit auparavant, de jeter le bébé avec l’eau du bain, selon l’expression consacrée. En visant une des rares méga entreprises québécoises, on frappe l’ensemble Québec Inc. et par la bande, la Caisse de dépôts. Les uns comme les autres apparaissent comme des obstacles au développement du capitalisme canadien tel que défini par ce qu’on appelle de plus l’« axe Toronto-Calgary ». Les grandes institutions financières de Toronto salivent déjà à l’idée de prendre le contrôle des milliards qui sont transigés par la Caisse.

En réalité, l’indignation du Canada Inc. devant les malversations de SNC-Lavalin sont hypocrites. Les passe-passe de SNC-Lavalin n’ont rien de très original, si on les compare à ce qui se fait dans les autres méga entreprises agissant dans le domaine des infrastructures (pensons notamment à l’américaine Bechtel). Passons par-dessus les largesses fiscales et politiques accordées au puissant secteur minier dont le centre de gravité est toujours Toronto. Sans un gouvernement fédéral aux aguets qui veille au grain pour les protéger, ces entreprises seraient fragilisées. Sans nécessairement que cette corruption passe par des enveloppes brunes malodorantes, c’est un système corrompu.

Entre-temps, les tentatives du gouvernement Trudeau de contourner la loi et de protéger SNC-Lavalin, au nom de la défense des emplois, ne sont pas légitimes et l’affaire va continuer bien au-delà de l’élection qui s’en vient.

Du côté québécois, les médias et les élites politiques et économiques se sont rangées, comme on pouvait s’y attendre, derrière SNC-Lavalin. On veut passer tout cela sous le tapis. Mais il y a deux problèmes. D’abord, il y a quand même des lois, et il y a des limites à les contourner. Deuxièmement, le problème de SNC-Lavalin est systémique, cela ne résulte pas d’erreurs de passage, de mauvais contrats ou de mauvaises personnes. En confiant à des entreprises privées la réalisation de gros contrats incluant le domaine public, payés à même les fonds publics, on s’invite à toutes les manipulations.

La solution serait alors, normalement, de rapatrier ces fonctions au sein d’un secteur public, géré et réalisé par des organismes publics, mandatés et imputables, où réside par ailleurs une grande expertise, du personnel compétent et surtout, une logique qui n’est pas celle du profit à tout prix et à court terme. Dit autrement, c’est la privatisation de certains secteurs économiques, règle d’or des politiques néolibérales, qui est à la source des « affaires » et même lorsqu’il n’y a pas de scandale, des énormes profits appropriés par une petite élite aux dépens du public.

Osons dire ce qui n’est est pas politiquement correct de nos jours, il faudra renationaliser des entreprises, tout en préservant celles qui restent du domaine public en place pour gérer l’électricité, l’eau, la santé, l’éducation, le service postal, etc. [9]. C’est comme cela qu’on va réellement assainir ces entreprises en les rendant efficaces du point de vue des usagers et des travailleurs travailleuses (et non celui des « investisseurs »). C’est comme cela qu’on va sauver des milliers d’emplois. Et c’est comme cela qu’on va construire une société plus juste.

Pierre Beaudet


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