Disparition des abeilles : comment l’Europe a renoncé à enrayer leur déclin

lundi 9 septembre 2019.
 

Depuis l’introduction des insecticides néonicotinoïdes, il y a moins de trente ans, les trois quarts des populations d’insectes volants ont disparu. Cet été, l’Union européenne a renoncé à protéger rapidement ces pollinisateurs.

Il n’y aura pas de répit pour les abeilles. L’Union européenne a décidé de passer outre l’avis de ses propres experts, et de la communauté scientifique au sens large, dans la protection de ces insectes. Après six années d’atermoiements, l’un de ses comités techniques a adopté au cœur de l’été, le 17 juillet, un texte réglementaire parmi les plus lourds de ­conséquences pour l’avenir de la biodiversité sur le Vieux Continent.

Le texte en question – une mise à jour des principes d’évaluation des effets des pesticides sur les abeilles – fait l’impasse sur l’essentiel des recommandations de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), l’agence d’expertise officielle de l’Union. L’écrasante majorité des mesures proposées par l’agence sont renvoyées à un examen ultérieur, au mieux, après l’été 2021. Et ce, alors que l’EFSA fait savoir depuis le printemps 2012 que les tests réglementaires actuels ne protègent pas les abeilles et les pollinisateurs sauvages (bourdons, abeilles solitaires, papillons, etc.). Interdits depuis fin 2018 en Europe, les trois principaux insecticides néonicotinoïdes (imidaclopride, clothianidine et thiaméthoxame) pourraient ainsi être remplacés par des produits aussi problématiques.

Nouvelles générations de pesticides systémiques

Ce nouveau report d’au moins deux ans dans l’adoption de nouveaux « tests abeilles » intervient alors que les études soulignant l’effondrement des populations d’insectes pollinisateurs succèdent aux alertes du monde apicole. La plus marquante de ces études, publiée en octobre 2017 dans la revue PLoS One [1], suggère que la biomasse d’insectes volants a chuté de plus de 75 % entre 1989 et 2016 dans une soixantaine de zones protégées d’Allemagne. Avec un pic à plus de 80 % de déclin lorsque la mesure est faite au cœur de l’été.

Infographie Le Monde

Au cours de ces vingt-sept ans, expliquent les auteurs, ni l’évolution des températures ni celle des précipitations, du nombre de jours de gel, de l’éclairage, de la quantité d’azote dans les sols ou du couvert végétal ne permettent d’expliquer un tel effondrement de l’entomofaune, dont les auteurs suspectent qu’il soit représentatif des « paysages de basse altitude d’Europe occidentale dominés par les activités humaines » – une suspicion que le « syndrome du pare-brise propre » constaté par les automobilistes âgés de plus de 40 ans, étaye largement.

Ce déclin abrupt de l’abondance d’insectes dans les campagnes européennes coïncide avec l’introduction des nouvelles générations de pesticides systémiques – néonicotinoïdes et fipronil – utilisés de manière préventive en enrobage de semences, sur des millions d’hectares de grandes cultures. « Les alertes des apiculteurs français, consécutives à l’utilisation de ces produits, remontent à 1994, et force est de constater que, depuis, la réglementation n’a pas vraiment évolué, en termes d’évaluation des risques des pesticides pour les pollinisateurs », déplore Martin Dermine, chargé de mission à l’ONG Pesticide Action Network-Europe (PAN-Europe).

Toxicité chronique

Dès 2003, un groupe d’experts français, le Comité scientifique et technique sur l’étude multifactorielle des troubles de l’abeille (CST), missionné par le ministère de l’agriculture, avait montré que les tests réglementaires en vigueur sont inaptes à évaluer les risques des nouvelles générations de produits phytosanitaires sur les abeilles. Le CST avait d’ailleurs développé sa propre méthodologie d’évaluation des risques.

Son rapport conduisit à la suspension, en France, de certains usages d’un néonicotinoïde courant – l’imidaclopride – mais il ne remit pas en cause les « tests abeilles » réglementaires. Il faudra attendre près d’une décennie pour que la Commission européenne prenne la question au sérieux et qu’elle saisisse l’EFSA de cette question. Mandatée pour passer en revue les tests en question, l’agence rassemble ses experts maison avec une vingtaine de scientifiques du monde académique. Le résultat de l’expertise, publié en mai 2012 dans un rapport de plus de 250 pages, est accablant.

Les tests en laboratoire requis avant la mise sur le marché d’un pesticide ne cherchent, par exemple, à déterminer que la toxicité aiguë pour l’abeille adulte. Les experts réunis par l’EFSA ­estiment qu’il faudrait également documenter la toxicité chronique, c’est-à-dire les effets d’une exposition répétée, plusieurs jours durant. Ce n’est pas un détail. Dès 2001, des travaux conduits à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) ont montré que des doses d’imidaclopride plusieurs milliers de fois inférieures à la dose de toxicité aiguë, administrées chaque jour, étaient susceptibles de tuer une abeille domestique en huit jours.

« L’imidaclopride a causé un déclin massif des insectes à des concentrations très inférieures à celles induisant une toxicité aiguë »

« Depuis qu’on a découvert que la toxicité des néonicotinoïdes sur les insectes est renforcée par la durée de l’exposition, il est clair que l’évaluation du risque basée sur la seule toxicité aiguë est insuffisante car elle sous-estime le risque de long terme, explique le toxicologue néerlandais Henk Tennekes, auteur de plusieurs travaux théoriques sur le sujet. Les produits relativement stables dans les sols et dans l’eau seront létaux pour les insectes à des concentrations très inférieures aux niveaux de toxicité immédiate. » Pour le cas de l’imidaclopride et de l’abeille, en estimant le risque à partir de la seule toxicité aiguë, on sous-estime ainsi de plus d’un facteur mille le risque réel encouru par les butineuses. « L’imidaclopride est un cas d’école, assure M. Tennekes. Ce produit a causé un déclin massif des insectes à des concentrations très inférieures à celles induisant une toxicité aiguë. »

En 2013, un an après la publication de son rapport détaillant les failles des « tests abeilles » en vigueur, l’EFSA publie un « document-guide », c’est-à-dire un ensemble d’effets délétères potentiels qu’il faudrait tester avant d’autoriser une molécule à entrer sur le marché. L’EFSA recommande de contrôler en laboratoire sa toxicité chronique sur l’abeille, mais aussi sur les larves, de contrôler la toxicité des molécules ­résultant de la dégradation du pesticide (ou métabolites) – celles-ci pouvant être plus toxiques encore que le produit commercialisé.

L’agence européenne recommande en outre de tenir compte de différentes voies d’exposition : les abeilles ne sont pas uniquement exposées par le biais du pollen et du nectar des cultures traitées, mais aussi par l’eau de « guttation » exsudée par les plantes et à laquelle les insectes viennent parfois s’abreuver ou encore par les poussières contaminées émanant des semoirs pneumatiques… L’EFSA ne s’arrête pas là et ­recommande également que les effets sublétaux (non directement mortels : perte de fertilité, d’immunité, d’orientation, etc.) soient pris en compte, de même que les effets cumulés de produits fréquemment rencontrés dans l’environnement. Toutes choses aujourd’hui absentes des « tests abeilles » réglementaires.

La Commission européenne assure avoir bataillé ferme pour le faire adopter, mais a dû renoncer faute de bonne volonté d’une majorité d’Etats membres

En théorie, d’autres « tests abeilles » réglementaires, en plein champ, sont supposés mettre en évidence d’éventuels problèmes que n’auraient pas détecté les tests en laboratoire. Mais là encore, les tests actuels censés reproduire au plus près les effets des pesticides sur les butineuses dans les conditions réelles, sont frappés, selon l’EFSA, de « faiblesses majeures ». Dans leur rapport de 2012, les experts commis par l’agence européenne notaient que les colonies enrôlées dans ces essais sont placées devant une surface test de 2 500 m2 à 1 hectare en fonction de la culture traitée. Or, de telles surfaces ne représentent que 0,01 % à 0,05 % de la surface visitée par une butineuse autour de sa ruche… L’exposition au produit est donc, là encore, potentiellement plusieurs milliers de fois inférieure à la réalité. L’EFSA propose aussi de revoir de fond en comble les protocoles de ces tests en plein champ.

A Bruxelles, entre 2013 et 2019, le fameux document-guide de l’EFSA a été inscrit à l’ordre du jour du comité technique européen ad hoc (le Standing Committee on Plants, Animals, Food and Feed, ou SCoPAFF) à une trentaine de reprises. Aucun accord des Etats membres n’a pu être trouvé pour l’adopter. Interrogée par Le Monde, la Commission européenne assure avoir bataillé ferme pour le faire adopter, mais a dû renoncer faute de bonne volonté d’une majorité d’Etats membres.

« Exercice d’acrobatie politique »

Le 17 juillet, aucune des avancées proposées par l’EFSA n’a en définitive été adoptée : le seul consensus obtenu a été de reconduire une évaluation des risques fondée sur la toxicité aiguë des substances testées. L’exécutif européen a donc demandé à son agence de réviser son document-guide. Remise de la copie : juin 2021. Reprendra alors le cycle de la remise à l’ordre du jour des réunions du SCoPAFF d’une nouvelle liste de recommandations…

Officiellement, il ne s’agit pour l’EFSA que de remettre à jour, en fonction des connaissances nouvelles, ses propositions. « En réalité, on sent bien que ce qui est implicitement demandé à l’EFSA n’est pas vraiment une expertise scientifique, mais plutôt un exercice d’acrobatie politique visant à réduire les ambitions pour satisfaire les Etats membres réticents, dit Martin Dermine. On ne voit d’ailleurs pas trop comment cela sera possible, puisque tout ce qui est publié dans la littérature scientifique va plutôt dans le sens d’une exigence de précaution encore accrue, par rapport à ce que l’on savait en 2012. »

L’association française Pollinis, qui participe au comité des parties prenantes mis en place sur le sujet par l’EFSA, dénonce l’intense lobbying des industriels de l’agrochimie

De son côté, l’association française Pollinis, qui participe au comité des parties prenantes mis en place sur le sujet par l’EFSA, dénonce l’intense lobbying des industriels de l’agrochimie. Ceux-ci ont adressé aux responsables de l’exécutif européen au moins une dizaine de courriers protestant vigoureusement contre le document-guide de l’EFSA. De fait, les enjeux industriels sont considérables. « Les estimations conduites par les scientifiques de l’industrie eux-mêmes montrent que près de 80 % des usages d’herbicides, 75 % des usages de fongicides et 92 % des utilisations d’insecticides échoueraient à passer les tests de toxicité chronique sur l’abeille domestique », explique Barbara Berardi, responsable du pôle pesticides de Pollinis.

L’European Crop Protection Association (ECPA), l’association professionnelle des fabricants de pesticides, ne fait pas mystère de son opposition au document-guide proposé par l’agence européenne. « Nous soutenons pleinement un système robuste d’évaluation du risque pour les pollinisateurs, qui permet d’identifier les substances préoccupantes, dit-on à l’ECPA. Mais le document-guide proposé par l’EFSA débattu depuis 2013 ou les “principes uniformes” récemment adoptés [le texte réglementaire adopté le 17 juillet] ne permettent pas cela. »

Les industriels font valoir que les études en plein champ les plus exigeantes proposées par l’agence européenne ne sont pas réalisables. Pour qu’ils soient mis en œuvre, ces protocoles devraient couvrir plusieurs dizaines de kilomètres carrés, selon les plaidoyers transmis par l’ECPA à la Commission européenne, que Le Monde a pu consulter. En outre, ajoutent les industriels, il n’existe encore « aucune méthodologie reconnue au niveau international pour plusieurs des études requises par l’EFSA ». Enfin, les tests requis sont si contraignants, assure l’ECPA, que des produits utilisés en agriculture biologique échoueraient à les passer sans encombre…

Bourdons et abeilles solitaires

« On voit que l’industrie cherche à négocier les coefficients permettant d’estimer les niveaux de risques acceptables, avec des arguments extrêmement techniques, explique Barbara Berardi, sur la foi de documents que Le Monde a pu consulter. Par exemple, l’industrie demande à la Commission de relever à 20 % la perte d’abeilles au sein d’une colonie comme seuil acceptable, au lieu des 7 % recommandés par l’EFSA. »

Encore ne s’agit-il là que de considérations sur l’abeille domestique. Dans son document-guide de 2013, l’EFSA demande aussi que soient pris en compte des pollinisateurs sauvages importants, comme les bourdons et les abeilles solitaires. Jusqu’à présent, aucun test réglementaire ne se préoccupe d’évaluer les effets délétères des pesticides sur ces invertébrés. L’EFSA recommande d’en inclure. Elle n’est d’ailleurs pas la seule instance à exiger une telle mesure.

En 2015, deux ans après la publication du document-guide de l’agence d’expertise, le bras exécutif des académies des sciences des Etats membres de l’Union, l’European Academies Science Advisory Council (Easac), publiait un rapport sur les néonicotinoïdes, estimant qu’« il existe des preuves claires que de très faibles niveaux de néonicotinoïdes ont des effets sublétaux de longue durée sur des organismes bénéfiques ». Et que ce fait « devrait être pris en compte par les procédures d’approbation [des pesticides] de l’Union européenne ».

Stress chimique

L’un des points-clés du rapport était de souligner la grande fragilité des pollinisateurs sauvages face au stress chimique – plus grande que celle des abeilles domestiques, dont l’organisation sociale complexe permet des marges d’adaptation et une résilience que n’ont pas les autres insectes. « Il est probable que, à partir du moment où les abeilles domestiques ont commencé à décliner, des dégâts bien plus grands étaient déjà ­consommés pour les autres pollinisateurs, explique Michael Norton, qui a coordonné le rapport de l’Easac. A partir de ce constat, il semble nécessaire d’évaluer les risques des pesticides non seulement sur l’abeille domestique, mais au moins aussi sur d’autres insectes sauvages qui jouent un rôle bénéfique pour les activités humaines. »

Comme toutes les autres propositions de l’EFSA, ces tests sur des pollinisateurs sauvages, s’ils sont maintenus dans les futures recommandations de l’agence, ne seront pas discutés par les Etats membres avant l’été 2021. Presque une décennie après que l’alerte a été officiellement lancée sur la cécité des tests réglementaires actuels.

Stéphane Foucart

« Et le monde devint silencieux »

Tel est le titre d’un ouvrage ­publié conjointement par le Seuil et Le Monde, jeudi 29 août. Sous-titré « Comment l’agrochimie a détruit les insectes », il prolonge les enquêtes que nous avons publiées sur l’impact des insecticides néonicotinoïdes sur les insectes non cibles, notamment les pollinisateurs. Depuis leur introduction, dans les années 1990, les trois quarts de la quantité d’insectes volants ont disparu des campagnes d’Europe occidentale. Le livre décrit la façon dont ­l’industrie des phytosanitaires s’est employée à faire douter de l’impact collatéral de ses produits sur les insectes non ciblés. On voit à l’œuvre les stratégies inspirées de l’« ingénierie du doute » développée par l’industrie du tabac dans les années 1950 et reprise depuis par les officines climatosceptiques. Mais on y découvre aussi des scientifiques indépendants qui, depuis une décennie, avec des moyens dérisoires, documentent et alertent sur la catastrophe en cours.

« Et le monde devint silencieux », de Stéphane Foucart (Seuil-Le Monde, 338 p., 20 €).

• Le Monde. Publié le 27 août 2019 à 05h38 - Mis à jour le 27 août 2019 à 12h53 : https://www.lemonde.fr/sciences/art...


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