Sur « La gauche en temps de crise. Contre-stratégies pour demain »

mercredi 28 août 2019.
 

À l’occasion de la parution de son livre, La gauche en temps de crise, contre-stratégies pour demain, Pierre Mouterde (Québec) a bien voulu répondre à quelques questions de Presse-toi à gauche ! et faire le point sur l’état actuel de sa réflexion.

Presse-toi à gauche ! : Tu écris que l’objectif de ton essai est de chercher à avoir « la vue qui porte loin » et de dépasser les questionnements quotidiens . Que t’a permis cette réflexion, tant en ce qui concerne le diagnostic du système capitaliste qu’en ce qui concerne le mouvement de résistance, ce que tu appelles le « mouvement ascendant de contre hégémonie populaire » ?

Pierre Mouterde : Le point de départ de ce livre, c’est la crise. J’ai essayé de suivre la crise depuis son éclatement (septembre 2008) et d’en comprendre la portée et la force. Aujourd’hui, on ne parle pratiquement plus de cette crise, comme si elle n’avait jamais vraiment existé, comme si elle n’avait plus guère d’importance, comme si elle était irrémédiablement du passé. Le « regard qui porte au loin » est ce regard qui essaie de re-situer cette crise dans l’histoire, dans sa généalogie, dans son développement, qui cherche à en comprendre le pourquoi et qui se demande si une telle crise pourrait de nouveau se reproduire. En fait il s’agit de saisir ses dynamiques profondes. Et cette perspective m’a amené à situer cette crise dans le cadre du néolibéralisme, ce mode de régulation propre au capitalisme des années « post 80 », mais aussi à la replacer dans un contexte plus global, ce que j’appelle avec Wallerstein, le « capitalisme historique ».

Presse-toi à gauche : Le capitalisme n’est-il pas une réalité cernée, entendue... Pourquoi placer au commencement de ta réflexion, la recherche d’une définition du capitalisme ?

Pierre Mouterde : Justement, parce qu’une bonne partie des gens qui ont réfléchi sur la crise en restent à l’explication classique de l’existence d’un mode de régulation néolibérale avec ses privatisations, sa déréglementation, sa libéralisation des échanges et de ses conséquences néfastes. Ces gens pensent que si on arrivait à mettre en place un nouveau mode de régulation, la cause serait entendue et tout irait pour le mieux. Or c’est ce que j’ai essayé de montrer : cette crise ne doit pas seulement sa force et son ampleur à ce mode de régulation particulier mais aussi et surtout à ce qu’est le mode de production capitaliste. D’où l’importance de le définir en propre.

Presse-toi à gauche ? : Quels principaux traits du capitalisme soulignes-tu dans la définition que tu apportes du capitalisme ?

Pierre Mouterde : Ce qui caractérise le capitalisme c’est cette accumulation de marchandises, et au-delà, cette aspiration à l’accumulation illimitée de capital-argent dans le but délibéré de son auto-expansion. C’est en ce sens qu’il est un mode de production et d’échange tout à fait particulier. On s’aperçoit ainsi que ce mode de production a une date de naissance, qu’il a une histoire (350 ans d’âge, environ !). C’est pourquoi je parle de capitalisme historique. Il est passé par des phases, des métamorphoses, des transformations. Il est à l’origine de ces fameuses crises récurrentes dont nous venons de connaître tout récemment la dernière expression.

Derrière la crise, la crise...

Presse-toi à gauche ! : La crise que nous avons vécue et que nous vivons encore... t’amène à caractériser le capitalisme comme ayant une réalité mortifère ? Qu’entends-tu par là ?

Pierre Mouterde : Parler de capitalisme mortifère, ce n’est pas parler de la réalité du mode de production en elle-même. C’est parler de la réalité de son histoire et de son développement ainsi que des effets que le capitalisme finit par produire sur le long terme. Ce système, contrairement à beaucoup de pronostics ou de prévisions qui ont été posés à son propos, a été capable jusqu’à présent de repousser dans le temps ses propres contradictions, ses propres tensions internes. Ce qui fait qu’au bout du compte, il ne s’est pas écroulé comme certains l’avaient imaginé sous le poids de ses propres contradictions. Il n’a pas non plus été régulé comme certains auraient pu le souhaiter, et notamment le courant keynésien. Il ne s’est donc pas assagi ni débarrassé de ses traits les plus problématiques. Avec le recul du temps, on s’aperçoit qu’il est sans doute capable de repousser ses propres contradictions, mais en même temps, qu’il fait naître des périls nouveaux et grandissants pour l’humanité universelle ; des périls sur lesquels il faut nécessairement s’interroger aujourd’hui. De ces périls dans le livre, j’en distingue surtout deux : le plus connu, c’est le péril écologique, la rupture des grands équilibres écologiques à cause de la dynamique productiviste qui le caractérise, conséquence directe de cette logique illimitée d’ accumulation de capital-argent . Mais il y a aussi le péril qui pèse sur les êtres humains eux-mêmes et qui oblige par exemple aujourd’hui plus d’un milliard 200 millions d’humains à vivre avec moins 1,25$ par jour (ce chiffre vient d’augmenter de 40 millions suite à la spéculation sur le prix des aliments). Plus globalement il y a ces processus de marchandisation du monde grandissants qui font qu’on vise dans ce système à tout transformer (les biens, les outils, les personnes) en marchandise, en quelque chose qui se vend et s’achète, se transige, tendant à tout métamorphoser en ressources ou matières quantifiables qu’on peut manipuler à merci. Ce qui fait que le capitalisme finit par avoir une indéniable dimension mortifère, installant chaque fois un peu plus —pour l’humanité universelle— les conditions mêmes de la mort. C’est pourquoi la question du dépassement du capitalisme ou de la sortie du capitalisme ou de son renversement est une question qu’il faut se poser, et plus que jamais aujourd’hui.

Les conditions pour un changement

Presse-toi à gauche ! : Tu parles d’une relative apathie des mouvements sociaux actuels et d’une manifeste paralysie de l’opposition sociale et politique.... Si tu pars d’une situation dessinée de façon assez pessimiste, à quoi peux s’articuler l’élaboration d’une stratégie commune de résistance face à un capitalisme défini comme mortifère ?

Pierre Mouterde : On pourrait reprendre ici la fameuse idée de Gramsci, celle de parvenir à conjuguer le pessimisme de l’intelligence avec l’optimisme de la volonté. Car c’est là le paradoxe que nous vivons aujourd’hui si fortement : tout le monde ressent la nécessité de changement (peut-être pas sur un mode révolutionnaire, mais de manière importante tout de même !) et tout le monde se heurte en même temps à une apparente impossibilité de le faire, ne serait-ce que sur le mode minimal. Cette réalité, tout le monde la vit au quotidien. Pensez par exemple au scandale de l’exploration du gaz de schiste au Québec, beaucoup s’indignent avec raison, montent aux créneaux, et pourtant, ça existe, ça s’impose vaille que vaille, et il faut toute l’énergie du monde pour faire ressortir ne serait-ce que l’utilité d’un moratoire. En fait, il faut partir d’un constat qui est peut-être dur à accepter et qui se vit, qu’on le veuille ou non— comme une terrible tension pour tous ceux et celles qui aspirent à un autre monde possible : il est plus que jamais nécessaire de changer en profondeur le système qui est le nôtre ; et en même temps il apparait plus que jamais difficile de le faire. C’est ça la contradiction à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui. Mais faire ce diagnostic, ce n’est pas du tout s’ enfoncer dans le noir ou dans la tristesse contre-productive. Au contraire, c’est tenter de se mettre à la hauteur de ces formidables enjeux et essayer pour cela de développer une pensée qui soit véritablement « stratégique ». Si on veut porter des utopies qui ne soient pas que des utopies vaines et « chimériques », il faut apprendre ensemble à les arrimer à des stratégies qui pensent les conditions de leur réalisation. Et pour ça, nous avons besoin de réfléchir à ce qui nous permettrait, peu à peu, de retrouver cette force collective que nous avons perdue et qui s’exprime aujourd’hui par un espèce de glissement à droite général de toute la société.

Presse-toi à gauche ! : Mais c’est en s’appuyant sur quelles contradictions, sur quelles forces sociales, que le mouvement contre hégémonique dont tu parles pourra espérer se construire ? Tu écris : nous sommes des orphelins, une sorte de tribu dispersée et désorientée... N’as-tu pas peur de d’encourager une spirale de l’impuissance... pouvant même conduire à une certaine nostalgie du passé empêchant d’apprécier les temps présents à leur juste mesure ?

Pierre Mouterde : Transformer le monde aujourd’hui nécessite —aussi bizarre que cela paraisse— de se tourner vers le passé, de revenir à l’histoire, aux échecs de cette histoire, mais aussi aux possibles qu’elle a délivrés. Notamment, cette conception du politique comme « pensée stratégique », cette conception dont je parle, elle vient de l’histoire, avec ses traditions révolutionnaires, avec ses grandes figures, qu’on ne peut pas oublier et qu’il faut en même temps réactualiser de part en part, en les passant bien entendu au crible de la raison critique. C’est souvent ce qui manque, dans le mouvement altermondialiste, plus particulièrement chez certains courants libertaires. C’est comme si on imaginait pouvoir faire des transformations socio-politiques très importantes du jour au lendemain, parce qu’on pense que c’est bien, parce qu’on pense que nos idées sont bonnes ou justes en elles-mêmes. Nos idées peuvent être très nobles ou très légitimes, ce n’est pas pour autant qu’elles vont s’imposer auprès d’un large public. Parce que les idées, pour qu’elles puissent être acceptées, elles doivent pouvoir s’adosser à des rapports de force sociaux et politiques qui leur sont favorables. Si comme militant, on ne cherche pas à développer une stratégie politique travaillant à la reconstitution de ces rapports de force collectifs, au mieux on limitera les dégâts générés par le capitalisme, mais on restera ultimement enfermés dans sa logique mortifère. C’est un peu dans cette perspective qu’il faudrait réfléchir à des stratégies politiques qui soient à la hauteur de ces difficultés.

Presse-toi à gauche ! : Tu proposes de construire la politique de gauche autour de trois axes : la démocratie, la rupture avec l’univers néolibéral et l’action politique unificatrice... Mais contrairement au caractère concret de l’analyse concernant la crise ... ces axes restent définis à un grand niveau de généralité ? Pourrais-tu donner des exemples de comment ils pourraient se concrétiser dans la période actuelle au Québec ?

Pierre Mouterde : Pourquoi ai-je mis de l’avant ces trois mots clef : démocratie, rupture et action politique unificatrice ? Parce que c’est une manière de réactualiser une tradition de lutte, c’est-à-dire une façon de s’enraciner dans l’histoire tout en cherchant à en actualiser les paramètres les plus importants pour les temps présents. Par exemple la démocratie c’est un mot galvaudé, mais autour duquel tout le monde se retrouve aujourd’hui. Il faudrait pouvoir lui redonner son potentiel révolutionnaire car il en a un : le pouvoir de l’égal sur l’égal, le fait que nul n’a le privilège de gouverner, le fait que le pouvoir n’appartient pas à ceux qui sont bien nantis ou bien nés. Aujourd’hui la démocratie c’est une oligarchie, et revenir à son sens originaire, c’est nécessairement appeler à la rupture vis-à-vis des logiques néolibérales qui en ont complètement subverti le sens premier. C’est ce à quoi nous appelle par exemple l’ idée de démocratie participative.

Presse-toi à gauche ! : Tu n’as pas posé des axes stratégiques qui auraient concrétisé ces mots : la constituante, l’autogestion au niveau économique, l’appropriation sociale des richesses et des principaux moyens de production, la grève sociale ou politique...

Pierre Mouterde  : Je voulais d’abord ouvrir des pistes de réflexion et répondre à certaines questions clefs qu’on semblait très souvent ignorer. Essentiellement quand la crise était à son comble, une bonne partie des autorités et des experts s’interrogeaient sur le mode de régulation néolibérale et ses impasses. Certains sont allés plus loin : ils ont pointé du doigt le capitalisme, et avec raison. Mais je trouvais qu’il y avait une absence complète de discussion sur une autre question aussi essentielle, celle de s’interroger sur la sortie du capitalisme. Par exemple, on en voit très bien la nécessité dans le livre de Kempf, mais il ne développe pas vraiment la question du comment y parvenir. Il fallait donc chercher, ouvrir des pistes à ce niveau. À quelles conditions, cela ne serait-il pas utopique ? Comme on est dans une situation où il faut reconstruire une force collective défaite ou paralysée, le moment de la transition, la question des passages permettant d’aller vers un élargissement des soutiens, l’idée d’un processus qui permet la trans-croissance, tout cela devient essentiel, car ce n’est que dans la durée et l’élargissement de nos appuis que l’on pourra reconstruire un rapport de forces suffisamment favorable pour mettre un frein aux logiques néolibérales.

Presse-toi à gauche ! : Quand on discute de stratégie, on pose souvent la question du rapport entre le rôle du parti et celui des mouvements sociaux ? Tu ne sembles pas considérer nécessaire de passer par là et de revenir sur toute la question des rapports parti-mouvement ?

Pierre Mouterde : En fait je voulais m’adresser à deux catégories de gens qui sont bien présents, ici et maintenant au Québec : la mouvance péquiste tout d’abord, en lui rappelant que des changements révolutionnaires ou importants ont déjà existé au Québec. Ce n’est donc pas utopique d’y songer, puisqu’il y a 30 ans tout le monde « trippait » sur la nécessité de se faire un pays, sur de grands changements collectifs ! Et c’est encore quelque chose du possible, à condition évidemment d’en actualiser les termes en fonction du contexte néolibéral. L’autre mouvance, c’est la mouvance de gauche et particulièrement la mouvance altermondialiste et libertaire qui a relancé, renouvelé l’idée de révolte, de contestation radicale, de remise en cause de l’ordre capitaliste sous toutes ses formes.

Presse-toi à gauche ! : Tu présentes Québec solidaire, comme un acquis important dans la recomposition du mouvement de résistance...

Pierre Mouterde : Les personnes qui ont lancé Québec solidaire ont bien saisi intuitivement la période dans laquelle nous nous trouvons, cette période de fragmentation et de désorientation qui est la nôtre. Et si l’on veut pouvoir grandir dans une période où tout est fragmenté, où la scène sociale et politique est morcelée, il faut nécessairement apparaître comme pouvant unifier les gens, les rassembler. Il y a un côté très pragmatique chez les leaders de Québec solidaire et qui a été intéressant parce qu’il a permis de regrouper du monde qui auparavant était dispersé : les féministes, les socialistes, les écologistes, les altermondialistes, les gens venant du mouvement populaire, etc. Et c’est seulement en tenant compte de cette diversité que la gauche pourra reconstruire, à travers un processus (encore le mot !) de discussions, d’échanges, ses capacités d’intervention politique. Mais le revers de cette attitude si elle n’est pas combinée à autre chose, c’est de sombrer dans le « consensualisme prudent » qui évite les questionnements de fond, passant à côté de toute la question de la rupture.

Presse-toi à gauche ! : Tu crains que sur les questions les plus importantes, il y ait une tendance à reporter le fond du débat à plus tard ? Comment expliques-tu cette situation et comment penses-tu qu’il est possible de la dépasser tout en renforçant la cohésion et la pertinence politique de Québec solidaire ?

Pierre Mouterde : Il n’y a pas de recette absolue, mais le danger qui guette Québec solidaire, me semble-t-il, c’est cette peur d’apparaître comme un parti qui chercherait avec audace (en même temps que de favoriser le regroupement) à rompre avec les logiques néolibérales. Peut-être faut-il rompre de façon progressive pour accumuler des forces, pour permettre des transitions fécondes, pour faciliter des processus de prise de conscience grandissants, mais ce qu’il ne faut pas fermer, c’est la possibilité d’une approfondissement de la critique et de la rupture. Pour ne pas tomber dans ce danger, il faut chercher à s’appuyer sur les mouvements sociaux, sur les luttes sociales en cours qui, elles, tendent invariablement à la rupture. Pensez par exemple à la lutte contre l’exploitation du gaz de schiste ! D’ailleurs, et c’est un point positif à mettre au crédit de Québec solidaire, chaque fois qu’il y a eu une radicalisation aussi minimale soit-elle des enjeux sociaux au Québec (pensez à la crise ou au scandale de la Caisse des dépôts), Québec solidaire a été en phase avec ces mouvements de radicalisation. Mais si ces mouvements sociaux en lutte ne sont pas là ou restent pratiquement inexistants, c’est beaucoup plus difficile pour un parti de s’en faire l’écho, de s’en nourrir et d’en coordonner toute la dynamique potentielle. Le rôle d’un parti comme Québec solidaire, ce n’est pas seulement de gagner plus de députés, c’est de stimuler partout où c’est possible ces contre-pouvoirs, ces pouvoirs alternatifs à la base. En somme c’est de travailler à la généralisation d’expériences de démocratie participative, à l’auto-activité des mouvements sociaux, populaires, syndicaux, citoyens, etc.

Presse-toi à gauche ! : Mais les mouvements sociaux font eux aussi face à des questionnements stratégiques pour déterminer comment réussir à résister et à gagner ? Ne faudrait-il être capable de faire du questionnement stratégique des mouvements un questionnement stratégique du parti ?

Pierre Mouterde : Oui, il serait, je crois, souhaitable d’aller dans cette direction, et de plus en plus. Il y a une vieille crainte dans Québec solidaire qui vient sans doute des années 70 qui est celle de tomber dans le travers de manipuler les mouvements sociaux. Mais on peut chercher à se coordonner avec les mouvements sociaux, tout en ayant un rapport démocratique avec eux. Et ces rapports sont d’autant plus importants qu’ils permettront, me semble-t-il à Québec solidaire de ne pas déraper dans l’électoralisme et de ne pas refaire le chemin qu’a fait le Parti québécois. On peut l’imaginer facilement : si jamais Québec solidaire prend de la force, il y aura beaucoup de pressions sur lui (de la grande presse, des lobbies, etc.) pour qu’il atténue son programme, pour qu’il devienne raisonnable, qu’il se coule au moins dans le social-libéralisme. Si on veut ne pas tomber dans ces travers, il faut pouvoir compter sur les mouvements sociaux. Si on est enracinés dans leurs luttes, leurs combats au quotidien on pourra sans doute mieux résister à ces pressions.

Presse-toi à gauche ! : En conclusion tu soulèves l’idée que c’est la vie qui est aujourd’hui en jeu avec le capitalisme historique, la vie tout court, la vie de la planète comme celle de l’humanité, faisant ainsi peser sur les épaules de cette dernière des défis essentiels. Ne serait-ce pas à partir de là que les stratégies pour demain devraient être élaborées ? N’est-ce pas à ce niveau que la nouvelle conscience de l’urgence du changement tend à s’imposer largement ? Ne faudrait-il pas partir de là ? Pourquoi n’as-tu pas placé cette problématique au centre de ta dernière réflexion ?

Pierre Mouterde : Ce livre là voulait insister sur la question des contre-stratégies politiques de la gauche , question qui me semblait en grande partie absente des débats. L’écosocialisme —et j’en suis— commence à être une thématique assez repérable dans la gauche québécoise, mais la question du pouvoir, la question des rapports de forces sociaux, la question du glissement à droite de toute la société, la question de la politique comme « puissance d’un nous » qui parvient à s’affirmer, cela me paraissait passablement oublié. C’est comme s’il y avait une sorte de pensée utopique-chimérique très présente au Québec, une sorte de point aveugle. Et il me semblait nécessaire de rappeler que dans l’histoire des changements socio-politiques, il y a toute une tradition de réflexion et d’action concernant le pouvoir politique, la prise du pouvoir, des rapports de pouvoir qui structurent inéluctablement une société. Et si on veut changer des choses aujourd’hui en termes politiques, il faut nécessairement en tenir compte, ne serait-ce qu’en prenant le contre-pied ou en la critiquant rigoureusement.

Presse-toi à gauche ! : C’est un peu étonnant de t’entendre parler comme cela, car dans ce que tu écris, l’idée d’utopie est centrale. Et s’il y a une possibilité de renouvellement d’un nouveau récit historique c’est par rapport à cette utopie nécessaire de remise en question radicale du capitalisme pour sauver la planète, et qu’à partir de là les alliances et les mouvements de résistance, les tâches des partis ont une chance d’avoir une force propulsive pour un changement réel ?

Pierre Mouterde : Quand on regarde aujourd’hui le mouvement altermondialiste par exemple, on s’aperçoit que quelque part il piétine, surtout quand on mesure son action aux défis que pose la mondialisation capitaliste. Et il piétine car, entre autres choses, il a de la difficulté à aborder la question stratégique, à passer de l’utopie chimérique à l’utopie stratégique. Et cette question, elle est centrale. Sans doute, il faut la penser autrement que dans le passé, mais il faut la penser quand même, car autrement, on risque de se contenter des rêves de ces vieux socialistes utopistes des années 1830-1840, certes sympathiques, mais peu à même de transformer le réel. C’est pourquoi, au-delà du retour salutaire d’une critique radicale du capitalisme, je trouvais important de comprendre comment on pouvait passer d’une critique abstraite et théorique du capitalisme à une critique pratique, militante et effective. C’est un enjeu tout aussi essentiel : penser aussi le politique comme étant de l’ordre du stratégique, comme étant ce qui nous permet de penser la puissance des gens d’en bas, le pouvoir des couches populaires et subalternes, un pouvoir constituant. Aujourd’hui, on a en face de nous un pouvoir institué et hégémonique qui est considérablement puissant, celui des grands lobbies financiers et économiques, plus puissant que jamais. Si on veut faire plus que dénoncer ce pouvoir ou le freiner quelque peu, il ne nous reste que l’option de participer à la reconstruction de nouveaux rapports de force sociale plus favorables aux gens d’en bas. Et cela passe bien sûr aussi par un travail des intellectuels, un travail de clarification, de conceptualisation, d’échanges qui devrait nous aider à reconstruire cette contre hégémonie culturelle dont nous avons aussi besoin. D’où la nécessité de lancer le débat et d’en discuter chaque fois plus largement. C’est ce que cherche à faire ce livre : ouvrir la discussion !

Propos recueillis par Bernard Rioux

Pierre Mouterde, La gauche en temps de crise, contre-stratégies pour demain, Liber, 2011, 124 pages.


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