Aux États-Unis, militants noirs nouvelle génération

mercredi 14 août 2019.
 

Ferguson, août 2014 : un adolescent noir, Michael Brown, est abattu par un policier blanc. Depuis, les jeunes Afro-Américains sont passés de la dénonciation du racisme policier à la construction d’un large mouvement, s’opposant au modèle d’une société qui perpétue les dominations sociales et raciales.

Le 9 août 2015, à 12h02, la ville de Ferguson, située dans la banlieue de Saint Louis (Missouri), était traversée d’un long silence. Quatre minutes trente d’interruption pour rappeler les quatre heures trente durant lesquelles le corps de Michael Brown, dix-huit ans, est resté à terre le 9 août 2014.

Depuis, l’adolescent noir – tué, alors qu’il n’était pas armé, par Darren Wilson un policier blanc – est devenu l’emblème du renouveau de la lutte des Noirs aux États-Unis. Et ce matin-là, plusieurs centaines de personnes sont rassemblées en mémoire du disparu dans cette ville résidentielle, aux allures tranquilles, à mille lieues des images des soulèvements qui ont fait le tour de la planète l’été dernier.

Un mouvement au-delà du moment

Parmi les premiers arrivés, Ryan Walles, Afro-Américain de vingt-neuf ans, habitant du quartier et ami de Mike Brown. Ému à l’évocation de l’année « tragique » écoulée, il évoque une vie de « souffrances » au cours de laquelle il a souvent été confronté à la police du seul fait de sa couleur. Ayant pris part aux différents mouvements de protestation, il s’est trouvé exposé à la multiplication des violences policières : « J’espère aujourd’hui que la marche silencieuse sera paisible », déclare-t-il, un peu désemparé.

Présente également, la famille de Michael Brown, qui a porté plainte au civil après la décision d’un grand jury de ne pas poursuivre Darren Wilson. Ce dernier, interviewé par le New Yorker, n’exprime pas le moindre regret, ni même de compassion à l’égard de Mike Brown qu’il considère comme responsable de sa mort du fait de son « manque d’éducation ». Sur les lieux de la commémoration, l’ambiance est calme mais la colère est palpable. Michael Brown Sr, le père de l’adolescent disparu, prononce quelques mots empreints de douleur : « On me demande souvent comment je me sens, c’est la question la plus stupide qui soit. » Il est relayé par de nombreuses voix qui exigent la justice et déclament les noms d’Afro-Américains victimes de crimes policiers. La foule impressionne par sa jeunesse et sa mixité : la génération Y – les millenials – est surreprésentée, tandis que de nombreux Blancs sont venus témoigner de leur solidarité. Grands absents de ce rassemblement, les leaders historiques de la lutte pour les droits des Noirs ne semblent manquer à personne. Nulle trace des représentants de la NAACP, ni des révérends Jesse Jackson, ancien compagnon de route de Martin Luther King, et Al Sharpton, incontournable et omniprésent fondateur du National Action Network, à la tête de sa propre émission TV sur MSNBC. Accusés de vouloir récupérer le mouvement de terrain pour leur communication personnelle, ces représentants institutionnalisés ne semblent plus les bienvenus à Ferguson.

Les associations nées depuis un an sont le fait de jeunes gens jamais impliqués dans ces mouvements traditionnels. Ainsi l’organisation Black Lives Matter (Les vies noires comptent) est née d’un hashtag lancé sur Twitter après l’acquittement de George Zimmermann, l’homme qui avait abattu Trayvon Martin un adolescent noir sans arme, parce qu’il le trouvait suspect. À l’origine du hashtag, trois jeunes femmes, dont deux queer – le détail a son importance –, Alicia Garza, Patrisse Cullors et Opal Tometi. Leur action incarne ce renouveau du militantisme noir insufflé par l’usage des réseaux sociaux et proposant une rhétorique alternative aux récits des médias traditionnels. Ce tissu d’actions éparses devenu un mouvement, The Movement for Black Lives, lutte contre « la suprématie blanche » qui corrompt toutes les couches de la société, et parle non pas de racisme mais d’« anti-Blackness » (négrophobie), la société américaine étant depuis sa naissance structurée autour de la domination exercée sur les Noirs. Son crédo ? « A movement not a moment » – un mouvement, pas un moment.

Rupture avec les aînés

À Ferguson, le rappeur Tef Poe, vingt-huit ans, a été un des premiers à tweeter au sujet de la mort de Mike Brown. Co-fondateur du mouvement Hands Up United, dont le nom fait référence au dernier geste de Mike Brown – les mains en l’air –, il constate l’émergence de ce que l’on appelle désormais le « Black Twitter » : « Les réseaux sociaux nous ont aidés à sensibiliser l’opinion nationale et internationale. »

Comme beaucoup dans sa génération, il ne se sent pas vraiment proche de ses aînés leaders des droits civiques : « Je comprends l’importance de leur travail, mais ils militaient pour l’inclusion dans le système. Nous militons pour l’autosuffisance et l’autonomie envers ce système créé par des hommes blancs. Nous devons créer quelque chose qui nous appartient. »

Membres du même collectif, Rika Tyler, vingt-et-un ans, danseuse, et T-Dubb-O, rappeur de vingt-six ans, se sont rencontrés alors qu’ils bloquaient les rues pendant les protestations à Ferguson. Ils sont aujourd’hui en couple. Rika Tyler se remémore son choc : « Ma cousine m’a appelée pour me dire qu’il y avait un corps à terre. Sur place, j’ai vu cette femme infirmière demander à exécuter les premiers soins, mais la police ne l’a pas permis. » Ces heures tragiques ont opéré un changement irréversible : « Je suis mère d’un enfant de deux ans. Quand j’ai vu ce corps, le fils de quelqu’un, au milieu de la rue, j’ai craqué. »

Ce jour-là, T-Dubb-O a annulé son concert pour se rendre sur les lieux du meurtre. Aujourd’hui, le jeune homme, qui se définit comme révolutionnaire, n’est pas tendre avec les mouvements noirs traditionnels : « Il y a bien longtemps que j’ai perdu foi en ces organisations. On ne les voit jamais quand des personnes comme moi sont tuées. » Sa compagne renchérit : « Les soulèvements de Ferguson ont été déclenchés par des personnes qui me ressemblent, des gens tatoués qui écoutent du rap. Nous ne sommes pas ces Nègres respectables en costards cravates. » La rupture consommée, T-Dubb-O s’interroge : « Je ne sais pas si nos combats sont toujours les leurs, j’ai l’impression que le mouvement des années 1960 a été corrompu. Quand on est subventionné par le gouvernement, on adopte la position qui lui convient. »

Jeunes et femmes au premier rang

Le gouvernement a pourtant à sa tête un homme noir, Barack Obama. Son élection à un tel poste n’a pas empêché la multiplication des crimes racistes. Pour Tef Poe, c’est même pire : « Ça n’a eu aucun effet sur ma vie. Ça me déprime que tout ça arrive alors que notre président est noir, mais je ne suis pas surpris. Les États-Unis sont le ventre de la bête capitaliste, leur président est élu pour maintenir le système. » Rika Tyler est du même avis : « Tout le monde pensait qu’il aurait des super pouvoirs pour changer le monde, mais il ne peut pas réparer un système qui est déjà cassé. » T-Dubb-O, qui figure parmi les activistes conviés à la Maison Blanche pour rencontrer le président, est extrêmement déçu par ses prises de positions tièdes, mais reconnaît que « beaucoup de Noirs ont voté pour lui parce qu’il était noir, mais dans les débats de sa première campagne, il n’a jamais dit qu’il ferait quoi que ce soit pour les Noirs ».

La politologue Brittney Cooper, spécialiste des études de genre et de l’histoire afro-américaine à l’université Rutgers, analyse l’absence d’impact de l’arrivée d’Obama au pouvoir : « Ce qui arrive à quelques Noirs n’indique rien de la condition sociale des masses noires. Même à l’époque des lynchages, il y avait des Noirs exceptionnels. » De plus, elle considère que « le président ne dispose que d’un pouvoir fédéral limité, et ne peut pas protéger les gens des actes quotidiens de violences locales ». En amont de la marche à Ferguson, plusieurs réunions se sont tenues dans des églises, rappelant leur rôle historique central tout au long du XXe siècle. Pourtant, les lieux de culte font aussi l’objet d’une réelle défiance de la part de ces nouveaux militants. Brittney Cooper explique que le Movement for Black Lives « n’a pas émergé de l’Église, contrairement au mouvement des droits civiques qui était mené par des prédicateurs religieux. L’Église est davantage perçue comme tentant de réduire la lutte, au lieu de la soutenir, en focalisant le débat sur des questions individuelles sans s’inquiéter du racisme systémique. »

L’universitaire observe également la position inédite des femmes et des queer dans ce mouvement :

« À Ferguson, les femmes étaient en première ligne et grâce aux réseaux sociaux, elles ont été reconnues dans leurs actions. Ashley Yates, Brittany Ferrel et Alexis Templeton fondatrices de Millenial Activists United Women (organisation phare à Ferguson, NDLR) sont des femmes qui se revendiquent comme queer. Elles ne veulent pas commettre les erreurs des années 1960, en laissant entendre que seuls les hommes sont qualifiés pour être des leaders. »

Rika Tyler confirme en effet la place des femmes dans les manifestations : « Nous étions aux avant-postes. J’ai été arrêtée plusieurs fois, la police n’a pas fait de différence pour nous attaquer avec des gaz lacrymogènes et des balles en caoutchouc. J’ai même eu une arme pointée sur ma tête. »

Au-delà de l’invisibilisation historique des femmes, Brittney Cooper tient à rappeler que les femmes sont aussi victimes de la violence raciste : « Dans les mouvements passés, on ne parlait que des violences et des lynchages contre les hommes ». C’est pour rappeler cette réalité souvent occultée que le hashtag #SayHerName (Dis son nom) est apparu cette année sur Twitter, rappelant la longue liste des femmes noires qui, comme Rekia Boyd, Aiyana Stanley-Jones ou Amber Monroe, sont mortes du fait d’agressions policières dans une relative indifférence.

Visibilité nationale

Comme Brittany Cooper, de nombreux universitaires s’engagent dans le débat public. Parmi eux, l’infatigable Cornel West. Identifiable à son imposante coiffure afro, le célèbre philosophe qui se présente comme l’intellectuel le plus provocateur des États-Unis est devenu en quelques années un des plus grands détracteurs du président Obama. Invité dans une église noire, la Greater St. Mark’s, à Ferguson, il intervient ce soir-là tel un prêcheur électrisant une salle conquise pour dénoncer d’un bras nerveux les coupables : le capitalisme et les grands médias entre autres.

Quand il s’en prend virulemment au président figurant parmi « ces visages noirs des hautes sphères qui ne se préoccupent pas des intérêts des Noirs », avant de désigner les « vendus », les applaudissements sont plus mesurés. La réticence des Afro-Américains à accabler le premier président noir, déjà visé par les attaques racistes de ses adversaires, est perceptible. La voix radicale et tonitruante de Cornel West, soucieux de « l’intérêt des plus pauvres » délaissés par les élites, reste toutefois bienvenue dans ces contrées du Missouri où aucun représentant du gouvernement ne s’est déplacé pour les commémorations.

Au même moment, les mobilisations reprennent devant le commissariat à Ferguson. Tyrone Harris Jr, un homme noir de dix-huit ans qui se trouvait vraisemblablement à proximité d’un groupe de jeunes armés, est grièvement blessé par balles par la police. Si l’Église est décriée par les plus jeunes, son poids dans les mobilisations reste considérable. Ce lundi 10 août, plusieurs religieux de la région de Saint Louis appellent à une marche pacifique partant de la Christ Church Cathedral pour réclamer justice.

Les tirs de la veille ont tendu les activistes. Pourtant, la marche reste joyeuse, ponctuée de chants religieux rythmés par des percussions. Kippas et hijabs côtoient les jeunes militants du Movement for Black Lives qui, malgré leurs réticences face au clergé, ne boudent pas la marche dans laquelle ils figurent au premier plan. Certains d’entre eux abordent tout de même d’impertinents T-shirts : « C’est pas les droits civiques de ta mère ! », rappelant le clivage générationnel.

En tête de cortège, la pasteure Traci Blackmon, de l’église King United Church of Christ de Saint Louis, impliquée dès les premières heures de la tragédie. D’une voix douce et posée qui contraste avec son imposante silhouette, cette mère de trois enfants de la génération millenials reconnaît humblement le caractère décisif de la mobilisation de ces jeunes : « Sans eux, nous ne serions pas ici 365 jours plus tard. C’est grâce à eux que nous avons cette visibilité nationale et que les Nations unies ont classé ce problème parmi les violations des droits humains. » Si elle mène la marche en interprétant des chants religieux au mégaphone, elle n’éprouve pas le désir, comme d’autres, de récupérer le mouvement. « Je ne parlerai pas pour eux, nous devons connaître notre place. Je respecte ce qu’ils ont fait, ils doivent mener le combat. »

État d’urgence ?

Parmi les marcheurs, on retrouve Michael McBride, un religieux au look peu conventionnel. Serti de la collerette de rigueur, le pasteur de trente-huit ans à l’allure bonhomme arbore des baskets Air Force One dont la blancheur contraste avec son costume sombre : « J’interviens dans les conflits de rue qui impliquent des jeunes et des gangs depuis sept ans. La manière dont je m’habille aide les jeunes à s’identifier à moi et me permet de me distinguer du clergé. » Venu de la baie de San Francisco, il est accouru à Ferguson après la mort de Mike Brown avec un convoi de responsables religieux. Il reste choqué par la réaction policière observée, « une réponse militaire avec des tanks et des gaz lacrymogènes ».

Après plusieurs semaines sur place, il gagne la confiance des jeunes qu’il soutient et encourage en dispensant des conseils stratégiques. Il reste conscient des erreurs de l’Église dont il dresse un bilan sans concessions : « Sous notre regard, les incarcérations massives, la pauvreté endémique et les forces du capitalisme ont décimé les communautés pauvres. Nous devons admettre que nous avons été incapables de prévenir ces tragédies. »

Sur Obama, il épouse le regard sceptique de ses camarades. « J’ai été consulté par la Maison Blanche. J’ai demandé la fin de la violence d’État et la démilitarisation des forces de police, mais j’ai le sentiment qu’il n’y a pas de volonté politique de stopper cette escalade. On ne peut pas placer notre foi dans notre président. Je suis certain qu’il ne souhaite pas voir ces corps étendus dans les rues, mais de toute évidence il n’a pas l’intention de démanteler le système qui rend ces horreurs possibles. »

La marche se dirige vers le tribunal de Saint Louis pour remettre au procureur général de l’État du Missouri, Richard Callahan, une lettre réclamant l’égalité de traitement pour tous. L’option du dialogue ne semble pas envisagée par l’institution : les manifestants se retrouvent face à des portes closes barricadées. Ils décident d’escalader les barrières, pour s’asseoir sans violence devant le bâtiment. Quelques minutes suffisent pour que se déploie un important dispositif policier. Des dizaines d’officiers surarmés – certains avec des armes de guerre – entourent les activistes avant de les arrêter menottes aux poignets. Parmi eux, des pasteurs en soutane, des membres de plusieurs collectifs dont Hands Up United et même le philosophe Cornel West ! Cinquante-sept arrestations en tout. La détention ne dure que quelques heures, mais entre-temps, l’état d’urgence est déclaré dans le comté de Saint Louis en raison des « potentiels dommages contre les personnes et les propriétés ».

Quelques jours plus tard, à Saint Louis, Mansur Ball-Bey, un étudiant afro-américain de dix-huit ans meurt, abattu d’une balle dans le dos par des policiers blancs. Face au silence de la Maison Blanche, un nouveau hashtag #WhichEmergency (Quel état d’urgence ?) est apparu pour questionner les priorités du pouvoir.

Rokhaya Diallo


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