Vie et mort de « Mama Zina », l’octogénaire atteinte par une grenade lacrymogène à Marseille

lundi 5 août 2019.
 

Zineb Redouane se trouvait à la fenêtre de son appartement, le 2 décembre 2018, quand une grenade tirée par la police lors d’une manifestation de « gilets jaunes » l’a atteinte au visage. Sa famille exige la « vérité ».

Le vide ne s’apprivoise pas. Six mois ont passé depuis le décès de sa mère, et Milfet Redouane souffre toujours autant de son absence. « Je suis morte avec maman », confie cette quadragénaire d’une voix à peine audible. Ne lui restent que les nombreux souvenirs, et aussi les photos vintage accrochées aux murs de la maison familiale de Birkhadem, quartier résidentiel d’Alger. Des clichés qui viennent rappeler « combien Zineb était belle avec ses longs cheveux noirs », sourit Khadija, 49 ans, une amie de la famille.

Du salon au jardin, tout ramène ici à « Mama Zina » : son perroquet, sa tortue, ses roses, son chat, sans oublier le sapin, qu’elle avait elle-même planté il y a des dizaines d’années… Sa mère était tout pour Milfet, elle lui a voué son existence au point de mettre sa vie de femme entre parenthèses. « Nous étions fusionnelles », souffle-t-elle.

Zineb Redouane est décédée à l’âge de 80 ans, le 2 décembre 2018, sur une table d’opération de l’hôpital de la Conception, à Marseille. Sa fille aurait voulu que la vieillesse l’emporte bien plus tard, mais le mektoub (« destin », en arabe) en a décidé autrement. La veille au soir, alors qu’une manifestation avait lieu dans les rues de son quartier, elle avait reçu une grenade lacrymogène en plein visage causant, selon le rapport d’autopsie, « un traumatisme facial sévère, avec fractures de l’ensemble de l’hémiface droite, et des fractures costales ». « On voyait les os de sa mâchoire alors qu’elle n’avait plus de dents », précise Milfet.

En cette fin de journée, les deux femmes discutent au téléphone : la fille à Alger, la mère à Marseille. Celle-ci se trouve dans son petit appartement de la rue des Feuillants, à Noailles, un quartier populaire situé non loin du Vieux-Port. Tout en papotant, elle se prépare une soupe de légumes. Quatre étages plus bas, le bitume bouillonne : l’acte III des « gilets jaunes » se tend avec les CRS. D’autant qu’une autre manifestation a lieu au même moment, celle du Collectif du 5-Novembre, soucieux de dénoncer la vétusté de certains immeubles de la ville après l’effondrement de deux d’entre eux, rue d’Aubagne (huit morts).

« J’entends un hurlement »

Pour disperser la foule, les forces de l’ordre utilisent des grenades lacrymogènes. L’odeur âcre du gaz se répand bientôt dans tout le quartier, jusqu’au salon de Mme Redouane. A 18 h 56, elle lance à sa fille : « Attends, je vais fermer la fenêtre, il y a trop de gaz. » C’est à ce moment-là que le drame de sa vie, de leurs vies, se noue. « J’entends un hurlement, je l’entends encore, je l’entends toujours », témoigne Milfet. La vieille dame a reçu en plein visage une lourde cartouche GR 56 FUM LAC MP7. Au téléphone, elle crie : « Il m’a visée ! Il m’a visée ! » « Je ne comprenais pas ! Le pire, c’est qu’elle parlait distinctement », se souvient Milfet.

Une épaisse fumée embrume la pièce. Mme Redouane tente d’éteindre ou d’écraser la grenade avec ses chaussons, calcinés sous l’effet de la chaleur. Elle tape des pieds si fort sur le sol que la voisine du dessous croit qu’elle a besoin d’aide : c’est une sorte de code entre elles, quand « Mama Zina » veut l’appeler. Une fois dans l’appartement, la voisine la trouve en sang, une serviette à la bouche.

La caserne des marins-pompiers a beau se trouver à 200 mètres de là, ils mettent du temps à intervenir. Dehors, il y a des affrontements. « On les a attendus peut-être une heure, voire plus », assure la voisine. « Dans la cage d’escalier, il y avait du sang partout, on aurait dit qu’on avait tué un mouton », témoigne-t-elle, encore effrayée. Sollicités par Le Monde, les pompiers n’ont pas souhaité s’exprimer.

A l’hôpital, « Mama Zina » continue de parler au téléphone avec sa fille. Elle n’est pas seule dans sa chambre. Cinq de ses amies l’entourent à tour de rôle, notamment Imen Souames, 51 ans. « Nous devions dîner ensemble ce soir-là, se souvient-elle. Nous avions pris un café dans l’après-midi, elle ne voulait pas rentrer chez elle. On avait dû annuler le dîner à cause de la manifestation. Sur son lit d’hôpital, elle me disait : “Ramène-moi mon chargeur. Quand je me réveille de l’opération, tu as intérêt d’être là, je veux savoir pourquoi ce policier m’a visée.” »

Quand « Mama Zina » perd connaissance, Imen colle le portable à son oreille. « Je disais à maman de ne pas partir », chuchote Milfet. Il faut donc l’opérer d’urgence. « Le chirurgien nous apprend qu’elle risque de s’étouffer car le palais descend. Je lui réponds qu’il faut faire attention à l’anesthésie », poursuit Imen. Au bloc, son cœur lâche une première fois, puis trois autres encore. Le cinquième arrêt cardiaque sera fatal. « Tout de suite, les infirmières nous ont conseillé de porter plainte », conclut Imen Souames.

La vie « sucrée »

Tout au long de son existence, Zineb Redouane a toujours été un esprit libre, un brin bohème et indocile. « Elle était directe, franche, et ne se laissait pas faire. Que ça plaise ou non, elle nous disait nos quatre vérités, et puis après tout était oublié », se souvient Meriem, une amie algéroise de 71 ans. Zineb n’est pas née dans cette capitale, mais à Tunis, en 1938, d’un père berbère originaire d’Aïn Beïda (nord-est de l’Algérie) et d’une mère turque. Tous deux s’étaient rencontrés à Damas peu après la première guerre mondiale, à laquelle il avait participé avec tant d’autres soldats « indigènes ».

Dans les années 1940, le père tient un commerce d’alimentation générale à Tunis. Zineb, la fille, est gâtée et choyée par ses quatre frères. Enfant, elle fréquente une école réputée, où lui sont enseignés l’arabe et le Coran. Peu avant l’adolescence, la famille s’installe à Alger. Elle se mariera très jeune à Tunis et deviendra mère d’une fille qui vit aujourd’hui toujours là-bas. Elle se destine alors au métier de coiffeuse et se rend même à New York pour effectuer un stage chez L’Oréal. Mais son couple ne dure pas ; elle finit par divorcer.

Peu après, elle s’éprend d’un ami de l’un de ses frères, Ahmed Redouane. Pour eux deux, la vie sera hlou (« sucrée ») : six enfants, des voyages en Europe ou au Moyen-Orient. Ahmed est alors un entrepreneur en pleine réussite, qui possédera jusqu’à trois hôtels à Marseille. Zineb, elle, reste à Alger : mère à la fois autoritaire et câline, elle a dû lâcher son salon de coiffure du centre-ville pour s’occuper des enfants, ce qui ne l’empêche pas de multiplier les séjours à Marseille.

Son destin bascule au décès de son mari, en 1996. Suit, dix mois plus tard, celui de son fils « préféré », Adel, victime d’un arrêt cardiaque à l’âge de 30 ans. Dès lors, sa santé décline. Deux infarctus, une opération du cœur, du diabète, de la tension… Elle devient vulnérable. Son dernier hôtel est saisi, elle ne peut plus s’en occuper. « Ses salariés l’ont arnaquée », assure sa fille Milfet. Zineb Redouane ne cesse pas pour autant les va-et-vient entre les deux pays et se fait suivre à Marseille pour ses problèmes de santé. « C’était une grande malade qui tenait debout », résume Meriem, l’amie algéroise. A Marseille, elle aimait prendre son café à l’Ankara Grill avec Imen, qu’elle considérait comme sa fille, et lui faire des blagues aussi…

Le tireur toujours pas identifié

Six mois après sa mort, son quartier n’a pas oublié cette dame élégante, qui portait un léger voile depuis son pèlerinage à La Mecque. Sur certains murs et monuments, les messages de soutien se multiplient : « Zineb, assassinée par la police », « Zineb : ni oubli, ni pardon ». Le Collectif du 5-Novembre la comptabilise comme la neuvième « tuée » de la rue d’Aubagne. Quant aux « gilets jaunes », ils la considèrent comme un des onze morts du mouvement, victime, selon eux, des violences policières. « Une semaine avant de mourir, elle avait rêvé de sa mère, de mon père et de mon frère, et elle m’avait dit : “Je crois qu’ils sont venus pour me prendre” », se rappelle sa fille. « C’est un choc », souffle Isma, une de ses sœurs, qui vit en Egypte. « Nous sommes toujours traumatisés », ajoute son frère Sami, à Alger.

Tous se battent désormais pour comprendre ce qu’il s’est passé le 1er décembre. Ce jour-là, Zineb Redouane disait voir de sa fenêtre deux policiers positionnés près du magasin C&A, en face de son immeuble. Pourquoi l’un d’eux l’aurait-il visée ? « Ma mère avait une très bonne vue et une excellente mémoire. Elle avait son portable à la main, peut-être a-t-il pensé qu’elle filmait », se demande Milfet. Etait-ce intentionnel ? Un accident ? « Je veux savoir », martèle la jeune femme.

Un rapport de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) du 4 décembre souligne que le tir « était possible », avant de préciser : « Le magasin C&A avait en effet vue directe sur le bâtiment, la fenêtre de l’appartement, située à 40 mètres environ. » Mais six mois après les faits, l’enquête n’a pas avancé et le tireur n’a toujours pas été identifié, indique au Monde le procureur de la République à Marseille, Xavier Tarabeux.

Autopsie en Algérie

La famille ne pardonne pas à ce magistrat ses propos du 3 décembre, quand il avait affirmé que la mort de Mme Redouane résultait « d’un choc opératoire et non d’un choc facial », ajoutant qu’« à ce stade, on ne [pouvait] pas établir de lien de cause à effet entre la blessure et le décès ». « Contrairement à ce qui a été rapporté, il n’a jamais été question de nier qu’elle a reçu un projectile au visage, cette blessure est indiscutable, souligne-t-il aujourd’hui. La question est de savoir si son décès a pour origine l’intervention chirurgicale, compte tenu de ses antécédents médicaux lourds. » De son côté, le ministre de l’intérieur, Christophe Castaner, a assuré que les forces de l’ordre n’avaient « pas tué Zineb Redouane ».

Il y a quelques semaines, la famille a changé d’avocat et confié le dossier au pénaliste Yassine Bouzrou, connu pour s’occuper de l’affaire Adama Traoré, décédé en 2016 après une course-poursuite avec des gendarmes. « Il a compris notre douleur », explique Milfet Redouane. En avril, Me Bouzrou a porté plainte pour « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner » et a demandé un dépaysement de l’affaire, car « la juridiction de Marseille semble protéger le policier, dans la mesure où le tireur n’a jamais été identifié », et ce malgré la présence, dans le secteur, d’une caméra de surveillance de la ville.

Robert Gelli, procureur général près la cour d’appel d’Aix-en-Provence, a fait savoir au Monde que l’affaire allait être dépaysée. « Au moment de la manifestation, un magistrat du parquet était présent aux côtés des forces de l’ordre, ce qui en soi n’a aucune incidence sur les faits, mais peut créer une forme de suspicion, indique-t-il. C’est un élément que j’ignorais jusqu’alors et qui me gêne un peu. Je considère que la sérénité de la poursuite de l’information à Marseille risque d’être perturbée, autant anticiper des polémiques inutiles. »

Milfet Redouane n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi l’appartement de sa mère est toujours sous scellés. Elle ne digère pas non plus le fait que son corps soit resté vingt-trois jours à la morgue avant de pouvoir être rapatrié et enterré à Alger, le 25 décembre. Les autorités algériennes ont également effectué une autopsie et pourraient ouvrir une enquête. Tandis que son visa expire le 24 juin, Milfet Redouane affirme que rien ne l’arrêtera tant qu’elle n’aura pas exaucé la dernière volonté de sa mère : savoir pourquoi, ce jour-là, un policier l’a visée, alors que « Mama Zina » voulait juste fermer sa fenêtre.

Mustapha Kessous

Marseille, Alger, envoyé spécial


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message