« Populisme » du mot–valise journalistique, du voyageur de commerce en politique au mot–concept

mercredi 24 juin 2020.
 

« Populisme » du mot–valise journalistique du voyageur de commerce en politique au mot–concept.

La meilleure manière d’aborder la thématique du populisme saturant actuellement l’espace médiatique dans un contexte de guerre idéologique de forte intensité, est de se référer au Monde diplomatique avec la parution de son dernier numéro de « Manière de voir ». Manière de voir » #164 , avril-mai 2019. « Tous populistes ! »

Emmanuel Macron en a fait son slogan pour les élections européennes ; France Inter, son obsession ; Bernard-Henri Lévy, sa dernière pièce de théâtre : combattre « la montée des populismes » est le cri de ralliement des gens bien formés, bien informés et bien habillés. Mais que recouvre réellement ce mot d’ordre ? (Sommaire de la revue : https://www.monde-diplomatique.fr/m... )

1) Populisme Un mot qui signifie « panique »

par Pierre Rimbert

Source : Le Monde diplomatique. « Manière de voir » 164 ; avril–mai 2019 « Tous populistes ! » https://www.monde-diplomatique.fr/m...

Il est d’usage qu’un texte consacré au populisme débute par l’aveu d’un léger malaise : à quoi rime une notion qui rassemble les paysans américains et les étudiants russes de la fin du XIXe siècle, MM. Bernie Sanders et Donald Trump, Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen, Nicolás Maduro et Jair Bolsonaro ? Mais, sitôt ce doute exposé, il convient de n’en tenir aucun compte et d’enchaîner sur un constat tout aussi rituel : le danger populiste est de retour, il menace le pluralisme et la démocratie (1). Ce disque rayé tourne depuis plus d’un demi-siècle. Déjà, les 20 et 21 mai… 1967, la London School of Economics and Political Science (LSE) invitait une brochette de chercheurs à « définir le populisme ». À défaut d’y parvenir, les congressistes, alors préoccupés par Mao Zedong et le nationalisme économique des pays non alignés, avaient prévenu : « Un spectre hante le monde : le populisme. » La définition contemporaine du phénomène — une politique qui combine l’appel à un peuple conçu comme monolithique et le rejet des élites — ne nous avance guère puisqu’elle enrôlerait le président français Emmanuel Macron, lequel tira volontiers sur ce genre de ficelle au cours de sa campagne de 2017.

Ces formalités accomplies, il faut se rendre à l’évidence. Le mot en dit moins sur ceux qu’il qualifie que sur ceux qui l’emploient à un rythme de plus en plus frénétique. Dans la presse quotidienne française (2), le nombre d’articles comportant le nom fatidique est passé de 486 en 2015 à 1 254 en 2018. Pareille inflation traduit une inquiétude des classes dominantes, qui détiennent le quasi-monopole de son usage. C’est précisément au cours de cette période qu’a éclaté la contradiction habituelle de la démocratie représentative : celle qui oppose la souveraineté populaire gravée dans les textes au gouvernement permanent de la bourgeoisie cultivée.

Frappées de plein fouet par la crise de 2008, les classes populaires et moyennes ont exprimé leur colère dans les urnes — avec le Brexit, l’élection de M. Trump en 2016, l’affaiblissement des partis traditionnels, l’affermissement des conservateurs en Europe centrale —, bien plus que dans la rue comme en France avec le mouvement des « gilets jaunes ». Et plus volontiers à droite qu’à gauche. Pour la première fois depuis la chute du mur de Berlin, le social-libéralisme se voit opposer, au sein même de l’univers capitaliste, un contre-modèle : libéral sur le plan économique mais conservateur sur les questions de société, plus autoritaire, il se prétend aussi plus proche du peuple. Mais lequel ?

Des hommes forts qui détournent la colère populaire de la contestation du libéralisme économique vers celle des valeurs de liberté

Ce libéralisme autoritaire s’appuie sur une constellation sociale improbable d’ouvriers victimes des délocalisations, d’employés « ubérisés », de classes moyennes pressurées par l’austérité. Le coup de force des dirigeants dits populistes aura consisté à détourner la colère populaire de la contestation du libéralisme économique vers celle des valeurs de liberté. Cibler l’élite urbaine et diplômée permet à MM. Donald Trump et Viktor Orbán (qui tous deux en font partie…) d’unifier le groupe disparate de leurs supporteurs contre ces intellectuels arrogants qui, depuis des décennies, pilotent la planète.

Le tiroir est à double fond : pour que ces « populistes » puissent instrumentaliser la détestation qu’inspirent les couches cultivées au reste de la population, il fallait que cette aversion soit profondément ancrée. Journalistes et experts n’ont-ils pas des décennies durant célébré les transformations qui ravageaient un monde ouvrier présenté comme dépassé et déphasé — « Il n’y a pas de déficit de prise de parole dans notre société, expliqua un jour le sociologue Pierre Rosanvallon. Par contre, il y a un déficit de compréhension » (France culture, 10 mai 2003) ? Comprendre — à leur tour ! — le rejet qu’elles inspirent exigerait des professions lettrées une modestie qu’elles n’ont pas. Dès lors, combattre le populisme tient lieu pour elles de marqueur social. « Pour les bien-nés et les diplômés, le mot est parfait. Il rassemble tout ce qu’ils ne sont pas : les racistes et les ruraux, les incultes et les traînards », note ironiquement le critique social Thomas Frank (3). Ce grand Autre fait peur. D’autant que les médias et le pouvoir présentent les classes populaires comme le jouet d’une internationale dirigée en sous-main par le tandem Donald Trump-Vladimir Poutine. Le trait d’union tiré entre le thème du populisme et celui des « infox » n’a rien d’anodin. Du point de vue des élites instruites, les fake news représentent le populisme transposé aux médias : des fanatiques qui désinforment des ignorants sur les réseaux sociaux. « La montée du populisme a démultiplié cette fausse monnaie informative qui a tendu, comme toujours, à chasser la bonne », a sermonné le directeur d’un quotidien français dont les ventes enfoncent chaque année des records à la baisse (4)…

Certains défenseurs des démocraties libérales ont perçu le danger. Directrice de la LSE, Mme Minouche Shafik alerte dans le Financial Times (18 février 2019) : « Les populistes ont raison : le système doit changer. » Pas le capitalisme, bien sûr ; mais il serait prudent de concéder aux travailleurs une plus grande sécurité de revenus afin qu’ils cessent de mal voter. Yascha Mounk, directeur jusqu’en 2018 du programme « Rénover le centre » de l’Institut Tony Blair pour le changement global (cela ne s’invente pas…) ne dit pas autre chose. À force de négliger le suffrage populaire, admet-il, les dirigeants modérés ont permis qu’« un système de liberté sans démocratie prenne le dessus ». Pour éviter « le basculement dramatique du libéralisme antidémocratique dans la démocratie antilibérale », il importe de reformuler le discours dominant dans un langage intelligible par les masses : on parlera à nouveau de patriotisme, mais « inclusif », on dénoncera avec indignation les excès les plus criants du système…

Après l’assaut populiste, le script de la prochaine saison idéologique paraît déjà écrit. Son titre ? « La démocratie contre-attaque ».

Pierre Rimbert

(1) Sur ces automatismes, cf. Marco d’Eramo, « They, the People », New Left Review, n° 103, Londres, janvier-février 2017.

(2) La Croix, La Tribune, Le Figaro, Le Monde, Le Parisien, Les Échos, Libération.

(3) Thomas Frank, « The people, no », The Baffler, novembre 2018.

(4) « La lettre politique », Laurent Joffrin, Libération, 18 mai 2018.

(3) Thomas Frank, « The people, no », The Baffler, novembre 2018. Idées Politique Idéologie Extrême gauche Extrême droite

2) Libéraux contre populistes, un clivage trompeur

Source : Le Monde diplomatique septembre 2018 https://www.monde-diplomatique.fr/2...

Dix ans après la crise financière

Les réponses apportées à la crise de 2008 ont déstabilisé l’ordre politique et géopolitique. Longtemps perçues comme la forme ultime de gouvernement, les démocraties libérales sont sur la défensive. Face aux « élites » urbaines, les droites nationalistes mènent une contre-révolution culturelle sur le terrain de l’immigration et des valeurs traditionnelles. Mais elles poursuivent le même projet économique que leurs rivales. La médiatisation à outrance de ce clivage vise à contraindre les populations à choisir l’un de ces deux maux.

par Serge Halimi & Pierre Rimbert

Lire la suite en cliquant sur le lien https://www.monde-diplomatique.fr/2...

3) Le champ sémantique du populisme.

Source : le Monde diplomatique avril 2019 parce Cécile Marin https://www.monde-diplomatique.fr/c...

Les mots portent la trace de l’histoire, notamment sociale, qui les façonne et modifie leur signification. Le gras et le bas sont associés à l’obscénité et au populaire, comme le haut et le fin au noble et au spirituel. Mais à un même vocable correspondent des sens parfois contradictoires : les synonymes du mot « populaire » se répartissent entre deux pôles opposant le « commun » au « connu ». Réalisé par le Centre de recherches inter-langues sur la signification en contexte de l’université de Caen, ce graphique représente les relations entre ces synonymes répertoriés dans sept dictionnaires de référence.

Lire la suite en cliquant sur le lien ci-dessus.

4) Populisme : itinéraire d’un mot voyageur

Source : Le Monde diplomatique. Juillet 2014 https://www.monde-diplomatique.fr/2...

Les élections européennes de mai dernier ont vu la montée en puissance de partis hostiles aux politiques menées au sein de l’Union. Au-delà de cette opposition, rien ne rapproche ces formations : les unes actualisent l’idéologie nationaliste et conservatrice de l’extrême droite, tandis que les autres se revendiquent de la gauche radicale. Une distinction que les commentateurs négligent. Comment une telle confusion a-t-elle pu s’imposer ?

5) Le populisme et le grand complot rouge-brun

Source : https://lvsl.fr/le-populisme-et-le-...

Depuis maintenant le début de l’été, une offensive idéologique est en cours pour diaboliser ce qu’on qualifie généralement de « populisme de gauche ». Accusée de brouiller les frontières idéologiques avec l’extrême-droite, voire de conduire à une dérive autoritaire ou analogue au césarisme, l’hypothèse populiste serait un danger mortel pour la démocratie[1]. Pire encore, pour ceux qui s’identifient à gauche, le populisme consisterait à abandonner le « sociétal » au profit du « social ». En faisant primer la question sociale et en hiérarchisant les « luttes », il faudrait alors s’adresser en priorité à l’électorat populaire du Front national et ranger au placard féminisme, droits LGBT, écologie, lutte contre le racisme, etc. Ce débat est en réalité à côté de la plaque. Explications.

La France tributaire du vieux débat entre la gauche jacobino-marxiste et la deuxième gauche.

La France n’a toujours pas digéré l’innovation intellectuelle de l’école populiste, sur laquelle on reviendra plus loin. Il est d’abord nécessaire d’aborder le contexte idéologique actuel. On oppose régulièrement la gauche jacobino-marxiste à la deuxième gauche, issue de la critique artiste de Mai 68 et de l’émergence des nouveaux mouvements sociaux comme le féminisme, les droits LGBT pour ne citer qu’eux. La première accuse la seconde d’avoir été digérée par le néolibéralisme, qui a incorporé une partie des nouvelles demandes d’égalité et de démocratie. Ce processus culminerait avec la note de 2011 de Terra Nova qui faisait d’un conglomérat de minorités la base de la nouvelle majorité électorale de la gauche dite « libérale-libertaire » et individualiste. La seconde critique la première pour sa vision dépassée de l’État et des organisations, son patriotisme, mais aussi pour son retard et sa négation des revendications égalitaires des minorités. Bref, le terme utilisé est « rouge-brun » pour qualifier une alliance de positions sociales progressistes et de dispositions plus ou moins réactionnaires sur le plan des valeurs. Ce débat faisait déjà rage avant l’élection présidentielle de 2017, mais il a pris une nouvelle forme avec l’émergence du populisme comme thématique du débat intellectuel. Ce serait, pour donner des exemples, une opposition de type : Jean-Pierre Chevènement contre Clémentine Autain ; Christophe Guilly contre Éric Fassin, etc.

Nous vivons cependant un paradoxe intellectuel particulièrement cocasse. En effet, à l’occasion de la mise en œuvre d’une stratégie que l’on pourrait qualifier de populiste de la part de la France insoumise, une grande partie de la tradition de la gauche jacobine et marxiste s’est ralliée à une stratégie largement influencée par… la deuxième gauche. Ce paradoxe est doublé du fait que la deuxième gauche s’est fortement méfiée d’une telle stratégie et a maintenu ses distances théoriques et pratiques malgré sa participation à la campagne de la France insoumise pour certaines de ses composantes comme Ensemble.

L’origine théorique du populisme de Chantal Mouffe et d’Ernesto Laclau.

Les travaux de Chantal Mouffe et d’Ernesto Laclau s’inscrivent dans la tradition postmoderne qui a fortement critiqué le marxisme orthodoxe et son incapacité à incorporer les demandes des nouveaux mouvements sociaux : féminisme, antiracisme, droits LGBT, etc. En faisant de l’appartenance de classe le fondement d’un sujet révolutionnaire privilégié, l’essentialisme marxiste issu de la tradition intellectuelle de la seconde internationale ou du stalinisme était incapable de penser l’articulation entre les différentes luttes « sociales » et « sociétales ». Dans la lignée de François Furet et de la critique anti-totalitaire, Mouffe et Laclau critiquent la gauche jacobine et léniniste qui postule une volonté unifiée d’un sujet révolutionnaire qui préexisterait à toute opération politique et discursive. C’est en particulier le cas dans Hégémonie et stratégie socialiste publié en 1985, ouvrage au sein duquel les auteurs s’emploient à déconstruire les présupposés essentialistes au profit d’une vision contingente et discursive de la politique : un sujet politique se construit par l’articulation de demandes sociales hétérogènes. Il ne préexiste pas à l’action politique.

Comment la gauche jacobino-marxiste a-t-elle pu se rallier à une stratégie aussi éloignée de ses propres présupposés théoriques rationalistes ? Nous avons notre propre idée à ce sujet. Ernesto Laclau et Chantal Mouffe ont insisté sur la puissance des « signifiants vides »[2] et des « signifiants flottants »[3] – comme les signifiants patriotiques – et sur le rôle clé du leader comme modalité d’unification esthétique et symbolique pour agglomérer et articuler des demandes très différentes et potentiellement en tension : féminisme, écologie, justice sociale, souveraineté, démocratie, antiracisme, etc. L’opposition entre ceux d’en bas et ceux d’en haut, l’utilisation du terme « peuple », la question de la démocratie et de la reconquête de la souveraineté, portées par un leader charismatique, sont des points communs avec la tradition jacobine telle qu’elle nous a été léguée par la Révolution française. Ce ralliement est donc en quelque sorte opportuniste et conduit à une forme de syncrétisme qui n’est pas nécessairement cohérent. Beaucoup de ceux qui prônent une stratégie dite « populiste » ne se sont pas pour autant approprié ses présupposés théoriques.

Dans La raison populiste, publié en 2005, Ernesto Laclau propose une analyse du populisme qui renvoie à des logiques présentes dans des phénomènes tels que le jacobinisme français. Il analyse le péronisme, qui est une construction politique au sein de laquelle la logique populiste atteint son paroxysme. Ce phénomène argentin a de nombreux points communs avec le jacobinisme. Ce type de moment politique fait primer la logique de « l’équivalence »[4] sur la logique de la « différence »[5]. En d’autres termes, ce sont des moments politiques où de nombreuses demandes sociales hétérogènes acquièrent une unité sous un certain rapport. Cette unité n’est jamais complète et achevée. Les demandes peuvent cependant entrer en tension et la chaîne d’équivalence peut se rompre. Par exemple, pendant la Révolution française, les tensions entre les demandes de la bourgeoisie et celles des sans culottes étaient un des éléments de potentielle déstructuration du sujet révolutionnaire. De la même façon, le péronisme a été travaillé par la tension entre le capital et le travail, entre sa dimension révolutionnaire et sa dimension conservatrice. L’unité n’est donc jamais donnée, elle est toujours précaire, car les demandes sont à la fois partiellement compatibles et partiellement incompatibles. Et c’est là où intervient le travail d’unification politique et esthétique qui permet ex post la compatibilité et l’articulation entre les demandes.

La méfiance de la deuxième gauche.

À l’inverse, on peut se demander pourquoi ce qu’on peut vaguement qualifier de deuxième gauche ou de gauche mouvementiste, est rétive à une option théorique qui rejoint fortement un de ses leitmotivs : intégrer et penser les nouveaux mouvements sociaux dans une perspective contre-hégémonique. Une série de points nodaux bloquent jusqu’ici l’appropriation de la théorie populiste par cette tradition. Il y a tout d’abord le rapport à la patrie comme élément à resignifier de façon ouverte et inclusive. La tradition de la deuxième gauche est particulièrement méfiante à l’égard du patriotisme, qui est perçu comme intrinsèquement exclusif et aboutissant inéluctablement à un repli sur soi et à des positions anti-immigration. Ensuite, il y a évidemment la place centrale du leader qui est la clef de voûte de l’unification symbolique et identificatoire d’un sujet politique. Enfin, il y a la dimension de reconquête de la souveraineté intrinsèque à toute stratégie populiste. En effet, la question démocratique est la demande la plus forte qui s’exprime dans les moments populistes. Cette reconquête de la démocratie, lorsqu’elle opère dans des États-nation européens, se traduit souvent par des positions eurosceptiques étrangères aux positions de la deuxième gauche. En France, c’est particulièrement le cas puisqu’on sait le rôle qu’a eu la deuxième gauche dans la substitution de l’utopie socialiste par l’utopie européenne.

En conséquence, bien que de nombreux présupposés théoriques du populisme soient proches de ceux de la deuxième gauche, la manifestation concrète du moment populiste se fait à contre-courant de l’imaginaire de celle-ci. En découle une suspicion sur la capacité d’une stratégie populiste qualifiée « de gauche » à articuler les demandes des minorités. Cet arc qui doute va d’une partie du NPA à Benoît Hamon, en passant par Ensemble. Cette suspicion est renforcée par l’appropriation par la première gauche d’une partie de l’option théorique populiste. En d’autres termes : « tout ce que touche l’adversaire est suspect ».

Disons le d’emblée, tous ceux qui rejouent le vieux match de la première et de la deuxième gauche, du marxisme et du postmodernisme, mènent un combat d’arrière-garde. Aucune de ces deux options théoriques n’est aujourd’hui capable de construire une volonté collective suffisamment forte pour se traduire en majorité populaire et en victoire électorale.

L’enjeu est au contraire de définir de nouvelles identités politiques débarrassées des pollutions théoriques et des héritages liés aux diverses positions instituées dans le champ politique depuis trente ans. Il est en réalité possible de rendre compatibles la restauration de la verticalité et du rôle protecteur de l’État tout en développant les espaces d’horizontalité ; de redonner son caractère central à la question sociale – qui ne concerne pas que les « ouvriers blancs » ! – tout en défendant les droits LGBT, le féminisme et l’antiracisme dans un même mouvement ; d’assumer la demande de souveraineté et de protection tout en faisant de l’écologie un élément fondamental du projet de pays que l’on propose. Les conditions de cette compatibilité.

Comme nous l’avons expliqué, cette compatibilité n’est pas donnée ex ante. Il ne suffit pas de clamer « convergence des luttes » pour que celles-ci convergent. Il ne suffit pas de dire que les droits LGBT et le féminisme vont avec la question sociale pour que ce soit le cas. Ces demandes sont toutes des terrains de lutte hégémonique. La question LGBT peut tout à fait être resignifiée de façon réactionnaire. Les exemples ne manquent pas : Geert Wilders aux Pays-Bas n’hésite pas à s’approprier la défense des droits LGBT en expliquant que les musulmans constituent une menace existentielle contre eux ; l’AfD met en avant l’homosexualité d’Alice Weidel, leader du parti, pour l’opposer à la menace de « l’invasion migratoire », etc. Ce que nous disons par là, c’est que même les demandes les plus intrinsèquement progressistes dans notre imaginaire peuvent faire l’objet d’un travail hégémonique d’incorporation partielle par l’adversaire, de telle sorte qu’il puisse lui donner ex post un contenu réactionnaire. C’est donc le cas de toutes les demandes : la question sociale, la démocratie, le féminisme, l’écologie, la sécurité, l’antiracisme, etc. Elles peuvent toutes faire l’objet d’un travail d’appropriation et de resignification réactionnaire. Un projet contre-hégémonique à l’ordre néolibéral doit donc proposer non pas un ensemble de combats sectoriels et parcellisés, mais une modalité concrète d’articulation entre eux. Car la compatibilité n’est jamais que le résultat d’un travail esthétique, politique et discursif[6] d’articulation de ces différentes demandes.

Nous y voici. Comment articuler la souveraineté avec la question sociale, l’écologie, les droits LGBT et le féminisme ? Comment faire en sorte que des demandes différentes deviennent, sous un certain rapport face à l’ordre néolibéral, équivalentes. L’appareil théorique constructiviste de l’école populiste nous y aide, même s’il n’y a jamais de réponse définitive à ce problème et qu’il se pose toujours différemment en fonction de la conjoncture et de l’état de la lutte hégémonique.

Le piège est souvent de poser la question sous la forme suivante : faut-il hiérarchiser les « luttes » ou faut-il toutes les mener en même temps ? Ce dilemme, sur le plan purement stratégique, n’a aucun sens. Hiérarchiser revient à donner plus ou moins de légitimité à celles-ci. La tentation de vouloir imposer un thème particulier comme « hiérarchiquement prioritaire » est récurrente, mais constitue une erreur si l’on souhaite construire un sujet majoritaire et pluriel. En opposition à cette logique qui prend le risque de masquer ou de reléguer certaines questions, s’est développé un discours selon lequel il faut mener les luttes toutes en même temps, sans se poser la question de leur articulation.

L’articulation exige autre chose qu’une addition ou qu’une hiérarchisation des demandes. L’articulation est un exercice qui consiste à saisir ce qui, dans chaque demande, peut être relié aux autres demandes en réduisant au maximum les frictions. Étant donné le caractère hétérogène des demandes, leurs différences qualitatives peuvent conduire à des tensions entre elles. La question est dès lors : comment traiter chaque demande et les relier de telle sorte que leurs différences qualitatives s’aplatissent et permettent leur équivalence ? Comment éviter que l’hétérogénéité ne prenne le pas, ne fasse exploser la chaine d’équivalence et les parcellise ? Cela implique une certaine forme d’agencement du discours et des demandes. On ne peut traduire politiquement l’intégralité de chaque demande sociale, quelle qu’elle soit, sans quoi elles ne seraient pas hétérogènes et différentes. Concilier cette hétérogénéité est l’art difficile de la politique et de la création d’une volonté collective. L’articulation s’oppose ainsi à la fois à la hiérarchisation et à l’addition. Ajoutons à cela qu’une volonté collective, lorsqu’elle se constitue, devient davantage que la somme des parties qui la compose. Le sujet populiste s’autonomise ainsi partiellement de ses parties.

La construction d’une volonté collective majoritaire.

Il y a au moins trois éléments qui permettent de lier des demandes entre elles. Tout d’abord, la question démocratique, qui est transversale à l’ensemble des demandes et qui permet donc d’opérer un travail de captation partielle de chacune de celles-ci. Proposer un projet de pays, patriotique, populaire, pluraliste et inclusif est fondamental pour faire converger vers le même horizon transcendant et positif l’ensemble de ces aspirations. Ensuite, il y a la désignation de l’adversaire commun et de son monde : l’oligarchie, les élites, le vieux monde, etc. L’adversaire commun joue le fameux rôle de l’extérieur constitutif, qui permet, par son altérité, d’unifier un corps hétérogène. Mais surtout, le chaînon qui est capable d’universaliser ces différentes demandes, de les faire passer d’un statut d’aspiration particulière à celui d’enjeu universel, est la présence d’un leader qui les cristallise à la fois sur le plan politique et sur le plan esthétique.

Ces éléments ne sauraient constituer une recette, mais une hypothèse. C’est en tout cas celle d’une stratégie qui consisterait à radicaliser la démocratie afin d’offrir une contre-hégémonie à un pays qui a trop longtemps souffert d’un ordre injuste qui nous plonge tous vers l’anomie. Elle nous semble beaucoup plus séduisante que l’éternelle opposition entre les qualifiés « gauchistes » et autres « rouges-bruns », qui mourra avec la vieille gauche.

Adhérer à cette perspective implique de poser plus de questions que de réponses sur la marche à suivre. Ces dernières ne sont jamais que contingentes, contextuelles et limitées. Ce travail de réflexion stratégique et intellectuelle nous semble être un préalable à toute conquête du pouvoir.

[1] C’est tout le contraire puisque la logique populiste s’exprime lorsque les demandes démocratiques sont frustrées par des institutions ou un système qui tend à devenir oligarchique. Ernesto Laclau considère que c’est « l’activité politique par excellence ».

[2] Opérateur symbolique qui permet la construction d’une identité populaire dès lors que la frontière politique antagonique est établie. C’est, par excellence, le cas du leader pour Ernesto Laclau.

[3] Signifiant dont la signification est en suspens.

[4] Logique qui ne s’exprime que lorsque le champ social est divisé en deux camps

[5] Logique qui ne nécessite pas de frontière politique antagonique, et qui permet dès lors la gestion des demandes frustrées par une logique d’administration du particulier.

[6] Le discursif ne renvoie pas à la simple rhétorique ! C’est l’ensemble des pratiques qui ont un effet symbolique, cela concerne donc des champs beaucoup plus larges que la rhétorique, même si le terme peut porter à confusion.

6) Vidéo Chantal Mouffe, philosophe : "La radicalisation de la démocratie est la seule solution"

https://www.youtube.com/watch?v=Rvp...

Dans cette vidéo, il est notamment question du livre de Chantal Mouffe : « Pour un populisme de gauche »

b) présentation de ce livre sur le site de l’éditeur :

URL source : https://www.albin-michel.fr/ouvrage...

Au moment où les partis populistes remportent des succès déconcertants dans les sociétés libérales occidentales, en Autriche, en Italie, aux États-Unis…, nul ne saurait douter que nous traversons aujourd’hui ce que Chantal Mouffe appelle un « moment populiste », qui s’explique par la désaffection croissante envers les partis de gouvernement traditionnels et la défiance envers la chose politique dans son ensemble.

Après L’illusion du consensus, la gauche progressiste que défendait l’auteure, capable de revitaliser la démocratie et de rétablir un espace où s’expriment les conflits, doit désormais se reconstruire  ; et il semble bien qu’elle n’ait d’autre choix que d’adopter, elle aussi, une « stratégie populiste ». Mais attention, par « populisme de gauche », il faut entendre la stratégie qui vise à construire une frontière entre « le peuple » et l’« oligarchie », la seule frontière politique qui vaille, comme l’avance Chantal Mouffe dans ce texte aux allures de véritable manifeste.   Chantal Mouffe, théoricienne de la « démocratie agonistique », est notamment l’auteure de L’illusion du consensus, où elle esquissait déjà, à partir d’un diagnostic pragmatique, des pistes de pensée et d’action inédites pour une nouvelle gauche.

Bref commentaire HD.

Une question très rarement posée est la suivante : Pourquoi les peuples d’Europe se dirigent-ils plutôt vers un populisme de droite qu’un populisme de gauche ?

Cette question est pourtant cruciale.

La réponse est simple : par l’action des médias au service des oligarchies qui font la promotion de l’extrême droite et invisibilisent les mouvements de la gauche progressiste remettant en cause leurs privilèges.

Voir l’ article précédent : La promotion du FN/RN par les grands médias. http://www.gauchemip.org/spip.php?a...

Hervé Debonrivage


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message