Vatican : Et Dieu bouda la femme

mardi 9 avril 2019.
 

Lucetta Scaraffia était l’une des 32 femmes invitées à participer au synode des évêques sur la famille, à Rome, du 4 au 25 octobre. Pour « Le Monde », elle relate de façon piquante ce travail parmi les hommes d’Eglise.

Combien de fois me suis-je répété, au cours de ces trois semaines de synode, pour réfréner l’impatience rebelle qui m’assaillait : au bout du compte, ils m’ont invitée – et ils m’ont même laissée parler. Moi, une « féministe historique », pas franchement diplomate ni patiente – ils l’ont sûrement remarqué.

Pour une femme comme moi, qui a vécu Mai 68 et le féminisme, qui a enseigné dans une université d’Etat et participé à des comités et à des groupes de travail en tous genres, cette expérience-là fut vraiment inédite. Parce que, même s’il m’est arrivé, quand j’étais jeune et que les femmes étaient encore rares dans certains milieux culturels et académiques, de me retrouver la seule au milieu d’un groupe d’hommes, ces hommes-là au moins s’y connaissaient un peu : ils étaient mariés ou avaient des filles.

Ce qui m’a le plus frappée chez ces cardinaux, ces évêques et ces prêtres, était leur parfaite ignorance de la gent féminine, leur peu de savoir-faire à l’égard de ces femmes tenues pour inférieures, comme les sœurs, qui généralement leur servaient de domestiques. Pas tous évidemment – j’avais noué, avant même le synode, des liens d’amitié avec certains d’entre eux –, mais pour l’immense majorité, l’embarras éprouvé en présence d’une femme comme moi était palpable, surtout au début. En tout cas, aucun signe de cette galanterie habituelle que l’on rencontre encore, notamment chez les hommes d’un certain âge – dont ils font partie. Avec la plus grande désinvolture, ils me barraient la route dans les escaliers et me passaient allègrement devant au buffet durant les pauses-café. Jusqu’à ce qu’un serveur, ayant pitié de moi, me demande ce que je voulais boire…

Puis, quand nous avons commencé à mieux nous connaître, en particulier durant les sessions de travail en petits groupes, les autres ecclésiastiques m’ont peu à peu témoigné de la sympathie. A leur manière, bien sûr : j’étais considérée comme une mascotte, toujours traitée avec paternalisme, même s’il leur arrivait d’avoir mon âge, voire d’être plus jeunes que moi.

Depuis mon arrivée, tout semblait avoir été conçu pour que je me sente comme une étrangère : malgré mes badges d’accréditation, j’étais soumise à des contrôles inflexibles. On tenta même de réquisitionner ma tablette et mon téléphone portable. A chaque fois, on me prenait pour une autre : pour une journaliste dans le meilleur des cas ou pour une femme de ménage. Puis ils ont appris à me connaître, et à me traiter avec respect et amabilité. Quand, après trois ou quatre jours, les gardes suisses en uniforme chargés de surveiller l’entrée se sont mis au garde-à-vous devant moi, j’étais au septième ciel !

Ma présence, pourtant, n’était que tolérée : je ne « pointais » pas avant chaque séance de travail comme les pères synodaux, je n’avais pas le droit d’intervenir, sinon à la fin, comme on le concédait aux auditeurs, et il ne m’était pas non plus permis de voter. Même dans les séances en petits groupes. Non seulement je n’avais pas le droit de voter, mais il m’était interdit de proposer des modifications au texte soumis au débat. En théorie, je n’aurais même pas dû parler. Mais de temps à autre, on daignait me demander mon avis ; il m’a fallu du courage, mais j’ai commencé à lever la main et à me faire entendre. A la dernière réunion, j’ai même réussi à suggérer des modifications ! Bref, tout contribuait à ce que je me sente inexistante.

Chacune de mes interventions tombait à plat. Un jour, par exemple, j’ai voulu rappeler qu’au dix-neuvième chapitre de l’Evangile selon saint Matthieu, Jésus parlait de « répudiation » et non pas de « divorce » et que, dans le contexte historique qui était le sien, cela signifiait « répudiation de la femme par le mari ». Aussi l’indissolubilité que défendait Jésus n’est-elle pas un dogme abstrait, mais une protection accordée aux plus faibles de la famille : les femmes. Mais ils ont continué à expliquer que Jésus était contre le divorce. J’aurais tout aussi bien pu ne rien dire ; je parlais dans le vide.

« Si elles entrent, on est foutus »

J’ai bien essayé de partager mes impressions avec les quelques autres femmes présentes au synode, mais elles me regardaient toujours avec étonnement : pour elles, ce traitement était tout à fait normal. La plupart n’étaient là qu’en tant que membre d’un couple – au moment des interventions de clôture, j’ai entendu d’improbables récits de mariages narrés de concert avec le mari. La seule à échapper à ce climat de démission était une jeune sœur combative qui avait découvert, au cours d’un échange avec le pape, que les quatre lettres que son association lui avait envoyées – pour réclamer plus d’espace pour les religieuses – n’étaient jamais parvenues au pontife. Je compris que les sœurs, étant nombreuses, bien plus nombreuses que les religieux, faisaient peur : si elles entrent, me disait-on, nous serons écrasés. Il valait donc mieux faire comme si elles n’existaient pas…

Sous mes yeux curieux et ébahis, l’Eglise mondiale a pris corps et identité. C’est certain, il y a des camps distincts, entre ceux qui veulent changer les choses et ceux qui veulent simplement défendre ce qui est. Et l’opposition est très nette. Entre les deux, une sorte de marais, où l’on s’aligne, où l’on dit des choses vagues et où l’on attend de voir comment va évoluer le débat. Le camp des conservateurs assure aux pauvres fidèles que suivre les normes n’est pas un fardeau inhumain parce que Dieu nous aide par sa grâce. Ils ont un langage coloré pour parler des joies du mariage chrétien, du « chant nuptial », de « l’Eglise domestique », de « l’Evangile de la famille » – en somme, d’une famille parfaite qui n’existe pas, mais dont les couples invités devaient témoigner en racontant leur histoire. Peut-être qu’ils y croient. En tout cas, je ne voudrais pas être à leur place.

Il y a plus de nuances dans le camp des progressistes. Les plus audacieux vont jusqu’à parler de femmes et de violence conjugale. On les distingue facilement parce qu’ils invoquent sans cesse la miséricorde. Naturellement, les familles parfaites n’ont pas besoin de miséricorde. « Miséricorde » a été le mot-clé du synode : dans les groupes de travail, les uns luttent pour le supprimer des textes, les autres le défendent avec vigueur et cherchent au contraire à le multiplier. Au fond, ce n’est pas très compliqué. Je m’étais imaginé une situation théologiquement plus complexe, plus difficile à déchiffrer de l’extérieur.

Mais peu à peu j’ai compris qu’un changement profond était à l’œuvre : accepter que le mariage soit une vocation, à l’image de la vie religieuse, est un grand pas en avant. Cela signifie que l’Eglise reconnaît le sens profond de l’Incarnation, qui a donné valeur spirituelle à ce qui vient du corps, et donc aussi à la sexualité considérée comme un moyen spirituel, que ce soit dans la chasteté ou dans la vie conjugale. L’insistance sur la vraie intention de la foi, sur la préparation au sacrement est également très importante : c’en est fini de l’adhésion de façade, sans un choix en conscience. Le grand précepte de Jésus, selon lequel seule compte l’intention du cœur, entre progressivement dans la vie pratique. Et cela veut dire que nous avançons de façon significative dans la compréhension de sa parole. Dans les milliers de polémiques sur la doctrine ou sur la normativité, rien de tel ne semble exister, mais à y regarder de plus près, le changement est perceptible, et il est sans aucun doute positif.

Un peu de catéchisme avant les noces

Durant les longues heures de débat de l’assemblée, j’ai observé, fascinée, l’élégance des ecclésiastiques : tous « en uniforme », avec leurs soutanes cousues de violet ou de rouge, leurs calottes aux mêmes couleurs, et pour certains leurs chapes élaborées avec de longs fils cousus de boutons colorés. Les Orientaux arborent des coiffes de velours brodées d’or ou d’argent, de hauts chapeaux noirs ou rouges. Le plus élégant de tous porte une longue tunique violette – je découvrirai à la fin qu’il s’agit d’un évêque anglican. Parfois, de loin, un dominicain en tunique blanche est pris pour le pape, qui, démocratiquement, se joint à nous à la pause-café.

C’est vrai qu’ils viennent de tous les coins du monde, c’est vrai aussi que l’Eglise est catholique ; en général, les évêques des pays anciennement colonisés parlent la langue de l’ancien conquérant : le français, l’anglais, le portugais. Ceux qui viennent d’Europe de l’Est parlent l’italien. Je réalise combien sont nombreux les évêques en Inde et en Afrique. Chacun représente un morceau d’histoire et de réalité, qu’ils parlent de difficultés concrètes ou se contentent de tirades théoriques en faveur de la famille.

Et je découvre ainsi que les défenseurs les plus rigides de la tradition sont ceux-là mêmes qui vivent dans les pays où la vie est la plus difficile pour les chrétiens, comme les Orientaux, les Slaves ou les Africains. Ceux qui ont connu les persécutions communistes proposent de résister avec la même rigueur et la même intransigeance aux charmes de la modernité ; ceux qui vivent dans des pays tourmentés et sanglants où l’identité chrétienne est menacée pensent que c’est seulement en étant ferme sur les règles que l’on peut défendre la religion contre les menaces dont elle fait l’objet.

Hormis quelques rares exceptions, qui ont ma préférence, tous parlent un langage autoréférentiel, presque toujours incompréhensible pour qui n’appartient pas au petit cercle du clergé : « affectivité » pour dire « sexualité », « naturel » pour « non modifiable », « sexualité mature », « art de l’accompagnement »… Presque tous sont convaincus qu’il suffit de bons cours de préparation au mariage pour surmonter toutes les difficultés et peut-être aussi un peu de catéchisme avant les noces. Indissolubilité du mariage

Du monde réel pourtant, surgissent tant de situations diverses et complexes. En particulier la question des mariages mixtes qui se retrouve partout dans le monde. Les problèmes sont multiples et variés, mais il en est un qui surgit dans tous les cas : la religion catholique est la seule à poser l’indissolubilité du mariage. Et donc les pauvres catholiques se retrouvent souvent abandonnés et dans l’impossibilité de se remarier… Combien d’ecclésiastiques défendent avec fierté leurs familles traditionnelles sans penser que dans la majorité des cas il s’agit de situations qui pénalisent les femmes.

Mais les femmes sont quasi invisibles. Et quand je les évoque, avec force, dans mes interventions, me plaignant de leur absence alors même qu’il s’agit de débattre de la famille, on me trouve « très courageuse ». Me voilà applaudie, remerciée même parfois ; je suis un peu surprise, puis je comprends qu’en parlant clairement je les ai dispensés de le faire.

Portée par ce flot de sensations contradictoires – entre la colère suscitée par une évidente exclusion et la satisfaction d’être là tout de même – je ne pouvais m’empêcher de penser qu’il était quand même extraordinaire, de nos jours, de participer à une assemblée qui s’ouvre avec le chant du Veni Creator Spiritus et se clôt sur le Te Deum. Mais c’est précisément pour cette raison que je souffre encore plus de l’exclusion injuste que subissent les femmes d’une réflexion qui, en principe, porte sur le rapport de l’humanité dans son ensemble, et donc des hommes et des femmes, avec Dieu.

Lucetta Scaraffia


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