Acte IX : Lille Bourges Paris Bordeaux... mobilisation en hausse ! (articles du Monde)

jeudi 17 janvier 2019.
 

- 1) 84 000 « gilets jaunes » dans toute la France...
- 2) A Paris : « Le grand débat, c’est de l’enfumage »
- 3) A Bourges, la rage intacte des « gilets jaunes »
- 4) A Bordeaux : « On ne peut pas laisser tomber après tant d’énergie déployée »
- 5) A Lille...

12 janvier 2019 : 200000 manifestants pour l’acte 9. Vidéos de toute la France

Le ministère de l’intérieur a comptabilisé 8 000 manifestants à Paris. Ils sont aussi 5 000 à Bourges, Bordeaux et Toulouse, selon les préfectures. Quatre-vingt mille policiers et gendarmes ont été déployés sur le territoire.

84 000 « gilets jaunes » dans toute la France, mobilisation en hausse

L’acte IX de la mobilisation des « gilets jaunes » s’est poursuivi samedi 12 janvier, deux mois après la première journée d’action du 17 novembre, et trois jours avant le lancement du « grand débat national » voulu par Emmanuel Macron. En début de soirée, le ministère de l’intérieur comptabilisait 84 000 manifestants partout en France (dont 8 000 à Paris) soit près de 35 000 de plus que la semaine précédente.

Après une baisse de la mobilisation pendant les fêtes, la contestation avait déjà rebondi le 5 janvier, avec 50 000 manifestants (dont 3 500 dans la capitale). Pour ce neuvième samedi, plusieurs appels avaient été lancés par des figures du mouvement : à Paris, à Bourges et dans plusieurs autres grandes villes. Certains défilés ont été émaillés de violences en fin de journée, mais aucun débordement important n’est à déplorer.

6 300 personnes à Bourges

Plus de 6 000 personnes ont défilé à Bourges (Cher), à l’extérieur du centre historique, alors que la préfecture a interdit tout rassemblement dans le centre-ville. Sur le parcours de la manifestation, les rues menant au centre-ville étaient fermées par des cordons de policiers.

La manifestation a été précédée d’un discours de Maxime Nicolle, connu sous le pseudonyme de « Fly Rider », et de Priscillia Ludosky, deux figures des « gilets jaunes » qui avaient, pour la première fois, appelé au rassemblement à Bourges. La ville a été choisie en raison de sa position géographique centrale et le fait qu’elle soit « un peu moins connue des forces de l’ordre » pour éviter les « nassages » et les tensions avec la police, avait expliqué Maxime Nicolle.

Malgré l’interdiction, environ 500 « gilets jaunes » ont manifesté dans le centre historique. Selon notre journaliste sur place, des tensions avec les forces de l’ordre ont éclaté dans l’après-midi. A la tombée de la nuit, la manifestation se terminait dans l’affrontement, entre les canons à eau et les lacrymogènes. En marge de la mobilisation, dix-neuf personnes ont été interpellées et onze personnes ont été blessés, dont deux CRS, selon la préfecture, qui a constaté « peu de dégâts » dans le centre-ville.

A Paris, heurts dans le secteur des Champs-Elysées

A Paris, le cortège de « gilets jaunes » est parti vers 11 heures du ministère de l’économie et des finances, à Bercy (12e arrondissement). Il s’est arrêté aux alentours de midi place de la Bastille pour se terminer place de l’Etoile, en haut des Champs-Elysées. Sous le mot d’ordre « On va faire les soldes à Paris ! », l’appel a été relayé sur les réseaux sociaux notamment par Eric Drouet, l’une des figures du mouvement.

Parmi les slogans scandés par les manifestants : « Libérez Christophe », en référence à l’ex-boxeur Christophe Dettinger, filmé en train de frapper deux gendarmes samedi dernier, « Benalla en prison ! », « Macron démission ! », ou encore « Emmanuel Macron, tête de con, on vient te chercher chez toi ! ». En tête de cortège, un service d’ordre porteur de brassards blancs montrait le chemin à suivre.

Après une matinée sans incident, la manifestation parisienne a été le théâtre de heurts, jets de projectiles contre tirs de grenades lacrymogènes dans le secteur des Champs-Elysées et autour de l’arc de Triomphe. Pour repousser les manifestants, les forces de l’ordre ont aussi largement fait usage des canons à eau.

Dans un bilan définitif communiqué dimanche, la préfecture de police de Paris fait état d’un total de 167 interpellations samedi, notamment « pour participation à un groupement en vue de commettre des violences, port d’arme prohibée, violences à agents de la force publique ». Selon le parquet, ces arrestations ont donné lieu à 155 gardes à vue. Quinze majeurs et deux mineurs ont été déférés au parquet ; deux autres personnes vont faire l’objet d’une ordonnance pénale. Vingt-cinq procédures ont par ailleurs été classées sans suite. Les autres gardes à vue se poursuivaient dans la journée. Le préfet redoutait vendredi « plus de radicalité », affirmant observer « semaine après semaine une dérive vers des comportements de plus en plus violents ». Cinq mille membres des forces de l’ordre étaient mobilisés dans la capitale, avec le renfort de quatorze véhicules blindés à roues de la gendarmerie.

Des manifestations dans plusieurs grandes villes

Environ 6 000 « gilets jaunes » manifestaient à Bordeaux, selon la préfecture, contre 4 600 samedi dernier. Une mobilisation qui consacre à nouveau la capitale de Nouvelle-Aquitaine comme l’un des bastions du mouvement en France.

Autre bastion : Toulouse. Ils étaient également 6 000 à défiler dans la Ville rose, selon la préfecture. Le cortège a commencé à défiler dans le calme à 14 heures dans le centre, avant d’opérer une jonction avec la cinquantaine de manifestants réunis à l’appel de la CGT en soutien de revendications de hausse du pouvoir d’achat. La manifestation a ensuite dégénéré sur la place centrale du Capitole, lorsque les policiers ont repoussé des groupes très mobiles qui leur lançaient des projectiles et les chargeaient. Les cafés et commerces alentour ont fermé leurs grilles pendant ces heurts, treize personnes ont été « légèrement » blessées et 33 interpellées pour des « dégradations et des violences ».

A Saint-Brieuc, 2 300 manifestants (selon la police) venus de toute la Bretagne ont défilé dans les rues de la ville, où des incidents ont éclaté lorsque les manifestants sont arrivés devant la préfecture en fin d’après-midi, où une trentaine de policiers avait pris position. Plusieurs manifestants ont été blessés, a constaté un journaliste de l’AFP, qui a pu voir l’un d’eux touché par un tir de lanceur de balle de défense.

A Lille, entre 1 500 et 1 800 personnes selon la préfecture, 3 000 voire plus selon les « gilets jaunes », ont manifesté dans le calme – un chiffre en nette hausse par rapport à la semaine passée.

Ils ont été aussi, selon les préfectures, quelque 2 600 manifestants à Nantes, 3 000 à Caen, 2 500 à Rouen, 1 500 à Strasbourg, 1 200 à Saint-Etienne, un millier à Lyon, 200 au Touquet (Pas-de-Calais), aux abords de la villa d’Emmanuel et Brigitte Macron. De 150 à 200 « gilets jaunes » bloquaient par ailleurs à la mi-journée la circulation sur le viaduc de Millau. Plusieurs manifestations ont été émaillées d’échauffourées entre « gilets jaunes » et forces de l’ordre.

Des incidents ont aussi éclaté à Bar-le-Duc, à Besançon et à Strasbourg, où respectivement huit, neuf et vingt personnes ont été interpellées après des heurts avec les forces de l’ordre. Trois policiers et quatre manifestants ont été blessés dans la ville alsacienne. Le calme est revenu en fin de journée dans les trois villes.

Au total, le ministère de l’intérieur a annoncé 244 interpellations ayant donné lieu à 201 gardes à vue sur tout le territoire. « La responsabilité l’a emporté sur la tentation de l’affrontement », a salué le ministre Christophe Castaner dans une déclaration transmise à l’AFP.

L’acte IX de la mobilisation intervenait au tout début des soldes d’hiver, un samedi crucial pour le chiffre d’affaires des commerçants, dont l’activité a été très perturbée par les manifestations de novembre et décembre.

Le Monde avec AFP

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2) A Paris : « Le grand débat, c’est de l’enfumage »

L’acte IX du mouvement a eu lieu sans incident majeur dans la capitale, samedi. Les manifestants dénoncent toujours le manque d’écoute de l’exécutif.

« Bonne année, bonne santé, et on lâche rien ! Au revoir les gars ! » La nuit vient de tomber sur les Champs-Elysées, samedi 12 janvier. Entre « gilets jaunes », on se promet qu’on reviendra, comme depuis deux mois. Peu importe le froid et la grisaille. A quelques dizaines de mètres de là, les forces de l’ordre reprennent le contrôle de l’avenue, désormais quasi déserte. La bruine nappe les lampadaires. Mais Thierry, chauffeur de poids lourd, veut prendre le temps de dire au revoir à ses « amis ». Il ne les connaissait pas quelques minutes plus tôt.

Les cheveux blancs, légère calvitie, Thierry est venu de Seine-Saint-Denis avec sa femme Nadia, « fonctionnaire de catégorie C », « pour le pouvoir d’achat et la justice fiscale ». Il résume ça à sa façon : « La répartition des richesses, ça merde un peu. » Lui assure avoir du mal à boucler les fins de mois. Pas question, donc, de passer à côté de cet acte IX des « gilets jaunes », qui a confirmé le regain de mobilisation dans la capitale, déjà observé le week-end précédent.

A l’image d’un chauffeur de la RATP, croisé dans l’après-midi avenue de Friedland, non loin de l’Arc de triomphe, blouson en cuir sous son gilet jaune, beaucoup de manifestants se sont à nouveau mobilisés, après une « trêve » lors des fêtes de fin d’année. Le chauffeur de bus, venu de Seine-et-Marne, explique sa venue : « Les classes sociales, ça existe. C’est une lutte des classes qu’on a là, il faut le dire. » Lui gagne « 2 400 euros net par mois, à 50 ans balais et après 30 ans de boîte ».

Avec sa femme « au smic », il n’a pas l’impression de faire partie des privilégiés : « Il faut arrêter la société de consommation, réfléchir à une meilleure répartition. » La tache semble immense : « C’est tout un système à révoquer. » Il n’aura pas le temps de nous donner son prénom : le gaz lacrymogène lancé par les forces de l’ordre commence à piquer les yeux et la gorge. Les manifestants se dispersent.

Ni incident majeur ni casse notable

La journée s’est déroulée sans incident majeur ni casse notable. Quelques scooters renversés et des dégradations très restreintes en début de soirée, vers l’avenue de Friedland. Aucune scène de pillage, comme il avait pu y en avoir en décembre. Mais l’évacuation des grands axes s’est faite, comme chaque samedi, à coups de grenades lacrymogènes. De canons à eau aussi et parfois de lanceurs de balle de défense (LBD). « C’est toujours comme ça, ils [les policiers] nous bloquent dans un endroit et ils nous gazent », peste une femme, alors que l’air devient irrespirable près de l’Arc de triomphe.

Quelques heures plus tôt, dans la matinée, les manifestants étaient partis de Bercy, puis avaient rejoint Bastille, avant de prendre la direction de la place de l’Etoile. Des « gilets jaunes » dansent sur des rythmes de tam-tam. Le cortège s’étend alors sur plusieurs centaines de mètres. Un orchestre de cuivres fait résonner des airs connus. Le long du boulevard Haussmann, plusieurs planches de bois protégeant des vitrines ont été taguées. La phrase « Macron et les CAC 40 voleurs » en recouvre certaines. Plus loin, un manifestant a écrit : « La seule lettre qu’on veut recevoir, c’est celle de ta démission. Encore un effort, dégage. » Le mot est adressé à Emmanuel Macron, qui publiera lundi 14 janvier une « lettre aux Français » à la veille du « grand débat » censé s’ouvrir mardi.

La dernière sortie du président, vendredi 11 janvier, sur les Français et le « sens de l’effort » dont certains « concitoyens » ne seraient pas assez conscients de la nécessité pour réussir, a ulcéré les « gilets jaunes ». « Il met de l’huile sur le feu, estime une jeune manifestante. N’importe quel gouvernement aurait déjà pris de vraies mesures. Et les 100 balles [de prime pour les bénéficiaires du smic], c’est une fumisterie, ce n’est pas le patronat qui va payer. »

Quelques kilomètres plus loin, sur les Champs-Elysées, la façade de la banque HSBC, protégée, a été recouverte d’inscriptions, dont on ne sait pas si certaines datent des week-ends derniers. « Pas de justice fiscale, pas de paix sociale », peut-on notamment lire. Contrairement au samedi 5 janvier, tous les commerçants, ou presque, ont fermé. Sur l’avenue, Christian, 72 ans, distribue des faux billets de 60 milliards d’euros, correspondant aux estimations du montant de la fraude fiscale en France. « Quand on nous dit qu’il n’y a pas d’argent magique, je suis d’accord, mais quand on laisse partir l’argent non-magique dans des paradis fiscaux, et qu’après on en vient à piocher dans les retraites, les services publics… Ce sont les plus riches qui s’en sortent de mieux en mieux. »

« La seule solution, c’est le départ de Macron »

Militant chez Attac – son pin’s, juste à côté de son gilet jaune, en témoigne – Christian assure ne pas vouloir faire de récupération, mais s’est retrouvé dans ce constat des « gilets jaunes » : « On n’est pas dans un vrai système démocratique. » Plus loin, Yann, un chef d’entreprise de 40 ans dans l’Essonne, approuve : « Je ne supporte plus cette démocratie participative, où il faut donner un chèque en blanc à un mec qui agit ensuite pour les lobbies. On est dans un déni continuel de la démocratie : même quand on dit non, les dirigeants le font. » Comme d’autres présents sur les Champs-Elysées, Yann et Christian ont du mal à imaginer l’avenir du mouvement. « Je ne le vois pas très bien. Je suis assez inquiet, comme le gouvernement se rigidifie », explique Christian.

« Le grand débat, c’est de l’enfumage, la seule solution, c’est le départ de Macron, crie un vieux monsieur dans un mégaphone. Macron, rentre chez toi, tu comprends ce que je veux dire ? » Les fourgons de CRS se rapprochent des manifestants. Le retraité se moque : « On leur verse une prime de 150 euros pour qu’ils viennent nous casser la gueule. Merci Macron, merci le contribuable ! »

Un peu plus loin, un homme équipé d’un fouet et d’un bâillon à boule se balade avec une pancarte sur laquelle est écrit, entre autres, « Benalla, punis moi ! ». A des manifestants qui le prennent en photo, avec l’Arc de triomphe et les CRS en arrière-plan, il demande, hilare : « Vous les avez dans l’image, les grandes folles avec leurs grosses matraques ? » Lance quelques slogans : « Sado-maso, amenez les canons à eau ! », « Castaner, à la Fistinière ! » Des rires. Tout l’après-midi, le ministre de l’intérieur, Christophe Castaner, est, avec Emmanuel Macron, la cible privilégiée de chants peu amènes.

Un autre Christophe a connu plus de succès. Lucie, une jeune Parisienne de 28 ans, est venue avec deux vieux gants de boxe noirs, décorés de rayures jaune fluo. Sur le gant droit elle a écrit « Soutien à ». Sur le deuxième, on peut lire « Christophe Dettinger ». Du nom de cet ancien boxeur professionnel, actuellement en détention dans l’attente de son procès, le 13 février, pour avoir frappé deux gendarmes mobiles lors de l’acte VIII à Paris. « Je redoute que l’orgueil de Macron, qui fait la sourde oreille, fasse juste monter la violence », dit Lucie à propos de la suite du mouvement. Elle explique son soutien à l’ex-boxeur : « Pour moi, c’est de la légitime défense, parce que depuis des semaines, il y a des mutilations, des “gilets jaunes” blessés, et on entend juste parler de la violence des manifestants. »

« On sera obligé de verser du sang »

Vers 17 heures, alors que la nuit tombe peu à peu, la place de l’Etoile s’est transformée en une gigantesque nasse. Chaque accès est tenu par les forces de l’ordre. Un groupe de manifestants, dont l’un agite un feu de détresse, tourne en rond autour du symbole qu’est devenu l’Arc de Triomphe, protégé par des gendarmes et des véhicules blindés. Sur certains gilets jaunes, on peut lire « Qui sème la misère récolte la colère », accompagné de la référence au « RIC », le référendum d’initiative citoyenne.

Le manège dure un moment, puis un officier muni d’un haut-parleur invite les manifestants à quitter la place, égrenant le nom des rues à prendre pour partir et éviter les incidents. Une femme officier lance à nouveau un ordre de dispersion, mais une volée de projectiles s’abat autour d’elle avant qu’elle ait réussi à énoncer les formules prévues. Ses collègues la protègent et lancent des grenades lacrymogènes en direction des manifestants. Le face-à-face dure quelques instants, puis les « gilets jaunes » se dispersent.

Youri est parti un peu avant. Il marche calmement avec des amis rencontrés lors des manifestations. Il reviendra. La quarantaine, ce chef d’entreprise à Thiais, dans le Val-de-Marne, a rejoint le mouvement depuis « le magnifique acte III », celui du 1er décembre 2018, marqué par d’importantes échauffourées. « On sait qu’on sera obligé de verser du sang pour qu’on soit écouté, estime-t-il. L’Etat cherche à ce que ça dérape, et je pense que ça arrivera. Après neuf semaines de manifestations, le gouvernement n’est plus crédible. »

Sur la place Saint-Augustin, un peu avant 20 heures, ultimes tensions. Quelques grenades lacrymogènes, dernières interpellations – il y en a eu 156 dans la capitale, samedi. Les forces de l’ordre veulent disperser les groupes restants. Un manifestant rechigne à quitter la place, lance des insultes. « Tire-lui dans le cul », ordonne un officier commandant le cordon de CRS. La consigne est exécutée. L’homme s’en va, non sans lâcher une nouvelle bordée d’injures.

La tension baisse rapidement. La gare Saint-Lazare, le RER A et les grands magasins sont à proximité, sous bonne garde, avec leur foule de clients décidés à profiter des soldes. Si loin et si proche de la tension. Voilà deux mois que chaque samedi se côtoient deux Paris, qui s’ignorent la plupart du temps.

Yann Bouchez et Pierre Bouvier

• Le Monde. Publié le 13 janvier 2019, mis à jour à 04h02 : https://www.lemonde.fr/societe/arti...

3) A Bourges, la rage intacte des « gilets jaunes »

La ville, choisie par le collectif La France en colère pour sa position centrale, a réuni 6 300 manifestants, samedi, pour l’acte IX du mouvement. Sans casse ou presque.

Finissons-en d’entrée avec les chiffres pour pouvoir parler des choses sérieuses : selon la préfecture du Cher, 6 300 personnes ont manifesté à Bourges à l’appel des « gilets jaunes ». C’est un succès des organisateurs qui, pour la première fois depuis le début du mouvement, mi-novembre, appelaient à un rassemblement national dans une ville en régions. Bourges, choisie à l’initiative du collectif La France en colère et en particulier deux de ses animateurs, Maxime Nicolle et Priscillia Ludosky, avait été désignée pour sa position, au centre géographique de la France. Et non pas parce que ses habitants seraient les « Bourgeois » – comme ont voulu le faire croire quelques plaisantins (ils sont les Berruyers).

Finissons-en aussi avec la question de la violence, pas anodine mais qui a fini par occuper tout l’espace et les esprits. Samedi 12 janvier, la manifestation des « gilets jaunes » a débuté à 13 h 30 dans le calme et la bonne humeur, place Séraucourt, la principale de la ville, là où sont habituellement donnés les grands concerts du Printemps de Bourges. Elle s’est terminée cinq heures plus tard au même endroit sous les tirs de gaz lacrymogènes, de canons à eau et de lanceurs de balles de défense (LBD), qui ont fini par déloger les 300 derniers manifestants qui ne voulaient pas lever le camp sans en découdre avec les forces de l’ordre.

Le nuage rose de gaz lacrymogène flottant sous les platanes et les brasiers de poubelles ont beau donner lieu à des images impressionnantes, la « casse » de la journée a été extrêmement limitée : quelques poubelles incendiées donc, deux pavés arrachés, une vitrine de banque étoilée. Un blessé léger parmi les 410 policiers et 250 gendarmes mobilisés, et trois côté manifestants dans des échauffourées. Autant dire rien ou presque. Des affrontements ont eu lieu sur la place Séraucourt, à Bourges (Cher), entre des manifestants et les forces de l’ordre, le 12 janvier.

La violence de l’autre

Pourtant, la violence était dans toutes les têtes et tous les propos, sans même qu’on ait besoin de les solliciter. Il est toujours question de la violence de l’autre : celle des mots d’Emmanuel Macron sur le manque de « sens de l’effort » d’une partie des Français, celle des mises en garde du ministre de l’intérieur, Christophe Castaner, ou celle des forces de l’ordre qui « gazent et matraquent les femmes et les enfants sans sommation ». Celle des médias, aussi, qui « ne montrent que la casse pour discréditer le mouvement ». Celle des banquiers, des riches, des citadins, de tous ceux qui ne sont pas d’accord avec la cause. La violence obsède. Et avec elle la peur de l’autre.

Dès le matin, les premiers groupes de « gilets jaunes » débarquent une ville emmitouflée dans le brouillard, déserte et silencieuse. Le centre-ville, interdit de manifestation par la préfète la veille, s’est barricadé. Le mobilier urbain a été démonté et le matériel de chantier mis à l’abri. Peu de commerçants se sont risqués à ouvrir malgré les soldes.

Peu importe, sur la place Séraucourt, au pied du magnifique château d’eau de brique et de pierre du XIXe siècle, les « gilets jaunes » célèbrent chaque arrivée par des exclamations. On vient de partout, du Nord, de la Loire, du Tarn, de la Haute-Savoie, et beaucoup de la région Centre-Val de Loire. « Ici, les manifestations se passent dans le calme, prévient André Rossignol, un « gilet jaune » du Cher venu chercher les journalistes à la gare. Les samedis, nous sommes généralement 300. » Dix fois plus sont attendus. Un homme arrive avec le drapeau du club de football des Girondins de Bordeaux. Il y a aussi des Corses, des Bretons. Un type déguisé en lapin rose géant circule dans les rangs.

« C’est sûr, il va tomber »

Cyrille, un bouquiniste de la région, insiste pour que les bannières LGBT et anarchiste soient visibles « pour pas qu’on nous traite de fascistes ». Il vient d’avoir 50 ans et les « gilets jaunes » sont son plus beau cadeau : « J’ai embrayé dès le début. Quand Macron dit qu’on ne fait pas assez d’efforts, il nous provoque : on travaille quinze heures par jour pour être sur les ronds-points et faire tourner nos commerces. » Pour lui, la mobilisation va crescendo : « D’abord, il nous a traités par le mépris. Après son discours, début décembre, les gens ont vu qu’il avait un genou à terre. Puis, on a vu arriver les fonctionnaires et les classes moyennes paupérisées, qui ont réalisé que ses mesurettes étaient de la poudre aux yeux. Je vois tout le monde se réveiller, commencer à réfléchir. C’est sûr, il va tomber. »

Une buvette accueille les nouveaux arrivants, des cahiers de doléances sont disponibles, la sono diffuse Qu’est-ce qu’on attend ? de NTM et La Fille du coupeur de joints de Thiéfaine. Raoul, 62 ans, à son compte et proche de la retraite : « Je ne cautionne pas les violences, mais mon père m’a appris que celui qui te donne une claque sur la joue gauche, tu lui mets une droite. Ils peuvent me mettre en prison, je suis condamné à mort : j’ai le cœur », fait-il en montrant le côté gauche de sa poitrine. Il n’a jamais manifesté de sa vie. « Ce qu’on veut, c’est un social normal, de quoi vivre et s’amuser un peu, comme quand j’étais jeune. Et puis être considérés. Il faut que le président arrête de parler sur nous quand il est à l’étranger, comme si on était des gueux. »

Cathy, ouvrière chez Safran, manifeste tous les samedis pendant que son mari est à la chasse : pour elle aussi, c’est nouveau. Elle ne veut pas faire grève, parce que ce qu’elle souhaite, ce n’est pas plus de salaire mais moins de taxes. « Mon patron aussi, il a subi la taxe carburants. Ce qui est honteux, c’est de nous décrire comme des travailleurs pauvres. Ça ne devrait pas pouvoir aller ensemble ces deux mots-là. »

Geoffrey, 28 ans, ingénieur en informatique, est juste venu voir, avec sa fiancée hongroise Viktoria, « pour se faire son idée ». Il a voté Macron aux deux tours et n’est « pas forcément déçu » par le président, mais pas forcément convaincu non plus. « Chacun a le droit de s’exprimer comme il veut, mais pitié, qu’ils ne touchent pas au centre de Bourges, j’aime trop ma ville. Le patrimoine c’est à tous, pas à l’Etat. »

« L’heure est grave »

Bourges la cossue, Bourges la discrète, qui se croyait protégée par son provincialisme, voit débarquer ses propres marginaux, les habitants des petits bourgs du Cher et d’au-delà, qu’on ne voit jamais au centre-ville. C’est un monde de poupées russes : chacun se découvre « l’oligarque » d’un autre, plus petit encore. Sur le château d’eau, des slogans plein d’espérance ou de colère. Et puis celui-là : « RF », pour « République française » et « Rot[h]schild Family ». Des petits groupes partent à la recherche des journalistes de BFM-TV, pour les expulser du rassemblement.

Christophe, 40 ans, et son ami sont tous deux d’ex-militaires venus coiffés du béret rouge des parachutistes des troupes de marine : « Si d’anciens militaires côtoient des anarchistes dans la même manifestation, c’est que l’heure est grave », explique le premier. Il est particulièrement pessimiste : « J’ai travaillé pour l’Etat et pour des multinationales de la pharmacie et de l’agroalimentaire. Je suis bien placé pour le savoir : rien n’est jamais fait dans l’intérêt des citoyens français. On veut réparer le Mali et payer les salaires des fonctionnaires tchadiens alors que rien ne marche ici. Tout est à refonder, à la racine, et pour cela, il va falloir se foutre sur la gueule. »

Il a déjà tout prévu : « Là où j’habite, je suis autonome en eau et en électricité. Un jour, les armes seront sorties. Mon béret, c’est pour que mes frères d’armes me reconnaissent et réfléchissent avant de tirer. » Son camarade trouve qu’on ne parle pas assez du rôle des francs-maçons.

L’impression de crier dans le vide

Sans aller jusqu’à de telles extrémités, la rage des manifestants est décuplée par l’impression de crier dans le vide, d’être une majorité inaudible. La place Séraucourt est pourtant loin d’avoir fait le plein, mais les présents ont la certitude d’être à l’avant-garde de l’histoire, à la manière des Spartiates du film 300, dont le cri de ralliement guttural est repris en cascade. La question de l’inscription du mouvement dans la durée se pose désormais. Un groupe de « gilets jaunes » venus en autocar du Tarn débat passionnément : « Il va nous falloir des représentants », dit l’un. « Oui, mais qu’on pourra révoquer », corrige une autre. Ils sont tous d’accord pour ne pas faire des « gilets jaunes » un parti.

Maxime Nicolle et Priscillia Ludosky sont pourtant fêtés en vedettes. Le premier prend la parole pour un bref discours ponctué de plusieurs « je rêve d’un pays » à la manière d’un Martin Luther King qui aurait oublié la non-violence. La seconde se tait, comme à son habitude, hiératique et imposante. Les deux déclinent la proposition qui leur est faite de se jucher sur le camion où un groupe joue des vieux standards rock. Le leadership est chose fragile et sembler l’assumer revient à s’exposer au féroce égalitarisme des « gilets jaunes ».

Le cortège se scinde vite en deux. En tête, les « gilets jaunes » dont le nombre ne cesse de grossir. En queue, la CGT départementale, qui regroupe quelque 400 manifestants. Les seconds aimeraient bien se mêler aux premiers, surtout Isabelle, 50 ans, contrôleuse des impôts, dont la fille, non syndiquée, et l’ex-mari défilent avec les « gilets jaunes ». Mais ces derniers n’entendent pas être « récupérés » et ont chargé trois automobilistes de séparer les deux cortèges en roulant au pas.

« Je suis fière que mon syndicat soit représenté aujourd’hui parce que ce mouvement soulève les problèmes dont on parle depuis longtemps : les inégalités, la justice sociale, explique Isabelle. Mais le gouvernement et les médias ont tellement craché sur les syndicats et les fonctionnaires que les “gilets jaunes” ont une image négative de nous. » Elle a dû expliquer à un gamin que la CGT manifestait pour la troisième fois depuis novembre. Personne ne s’en était aperçu.

Dans la voiture, le service d’ordre des « gilets jaunes » est intraitable : « Quand on avait besoin d’eux, ils étaient pas là. Maintenant qu’on en a plus besoin, ils rappliquent », déclare le conducteur. Sa passagère renchérit : « Ils se sont sucrés pendant des années avec des petites enveloppes du gouvernement. Nous, on n’est pas corrompus et pas corruptibles. »

Un mouvement individualiste

Malgré ce dispositif de sécurité, à vrai dire léger, quelque 500 manifestants s’échappent vers le centre-ville. On les implore de ne pas y aller, sans aller jusqu’à les en empêcher. Dans ce mouvement profondément individualiste, chacun fait comme il l’entend. La majorité, qui désapprouve cette stratégie consistant à rechercher le contact avec les forces de l’ordre, se retranche derrière « la liberté de circuler » de tout un chacun.

Dans la vieille ville, un cordon de police interdit l’accès à la préfecture et au centre des impôts. Face à la foule qui grossit, le commandant finit par ordonner une charge. Ce sont les premiers tirs de gaz lacrymogènes et de grenades de désencerclement de la journée. Un jeune Belge, « venu soutenir la révolution en France », se fait confisquer son masque à gaz flambant neuf et ses lunettes de piscine. Peu après, policiers et manifestants se retrouvent dans le seul café resté ouvert, sans hostilité.

En redescendant vers les boulevards extérieurs, la petite troupe des 500 prend en sandwich un détachement de CRS, qui suivait le cortège principal et ne tarde pas à lancer une nouvelle charge pour se dégager. Lacrymos, LBD. Les chiens policiers effraient tout particulièrement les manifestants, qui se dispersent dans tous les sens. Il est 16 h 30, le cortège n’existe plus, des petits groupes errent en tous sens. La plupart finissent par partir. De rares Berruyers descendent dans la rue pour voir les choses de plus près. Ils sont plutôt enclins à la sympathie envers les « gilets jaunes ». Les autres restent calfeutrés chez eux.

Les derniers irréductibles dressent des barricades, vite abandonnées, place Séraucourt. La nuit est tombée, l’acte IX est fini. Place au dixième.

Christophe Ayad

• Le Monde. Publié le 13 janvier à 05h37, mis à jour à 08h12 : https://www.lemonde.fr/societe/arti...

4) A Bordeaux : « On ne peut pas laisser tomber après tant d’énergie déployée »

La préfecture a recensé 6 000 manifestants samedi dans la capitale girondine – plus que la semaine dernière. Des heurts ont éclaté et 41 personnes ont été interpellées.

La mobilisation des « gilets jaunes » du samedi à Bordeaux débute toujours comme une routine hebdomadaire, presque incongrue. Tous se retrouvent, vers 13 heures, place de la Bourse, avant d’entamer une marche solidaire. Un mouvement qui s’ouvre à chaque fois dans le calme, pancartes en main, chants et slogans choisis avec soin. En ouverture de ce neuvième samedi de mobilisation, le 12 janvier, Karen, l’une des voix du mouvement, demande aux manifestants de s’asseoir, et d’observer une minute de silence « en hommage à toutes les victimes du mouvement ». Elle lit alors au mégaphone les noms et les âges de ceux qui ont perdu la vie depuis le 17 novembre. Une fois la minute passée, en cœur, La Marseillaise est entamée.

C’est ensuite, comme chaque samedi, le défilé des motards, acclamés par la foule, qui traverse le cortège. Ce sont eux qui lanceront le mouvement, qui, cette fois, change son itinéraire. La place de la Victoire, au cœur de la capitale girondine, marque une première étape de cette longue marche, qui traversera toute la ville pendant plus de deux heures. Rapidement, le constat est sans appel : les « gilets jaunes » girondins sont plus nombreux que les semaines passées, et la marée humaine prend possession des grandes artères bordelaises.

Passage par la rue Sainte-Catherine

Christine, figure de proue du mouvement à Sainte-Eulalie, réalise un calcul rapide, sur l’étendue des manifestants sur plus d’un kilomètre. Elle estime le mouvement de ce 12 janvier à « 30 000 personnes mobilisées ». Franck, personnage girondin des « gilets jaunes » l’évalue plutôt à 15 000. La préfecture, quant à elle, annonce 6 000 manifestants.

Arrêtés place de la Victoire, les manifestants hésitent à prendre la rue Sainte-Catherine, plus longue artère commerçante. En ce premier samedi des soldes, le risque est grand pour les commerçants, qui craignent de perdre une fois encore leur précieuse clientèle. Pourtant, de nombreux points d’accès aux axes principaux sont bloqués par les forces de l’ordre, protégeant les badauds décidés à continuer leurs courses.

Si les « gilets jaunes » en tête se détournent au départ de la rue Sainte-Catherine, c’est finalement quelques rues plus loin qu’ils emprunteront finalement ses 1 200 mètres. Les rideaux de fer se baissent les uns après les autres, et les clients sont enfermés le temps que le cortège motivé traverse l’artère.

Projectiles contre gaz lacrymogènes

Le calme apparent sera pourtant de courte durée. Arrivés devant le Grand Théâtre, les « gilets jaunes » sont immédiatement confrontés aux forces de l’ordre. Un manifestant est blessé par un tir de lanceur de balle de défense à la tête. Il est évacué par les pompiers acclamés par la foule. Rapidement, la situation se tend, les CRS postés sont hués, des projectiles sont lancés sur les forces de l’ordre qui ripostent aux gaz lacrymogènes. Des pavés, bouteilles en verre sont utilisés, tandis qu’un orchestre fait danser des manifestants place de la Comédie. Rapidement, les gaz lacrymogènes fusent, obligeant la foule à se disperser.

Comme chaque samedi, sans surprise, le point de chute de la manifestation sera la place Pey-Berland, devenu l’emblème du mouvement, théâtre des derniers affrontements. Quarante et une interpellations seront comptabilisées, selon la préfecture, des vitrines vandalisées, du mobilier urbain dégradé, des poubelles incendiées.

Rapidement dispersés, les manifestants rentrent chez eux en début de soirée. L’envie de battre le pavé était donc toujours présente, même si certains avouent qu’ils ont été tentés de rester chez eux, en famille. Mais, comme l’explique Eric, mobilisé depuis le début, « je suis venu, car si je commence à abandonner, les autres suivront. J’ai déjà raté un samedi pendant les fêtes. Mais quand je vois tous ces gens, toujours là, ça me motive forcément ».

« On ne peut pas laisser tomber après tant d’énergie déployée, tant de chemin parcouru, ensemble, poursuit-il. On doit faire plier le gouvernement, coûte que coûte, même si ça doit être encore long. Il doit réagir rapidement s’il veut calmer les choses. Car nous, on tiendra. » La question d’une prochaine mobilisation ne se pose même plus. Samedi prochain, ils seront encore là.

Claire Mayer

• Le Monde. Publié le 13 janvier 2019 à 00h55, mis à jour à 12h33 : https://www.lemonde.fr/societe/arti...

5) A Lille, les « gilets jaunes » « n’emmerdent pas les bonnes personnes »

Le mouvement, qui en est à son 9e week-end de mobilisation, également le premier samedi des soldes, a fini par lasser une partie de la population.

C’est la neuvième fois que les « gilets jaunes » lillois se retrouvent place de la République pour crier leur colère. C’est la neuvième fois et la lassitude n’a pas gagné les rangs des manifestants, samedi 12 janvier. Au contraire, après le millier de personnes réunies la semaine dernière, ils sont aujourd’hui plus de 3 000 venus de toute la région pour réclamer la « démission de Macron », « Benalla en prison » et la libération de Christophe Dettinger, celui que l’on a surnommé le boxeur de gendarmes.

Parmi eux, quelques « stylos rouges » venus dénoncer les conditions de travail des personnels de l’éducation Nationale. La colère des « gilets jaunes » est intacte, mais pour ce premier samedi de soldes, il suffit de pousser la porte des commerces pour constater combien leur combat a fini par lasser une partie de la population.

« Ras-le-cul »

« Excusez-moi d’être vulgaire mais j’en ai ras-le-cul. » Sophie, opticienne, regarde chaque samedi le cortège défiler et, cette semaine encore, elle s’est enfermée dans sa cellule commerciale avec ses deux employées quand les gilets jaunes sont passés devant sa vitrine. « Ils n’emmerdent pas les bonnes personnes. Quand vous voyez que des commerçants vont devoir fermer définitivement ou quand vous voyez ce que les forces de l’ordre se prennent dans la tronche, ça me sidère », déplore-t-elle. Au sein de son enseigne, elle a appris qu’une centaine de boutiques en France sur le petit millier de la marque, avaient dû fermer trois samedis de suite. Au-delà du manque à gagner, Sophie, 44 ans, dénonce le fonctionnement du mouvement des « gilets jaunes » : « Une partie des « gilets jaunes « sont bien contents de profiter du système qu’ils critiquent ». Pour elle, en France, on ne paie pas assez le travail et trop le chômage. « Et je suis désabusée, dépitée car quel que soit le gouvernement que l’on a, rien ne change, tout le monde se gave là-haut. » Au moins un avis qu’elle partage avec les « gilets jaunes ».

Des gilets jaunes qui poursuivent leur route, inverse au parcours officiel, et arrivent Grand Place, au cœur de Lille. Au Furet du Nord, l’une des plus grandes librairies d’Europe, les clients poursuivent leurs achats dans l’indifférence. La célèbre enseigne n’a jusqu’ici pas souffert des manifestations organisées chaque samedi. Par contre, le personnel de la grande roue installée pour les fêtes de fin d’année a été contraint d’évacuer sa clientèle la semaine dernière suite aux tensions avec les forces de l’ordre. La magie de Noël en a pris un coup. « Regardez, elle est magnifique notre Grand-Place, lance Sébastien Chatellain, manager du restaurant La Place. On est là pour accueillir les gens, on ne compte pas nos heures, mais malheureusement les CRS nous ont demandé de replier la terrasse à 13 h 30, à titre préventif. Ras-le-bol des gilets jaunes ».

A 37 ans, il vient de reprendre le poste de manager de ce café. Sa période d’essai coïncide avec les manifestations chaque samedi et le chiffre d’affaires a été impacté. « La semaine dernière, ça sentait le gaz lacrymo même à l’intérieur. Notre activité a chuté de 40 % le samedi, dit-il. Les gilets jaunes ne pensent pas à tout le monde. Je ne suis pas prêt d’aller défiler avec eux, c’est du n’importe quoi, surtout quand on a une cinquantaine de revendications différentes. »

« Il faut se remonter les manches »

Un peu plus loin, des touristes belges assistent, étonnés, au passage du cortège jaune fluo. « Ils ne sont plus trop crédibles, estime Fred Coppens, venu de Mouscron. Le débat ne tient pas la route et ce n’est pas parce qu’on est mécontent du président qu’il faut dire “Macron démission” ». Ce voisin belge est un ancien commerçant aujourd’hui reconverti dans l’immobilier. Il se souvient de ses parents travaillant dur, de 4 heures à 20 heures. « Il faut se remonter les manches et que les gens arrêtent de vivre au-dessus de leurs moyens. Avant, les gens ne partaient pas aussi souvent en vacances par exemple. Nous, en Belgique, on travaille 36 heures en trois jours », dit-il au moment où de gros pétards éclatent.

Des badauds vont se réfugier dans les commerces. Les vendeuses de Nocibé hésitent à baisser le rideau. « On n’a pas beaucoup de monde pour un premier jour de soldes », constate la responsable, Marjorie. La faute aux gilets jaunes ? « Pas de commentaires. » Au sein de son équipe, certaines filles ont défilé un gilet fluo sur le dos quand d’autres dénonçaient le mouvement. « Alors moi, tout ce que je dis, c’est que je n’accepte pas la violence », explique Marjorie.

Place de la Vieille Bourse, dans une boutique de luxe du centre-ville, il n’y a pas que la violence qui agace. « Je plains tous ces gens qui doivent vivre avec moins de 1 500 euros par mois, confie Coralie Debonne, mais dans un cortège, on doit être propre, on ne boit pas et surtout, on ne se couvre pas le visage. Regardez ces gens masqués. » La vendeuse en appelle à plus de respect. « On ne souille pas les bâtiments, et que l’on aime ou pas le président de la République, on le respecte. Je n’ai pas voté pour lui, je peux comprendre en partie la colère mais restez respectueux ! Et depuis quand les flics sont là pour se faire taper dessus ? ! »

A la fin de la manifestation, une partie des gilets jaunes a continué à défiler dans les rues sans parcours défini, au milieu de la circulation chargée. Rapidement, les projectiles ont volé contre les forces de l’ordre qui ont répliqué. Vers 17 heures, le gaz lacrymo a doucement envahi la Grand-place qui n’avait définitivement pas l’air de célébrer son premier week-end de soldes.

Laurie Moniez

• Le Monde. Publié le 12 janvier 2019 à 17h50 : https://www.lemonde.fr/societe/arti...


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