Les peuples ne font plus confiance à leurs gouvernants nationaux et encore moins à l’Europe

jeudi 24 janvier 2019.
 

Le mouvement des « Gilets jaunes », autant que les nombreuses mobilisations sectorielles qui se sont égrenées – et se poursuivent jusqu’à aujourd’hui –, des cheminots aux salariés en butte aux plans de licenciements, des personnels des hôpitaux à ceux des Ehpad, des agents de l’État aux lycéens, sans oublier les professionnels de la justice ou les retraités, révèlent la montée d’une colère irrépressible contre le délitement social et l’inégalité devant l’impôt, pour la fraternité et la démocratie.

Cette colère est à la mesure d’une politique libérale devenue à la longue insupportable, en ce qu’elle prétend permettre à un capitalisme financiarisé et globalisé comme jamais auparavant de sortir, sur le dos du plus grand nombre, des convulsions qui l’affectent. Sur le dos, pour être précis, des ouvriers, des employés, des demandeurs d’emploi, des travailleurs « ubérisés », des salariés en charge du bon fonctionnement du service public, des jeunes en demande de formations qualifiantes, des paysans étranglés par l’agro-business, des artisans et petits commerçants pressurés par les banques ou la grande distribution, sans même parler des petites entreprises soumises au bon vouloir des grands groupes transnationaux. Bref, c’est l’immense majorité d’une nation comme la nôtre qui ne se discerne plus d’avenir désirable.

Ce n’est toutefois pas uniquement parce que les choix gouvernementaux se trouvent orientés vers les seuls privilégiés de la naissance et de la fortune qu’ils suscitent le rejet massif qu’enregistre chaque sondage. C’est qu’ils s’avèrent parfaitement inaptes à offrir le plus petit début de concrétisation aux promesses qui les justifiaient initialement.

Les gouvernants, un peu partout, peuvent bien multiplier les exonérations de cotisations pour les entreprises, désintégrer les politiques publiques, saccager le droit du travail, déréguler autant qu’ils le peuvent et affaiblir du même coup les protections collectives, les sacrifices exigés de « ceux d’en bas » iront seulement abonder les dividendes des actionnaires, alimenter leurs stratégies d’optimisation fiscale, favoriser restructurations et délocalisations. Emportés par leur âpreté au gain, obsédés par l’amélioration constante de leurs taux de profit, les « premiers de cordée » n’ont pour priorité ni de créer des emplois en contrepartie des cadeaux qui leur sont consentis, ni de relancer les investissements productifs, ni d’accélérer la conversion écologique de l’appareil productif, ni d’augmenter les salaires pour doper la consommation des ménages.

Significativement, déclinant ses traditionnels vœux télévisuels du 31 décembre, le président de la République a laissé échapper cet aveu : « Le capitalisme ultralibéral et financier va vers sa fin. » Il a, ce faisant, repris un constat déjà formulé par maints « experts », jusqu’à la directrice générale du Fonds monétaire international, Madame Lagarde. Le modèle qui s’est imposé aux peuples, à la faveur de la contre-révolution sociale des quatre dernières décennies, modèle que d’aucuns ont parfois qualifié de « société de marché », a débouché, sous l’impact de trois krachs financiers successifs, sur une configuration mondiale des plus chaotiques et des plus imprévisibles.

Le déchaînement des concurrences entre mastodontes industriels et bancaires, le recul partout de droits sociaux arrachés de haute lutte, l’affrontement des égoïsmes rivaux des principales puissances, les catastrophes climatiques et écologiques qui se dessinent à l’horizon de l’humanité, les crises ravageant des zones entières et les guerres qu’elles engendrent, l’atrophie de la démocratie sous l’effet de l’omnipotence acquise par les marchés, la désintégration des dispositifs institutionnels de nombre de pays ont abouti à la phénoménale perte de légitimité de l’orthodoxie économique dominante, comme des gouvernants qui tentent d’en perpétuer l’application.

Le séisme social, qui vient de faire trembler le macronisme sur ses bases, n’en est que la dernière des manifestations. La plus marquante sans doute, pour le Vieux Continent, puisque l’épicentre en est cette terre de rébellion qu’est la France depuis sa Grande Révolution. Sommité du Collège de France, Pascal Picq le traduit avec ses mots, parlant de « la saturation d’une forme de gouvernement arrivée à son plafonnement asymptotique, deux décennies après que Jacques Chirac eût parlé de fracture sociale, puis de fracture numérique et d’urgence écologique… sans rien faire ». Et d’ajouter : « Le Brexit, dont la dramaturgie se joue encore, marque une rupture : les peuples ne font plus confiance à leurs gouvernants nationaux et encore moins à l’Europe » (Les Échos, 26 décembre 2018).


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