Gilets jaunes : « Sur les ronds-points, il y a eu une politisation accélérée des classes populaires »

vendredi 11 janvier 2019.
 

Pour la sociologue Marion Carrel, les ronds-points ont été des lieux de « politisation accélérée » des classes populaires. Elle espère que la forte demande de démocratie directe permettra d’améliorer aussi la démocratie représentative.

Comment faire participer les classes populaires à la vie démocratique ? Le mouvement des « gilets jaunes » a-t-il permis de leur mettre le pied à l’étrier ? Pour Marion Carrel, maîtresse de conférences en sociologie à l’université de Lille et co-directrice du groupement d’intérêt scientifique « Démocratie et participation », il a eu le mérite de transformer des problématiques individuelles en revendications collectives. Une politisation hors les murs en ces temps de défiance vis-à-vis des corps intermédiaires, explique cette spécialiste des classes populaires, auteure de Faire participer les habitants ? Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires (ENS Éditions, 2013).

Pauline Graulle – Quel regard portez-vous sur la mobilisation des « gilets jaunes » ?

Marion Carrel – Ce qui est frappant – même si ce n’est pas une surprise pour les gens qui travaillent depuis longtemps sur la participation et la démocratie –, c’est le surgissement très fort de cette demande d’être davantage entendu, écouté, considéré comme citoyen. Ce qui est particulier dans le mouvement des gilets jaunes, c’est que, cette fois, ce sont les classes populaires qui font cette demande, et qui le font directement, sans la médiation d’un parti ou d’un syndicat.

Est-ce inédit ?

Depuis une trentaine d’années, les pouvoirs publics ont développé une offre de participation très cadrée par les institutions. Soudain, c’est une demande radicale de participation qui émerge, sous la forme de démocratie directe. On avait déjà vu une forte demande de démocratisation de la démocratie lors du mouvement Nuit debout, mais cela concernait une autre catégorie de la société, plutôt les urbains diplômés. Une demande aussi massive de démocratie de la part des personnes « dominées » socialement a existé par le passé, si l’on pense à 1789 ou 1848, mais sur la période contemporaine, oui, c’est une première.

Par ailleurs, on pense en général que les demandes des classes populaires se limitent à des sujets de proximité, à l’échelle de leur territoire, de leur employeur… Or là, ce sont des demandes de justice fiscale et de démocratie à l’échelle de la nation qui se sont exprimées très fortement, avec l’idée qu’on ne se sent pas représentés par nos représentants. Cette demande, qu’on n’avait pas entendue depuis les années 1960-1970, était à l’époque portée plutôt par les classes moyennes et les associations de cadre de vie. Dans nos enquêtes auprès des classes populaires, on entendait bien qu’il y avait une telle exigence vis-à-vis des représentants, mais pas formulée aussi clairement.

Comment expliquer que cette crise de la représentation politique soit arrivée aussi fortement et aussi rapidement dans le débat public ?

On sait qu’il y a peu de classes populaires et de minorités ethnoraciales représentées dans les institutions : à l’Assemblée nationale, il n’y a plus aucun député ouvrier et moins de 5 % d’employés, par exemple. Cette absence est manifeste dans les institutions, mais cela ne veut pas dire que les gens n’ont pas envie d’avoir du pouvoir sur la société !

Dans le cas des gilets jaunes, il est intéressant de constater que la mobilisation est partie de la taxe sur le carburant, a rebondi sur la question du pouvoir d’achat, est retombée sur les inégalités, puis sur la justice fiscale et, enfin, sur cette demande de démocratie directe. Il y a une interpénétration des questions économiques et démocratiques qui se donne clairement à voir dans ce mouvement.

Sur les ronds-points, il y a eu vraisemblablement – des enquêtes devront le préciser – une forme de politisation accélérée qui a mené les gilets jaunes à la dénonciation de l’injustice fiscale et du déficit démocratique. Cette politisation se faisait, jusqu’à il y a une quinzaine d’années, par le truchement des syndicats et des partis politiques représentant les classes populaires.

Mais aujourd’hui, notamment du fait de la massification du chômage, des mutations de l’économie et de la défiance généralisée vis-à-vis des représentants, le taux de syndicalisation est très bas. Côté partis politiques, même si La France insoumise et le PCF se positionnent comme représentants des classes populaires, le fait est que ces partis peinent à jouer ce rôle de politisation vis-à-vis des personnes les plus éloignées de la politique. Avec les gilets jaunes, on a vu des paroles « incorrectes » de personnes peu diplômées revenir dans le débat public.

Les ronds-points ont-ils été des sortes d’agora ?

Ce qui s’est passé à travers la discussion, la délibération publique sur les ronds-points, c’est que ce qui relevait du privé, de la colère, de la rage, de la honte de manquer de ressources est devenu public : on s’est mis à interroger, ensemble, le bien commun, l’intérêt général… Le grand isolement des individus dont les vies sont broyées par des politiques néolibérales mises en œuvre depuis trente ans, la « désaffiliation » dont parlait Robert Castel, a éclaté au grand jour, tandis qu’on redécouvrait sur les ronds-points les vertus socialisatrices de la délibération et de l’action collective.

On aurait pu penser que la thématique des immigrés serait très présente, mais finalement pas tant que cela : ce qu’il en sort, parce qu’il y a eu des journées entières de discussions entre gilets jaunes, c’est la demande de justice fiscale et de démocratisation de la démocratie.

Qu’est-ce que cela peut donner, politiquement, à l’avenir ?

Si l’on est optimiste, on peut espérer que cela aille d’une part vers des réformes institutionnelles aux niveaux national et européen, pour davantage de justice fiscale, de démocratie participative et de développement durable, d’autre part vers une régénération des syndicats et des partis, pour peu qu’ils changent leur mode de fonctionnement : que cela fasse revenir les gens vers le vote, vers une organisation collective durable.

Voulez-vous dire que la revendication d’une démocratie plus directe pourrait conduire au retour à une confiance dans la démocratie représentative ?

Oui, mais une démocratie représentative différente de celle que l’on exerce depuis un siècle et demi, où les représentants se méfient du peuple qu’ils ne représentent pas vraiment, si l’on regarde les catégories sociales, sans parler du genre et de la question ethnoraciale. Idéalement, les éléments de démocratie directe pourraient transformer la démocratie représentative.

On commence à reparler des mandats impératifs, de la manière dont, entre deux élections, on pourrait s’assurer que le bien commun reste discuté, soumis à la délibération la plus égalitaire possible. Cette idée de pouvoir proposer des lois, les abroger, c’est une piste… parmi d’autres, que Pierre Rosanvallon rassemble sous l’expression de « contre-démocratie », l’organisation de la vigilance et de la délibération citoyenne qui sont tout aussi cruciales pour la République que pour les partis, les syndicats et les associations.

Comment expliquez-vous qu’il y ait une forte demande de participation alors que les dispositifs de démocratie participative fonctionnent mal ?

La démocratie participative telle qu’on la pratique aujourd’hui en France est décidée par le haut. Les collectivités territoriales, l’État mettent en place des dispositifs tout en ayant une peur bleue du conflit et du contre-pouvoir. Résultat, ces dispositifs ne remettent pas fondamentalement en cause leur fonctionnement descendant.

Néanmoins, c’est vrai qu’il y a une ambiguïté chez les gilets jaunes : d’un côté, une critique acerbe des représentants politiques (« tous les élus sont pourris », « on veut tout décider sur tout »), mais dans le même temps une forte attente de solutions qui viendraient du sommet de l’État.

Cela s’explique par le fait qu’en France, il y a une forte culture politique de l’incarnation, de l’homme fort. On est dans une République présidentielle marquée par une relation directe entre les citoyens, qui se sentent démunis ou impuissants, et l’État considéré comme tout-puissant. C’est pour cela qu’une démocratie plus réelle ne passera pas uniquement par de nouvelles procédures…

Que voulez-vous dire ?

La question du développement du pouvoir d’agir, l’« empowerment » comme disent les Anglo-Saxons, est tout aussi cruciale que la réforme institutionnelle. Les discussions sur les ronds-points ont montré les vertus des liens sociaux via l’action collective. C’est pourquoi l’une des priorités est de développer la vie associative – et non pas, comme l’a fait le gouvernement, de supprimer les contrats aidés et de baisser les subventions. Il faut aussi que les collectifs de citoyens ne dépendent pas que des financements des collectivités locales, trop souvent juges et parties en cas de conflit.

C’est pourquoi, dans la suite du rapport Bacqué et Mechmache, la création d’un fonds national pour la démocratie d’interpellation me semblerait-elle judicieuse pour un financement autonome des actions locales revendicatives. Il faut aussi revenir à l’origine de l’éducation populaire et développer le travail social collectif, le « community organizing »… La contestation, la contre-expertise, ça fait partie de la démocratie, il faut les encourager : sinon on a de la colère brute, individuelle, dévastatrice à la fois pour les individus (on voit le nombre de psychotropes prescrits) et pour la cohésion sociale.

Les gilets jaunes, ce sont les petites classes moyennes, des gens qui travaillent… Comment la participation des classes populaires stricto sensu peut-elle être encouragée ?

Il y a des habitants des cités ou des campagnes reculées qui n’ont, effectivement, pas été jusqu’aux ronds-points ! Ces personnes éloignées de la parole publique doivent être entendues et prises au sérieux, car elles ont une connaissance fine de leurs territoires et des services publics. Il faut un soutien à l’auto-organisation des plus faibles et au croisement des savoirs et des pratiques entre les plus précaires et le reste de la société. Ce n’est pas uniquement pour le principe de donner de la voix à ces personnes « invisibles » : on a besoin de les entendre parce qu’elles ont une expertise sur la société, et parce qu’une vie démocratique ne peut se faire en laissant une partie de la population de côté.

La stratégie populiste de La France insoumise est-elle selon vous une manière efficace de mobiliser les classes populaires ?

L’avenir nous le dira. Mais en tout cas, il faut que La France insoumise, comme les autres partis, s’interroge sur ses procédures internes afin que les gens à l’intérieur ne se laissent pas déposséder de leur pouvoir, quand bien même ils auraient besoin d’un leadership fort. Il faut prendre le temps, au sein des partis, pour qu’il y ait des allers-retours, des discussions avec la base. Si un mouvement comme LFI ne fait pas attention à la question de la démocratie interne, cela risque de poser un souci.

Un parti politique doit être un lieu d’éducation populaire, dans lequel les citoyens peuvent progressivement se sentir légitimes de participer. Tous les partis progressistes doivent faire ce travail de politisation qui a eu lieu sur les ronds-points des gilets jaunes, même si cela prend beaucoup de temps. Mais il n’y a pas de raccourci.


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