Reportages auprès des gilets jaunes par temps de Noël

dimanche 6 janvier 2019.
 

1) Près de Fréjus, les Gilets jaunes mobilisés depuis cinq semaines ont passé le réveillon « en famille »

Ils ont installé leurs tables sur le rond-point qu’ils occupent depuis plus de cinq semaines. A cent mètres de là pourtant, derrière une haie de roseaux, se trouve leur « QG » : une caravane donnée par le camping qui borde le rond-point et le péage autoroutier, une toile de tente qui abrite du vent, quelques lampions, une grande table. De quoi faire un joli tableau. « Mais on est là pour être vus, aucun intérêt à aller se cacher derrière des roseaux », assurent les « gilets jaunes » du Muy, près de Fréjus (Var), agglutinés autour d’un brasero.

Lundi 24 décembre au soir, on retrouve sur ce rond-point les mêmes visages qu’il y a cinq semaines, portant la fatigue d’un mois de mobilisation, de jour comme de nuit. Ils se sont fait faire des gilets fluorescents marqués au nom du Muy, comme d’autres familles portent des pulls de Noël le soir du réveillon. Ils sont une vingtaine, mais ont été une petite centaine à signer la feuille de présence ce jour-là – précision importante « pour les médias », répète l’assemblée. Parmi eux, beaucoup de célibataires, de divorcés, de retraités. « Ils sont quand même mieux ici que chez eux tous seuls devant la télévision », souffle Jérôme Brunasso, jeune père et irréductible du « noyau dur » du Muy.

« On est une vraie famille maintenant »

Au menu, une dinde, des bouteilles de champagne dépareillées, cinq kilos de pommes de terre, du saumon et des chocolats. Presque tout a été donné par des conducteurs qui passaient encore, en début de soirée, déposer bouteilles et boîtes de chocolats. Une partie des victuailles sera donnée à une « gilet jaune » qui organise un repas pour les sans-abri le lendemain.

La fête promet d’être belle : même les gendarmes sont passés présenter leurs vœux. « Ne vous inquiétez pas, la mitraillette, c’est pas pour vous ! », a lancé l’un deux en riant alors qu’il s’approchait du groupe. Drôle de trêve hivernale dans cette région où les « gilets jaunes » cohabitent avec les forces de l’ordre. Ces dernières semaines, quelques heurts et interpellations ont troublé les relations, habituellement au beau fixe sur les ronds-points. « Bon, ne buvez pas trop quand même », ont ajouté les gendarmes. « Oui, papa ! », ont répondu plusieurs femmes dans l’assemblée.

A table, on parle surtout pépins de santé, gendres impolis et cadeaux achetés pour les enfants. Des hommes et des femmes, qui ne se connaissaient pas il y a cinq semaines, demandent des nouvelles de l’entretien d’embauche que devait passer le petit-fils de leur voisin. « On est une vraie famille maintenant », assure une femme, bonnet de Noël sur la tête.

Et, comme en famille pendant les fêtes, on évite les sujets qui fâchent. La caisse, notamment, suscite des tensions depuis quelques jours. La récolte de dons des conducteurs qui glissent des billets par la fenêtre de leur véhicule sert à acheter des palettes pour se chauffer, de la nourriture, un micro-ondes pour la caravane… Une partie a été mise de côté pour payer les diverses amendes et frais judiciaires des membres du groupe. Mais la cagnotte suscite des convoitises, et certains sont soupçonnés de ne pas tout verser dans la caisse. « On attend de laisser passer les fêtes et on aura une discussion sérieuse là-dessus », marmonne Jérôme Brunasso.

« Il ne s’agissait pas de vrais “gilets jaunes” »

Jacques, un ancien ouvrier du groupe LVMH, a fêté ses 75 ans sur le rond-point il y a une semaine. Pour le réveillon, il est venu avec sa femme, retraitée elle aussi. Ce rond-point, c’est son quotidien depuis cinq semaines. Il ne compte pas le lâcher tant que « le mépris n’aura pas cessé ». L’allocution d’Emmanuel Macron, fin novembre, n’a fait que le conforter dans sa position. « Dans son discours, Macron a parlé de “la classe laborieuse” : je pense que beaucoup l’ont pris en pleine gueule. Moi, quand il a dit ça, j’ai eu vraiment mal. » Il se tape la poitrine, ému. « J’ai entendu “la classe de merde”, celle qui fait l’aumône, celle à qui on donne de l’argent pour qu’elle se taise. Alors qu’elle ne cherche qu’à vivre dignement de son travail. »

Seuls les dérapages antisémites et violents en marge de « l’acte VI », le 22 décembre, jettent le trouble parmi les convives quand ils sont mentionnés. Le mot d’ordre de la tablée, en ce réveillon qu’ils veulent avant tout « festif », est qu’il ne « s’agissait pas de vrais “gilets jaunes” ». Reprenant, ironiquement, une formulation du ministre de l’intérieur, Christophe Castaner, ils insistent longuement sur la différence entre les gilets « authentiques » et les « profiteurs ».

« Ce ne sont que des abrutis, des opportunistes, peste Will Darié, un artiste de 45 ans, fidèle du mouvement. Ils sabordent les “gilets jaunes”. Ils profitent de la portée du mouvement pour faire caisse de résonance à leurs discours haineux. C’est dégueulasse. » Au sujet des comportements antisémites de trois hommes portant des gilets à l’encontre d’une fille d’un déporté à Auschwitz dans le métro parisien, le quadra s’emporte. « Une petite vieille, en plus ! Moi, des types comme ça, je les dégage au coup de poing. »

La nuit avançant, la température fraîchit. Les klaxons de soutien des conducteurs, rentrés réveillonner en famille, se font plus rares. Mais sur son rond-point, le groupe n’a pas l’intention de bouger : « Mieux vaut se les cailler ici plutôt que de laisser croire qu’on a baissé les bras ».

Sofia Fischer

Source : https://www.lemonde.fr/societe/arti...

2) Certains « gilets jaunes » trouvent une « famille » sur les ronds-points

Le mouvement, apparu le 17 novembre, a fait naître une forme de solidarité et de fraternité chez ceux qui ne s’étaient jamais révoltés.

« Râleurs des canapés, mettez vos gilets ! », annonce la pancarte posée bien en vue contre un pylône du rond-point. L’air de rien, elle dit beaucoup de ce qu’est le mouvement des « gilets jaunes » : la révolte de ceux qui, jusqu’ici, ne s’étaient jamais révoltés et bougonnaient seuls, chez eux, devant leur télévision. Il y a un mois, ils ont éteint leur écran, enfilé leur gilet.

Et sur l’échangeur de la nationale ou le terre-plein à côté du péage, ils ont rencontré des inconnus qui leur ressemblent, avec qui ils refont désormais le monde autour d’un feu de bois, en buvant le café. Au-delà de leurs revendications toujours vives sur le pouvoir d’achat ou la crise démocratique, c’est aussi cela qui les fait continuer la lutte : le plaisir de s’être trouvé cette nouvelle « famille », comme ils aiment désormais à le dire.’

« Ici tout le monde se raconte et on se rend compte qu’on a un peu tous les mêmes problèmes »

« Ah ça, le répertoire s’est rempli, c’est vrai qu’on s’est fait des amis ! », s’enthousiasme Jessica, mère au foyer rencontrée dans l’Yonne. « Les gens pensaient qu’il n’y avait qu’eux qui avaient des difficultés. Mais ici tout le monde se raconte et on se rend compte qu’on a un peu tous les mêmes problèmes. La misère de chacun, elle nous touche », explique Bernard, ancien thermicien dans une centrale nucléaire. Mobilisé à Montchanin (Saône-et-Loire) depuis le 17 novembre, malgré, explique-t-il, « ses 74 ans et ses deux cancers ». Il nous rappelle cet autre retraité croisé à Saint-André-de-Cubzac (Gironde). En chimiothérapie, il bravait le froid glacial pour retrouver les « gilets jaunes » au bord de la nationale, tous les après-midi : « Ça me change les idées, chez moi c’est sinistre, je m’ennuie. »

« Ici, il y a une alliance entre la recherche du bien et la recherche de liens, philosophe Guy, garçon de café à la retraite, autour du feu de Montceau-les-Mines (Saône-et-Loire). Des gens qui s’isolaient dans leur précarité, en se retrouvant, recréent du sens. Il y a une faim de vie. »

Ce bon vieux temps où l’on n’avait pas la télé

A Montchanin, les « gilets jaunes » racontent comment ils se sont démenés pour qu’un des leurs, handicapé par deux AVC, retrouve le chauffage. « Par fierté, il a longtemps rien osé dire, s’émeut Bernard. Mais c’est la force de ce mouvement. Et moins Macron nous entend, plus les gens se ressoudent ! Le peuple, il est en train de tout se ressouder, et c’est ça qui leur fait peur ! »

« Ils ont tout fait pour qu’on devienne individualiste »

Derrière lui, Nono, 54 ans, mécanicien intérimaire, insiste : « Ils ont tout fait pour qu’on devienne individualiste. En nous divisant, et en lavant le cerveau des gens. » Autour du feu de Montceau-les-Mines, Georges, ancien mineur de 68 ans, évoque ce bon vieux temps où l’on n’avait pas la télé : « Les gens se réunissaient le soir pour discuter, y’ avait des veillées fraternelles… Et c’est un peu ça en fait qu’on revit, cette fraternité. »

« On vit dans un monde tellement égoïste, on a toujours mieux à faire qu’aider les autres, ou visiter sa vieille grand-mère. Et là, voir les gens solidaires, ça me fait un bien fou, témoigne aussi Angélique, coiffeuse de 34 ans. Je me dis qu’il n’y a pas que des mauvais ! » Elle ajoute, pensive : « Je ne sais pas si on sera plus heureux, mais on ne sortira pas pareil des “gilets jaunes”. » Et George d’ajouter : « Le premier des changements, il est en nous ! »

Cela a fait naître en eux une grande fierté

En relevant la tête, eux, les oubliés, les méprisés, ont réussi en un mois à s’imposer dans les médias et à défier le pouvoir, obtenant même quelques victoires. Beaucoup ne s’en seraient jamais cru capables. Cela a fait naître en eux une grande fierté.

Et des rêves grandiloquents : ceux qui restent mobilisés aujourd’hui veulent tout bonnement « changer le système ». Cette machine à broyer qui les écrase depuis quarante ans. « Un jour, peut-être, on parlera des “gilets jaunes” dans les livres d’histoire, songe Angélique, qui élève seule ses deux enfants. Et ce jour-là, je pourrai leur dire “j’y étais !” On n’a pas vécu la guerre, mais on aura fait ça. Je me serai battue pour leur avenir. »

« Personne n’est capable de vous dire quand ce sera la fin »

On entrevoit alors combien il sera difficile de mettre fin au mouvement pour ceux qui le pensent révolutionnaire. « Alors quoi, tout le monde rentre chez soi, et puis les riches restent riches et les pauvres restent pauvres ? On enlève les barrages et on continue le système ? On peut pas faire ça ! », estime Georges, l’ancien mineur.

« On est lucide, on se rend compte qu’il n’y a pas de solution évidente, concède Michel, son beau-frère. Personne n’est capable de vous dire quand ce sera la fin. »

Beaucoup n’ont tout simplement pas envie qu’elle arrive. « Ça fait peur à certains, estime David, 45 ans, mobilisé à Montceau-les-Mines. Les gens sont devenus amis, la manifestation du samedi est devenue la sortie du week-end. Si on rentre chacun chez soi, ensuite quoi, on se fait juste coucou au Leclerc ? »

Aline Leclerc

Source : https://www.lemonde.fr/societe/arti...

3) « Gilets jaunes » délogés : « Ils pourront faire ce qu’ils veulent, on restera là ! »

Des ronds-points sont évacués partout en France. En Saône-et-Loire, ils ont immédiatement été réinvestis par des manifestants galvanisés.

De la paille fraîche au sol pour éviter de patauger dans la boue, plusieurs braseros dans des bidons de tôle en plus d’un grand feu de camp, et un cabanon bien solide, construit d’un enchevêtrement précis de planches et de tasseaux sous lequel on sert cafés et sodas. Qui pourrait croire que tout cela s’est installé en quelques heures seulement sur l’échangeur du Magny, à Montceau-les-Mines ? Réinstallé, pour être exact.

Car lundi 17 décembre, en fin de soirée, le camp de fortune avec buvette, sapin de Noël et canapé, que les « gilets jaunes » occupaient depuis un mois, a été entièrement rasé par les gendarmes mobiles et les employés de la direction interdépartementale des routes, en présence du sous-préfet de Saône-et-Loire. Dernière étape d’une opération d’envergure menée dans le département : le même soir, le campement de « gilets jaunes » du péage nord de Mâcon, celui de Dracy-Saint-Loup, ou encore celui du rond-point Jeanne-Rose de Montchanin, ont connu le même sort, sans résister.

Il en est ainsi partout en France : le secrétaire d’Etat à l’intérieur Laurent Nuñez expliquait mercredi qu’environ 170 points occupés par des « gilets jaunes » avaient été « dégagés » en cinq jours. Des évacuations que le ministre de l’intérieur, Christophe Castaner, a appelées de ses vœux, tout en les laissant à l’appréciation des préfets. Mais peuvent-elles sonner le glas du mouvement ? Dès mardi, comme d’autres « gilets jaunes » délogés en Normandie, dans le Gard ou en Lot-et-Garonne, ceux de Montceau-les-Mines, Mâcon, Dracy-Saint-Loup et Montchanin avaient tous réinvesti leurs campements, souvent plus nombreux que la veille.

« Ça crée l’effet inverse »

« Ça crée l’effet inverse : on pensait calmer le truc samedi, avec l’arrivée de Noël, mais là c’est reparti ! », lance Nono, 54 ans, mécanicien intérimaire, aux côtés d’une trentaine de « gilets jaunes » ragaillardis, à Montchanin. Ils pourront faire ce qu’ils veulent, on restera là ! »

A Montceau-les-Mines, le camp rebâti a des allures de camp retranché, avec fossé creusé autour et amoncellement de pneus accrochés les uns aux autres en guise de remparts. « On peut les enflammer s’ils reviennent, prévient Pierre-Gaël, casquette sur la tête. Plus ils chercheront à nous abattre, plus on reconstruira ! »

Très engagée dans la lutte, Fabienne, 53 ans, qui vend d’habitude des nappes sur les marchés, ironise, de sa voix cassée :

« On est comme les trois petits cochons : on avait un abri en toile de tente, on a reconstruit en bois, et si ça continue on va sortir les parpaings ! »

Elle est rattrapée par l’amertume :

« Ça nous a mis la rage ce qu’ils ont fait. Mais voir le monde qu’il y avait pour reconstruire nous remotive. Je crois que c’est un tournant : si beaucoup voulaient rester pacifistes, on va basculer dans autre chose. »

Aussi nombreux qu’au début de décembre, mais bien plus galvanisés Minoritaires lors de notre venue il y a quinze jours, ils sont en effet beaucoup plus nombreux à plaider le soir même pour un durcissement des modes d’action, lors d’une nouvelle assemblée générale, dans la salle, comble, du comité d’entreprise des Houillères – le camp du Magny n’est qu’à quelques kilomètres d’une ancienne mine de charbon. « Tout un symbole, souffle un fonctionnaire de 47 ans. On est tous fils ou petit-fils de mineurs. C’est pour ça qu’on lâchera pas ! » Les voilà d’ailleurs qui entonnent à pleins poumons la chanson On lâche rien, certains debout sur leur chaise. Ils sont plus de trois cents, aussi nombreux qu’au début de décembre, mais bien plus galvanisés. Volontaires pour de nouvelles actions en semaine et impatients de l’« acte VI », samedi.

Retournés devant le feu de camp, certains s’emportent : « Castaner, il a fait l’erreur de sa vie !, tempête Jean, artisan de 55 ans. On n’est pas des casseurs, mais par la force des choses on va le devenir. On va finir par prendre nos fusils s’ils nous poussent ! » Ces mots effraient Robert à ses côtés, mineur à la retraite :

« On est des écorchés vifs, les gens s’expriment maintenant d’une manière qu’on n’aurait pas entendue un mois en arrière. »

« Des miettes aux poules »

« C’est des miettes aux poules qu’ils nous ont données, ils nous prennent pour des imbéciles ?, peste encore Laëtitia, 41 ans, à propos des mesures prises par le gouvernement. Ancienne commerciale, aujourd’hui en invalidité, elle est récemment retournée vivre chez ses parents avec son fils de 17 ans. Ils croient avoir gagné ? Ils n’ont rien gagné du tout. On va leur montrer qu’on est toujours là. »

Aucun ne veut croire à cet essoufflement de la mobilisation dont parlent « les médias ». Si les manifestations dans les grandes villes, et notamment à Paris, ont marqué le pas samedi dernier, « c’est que la police a empêché les gens de s’y rendre », croient les uns. « Les gens ont eu peur de la violence », avancent les autres. « Mais il a tellement bien employé les mots le Macron, en parlant des 100 euros sur le smic, y en a qui y ont cru. Mais ils vont voir au 1er janvier ce qu’il en est, met en garde un retraité. Et la CSG, soi-disant qu’on va devoir attendre six mois ? Ils se foutent de nous ! » « Et la prime de fin d’année ?, lance un jeune homme. Je bosse dans un groupe qui gagne des milliards, et ce matin, ils nous ont annoncé qu’on n’aura rien du tout ! »

Ils croient avoir gagné ? Ils n’ont rien gagné du tout. On va leur montrer qu’on est toujours là. »

Ils concèdent cependant que les renforts de mobilisation espérés depuis le 17 novembre, de la part des routiers, des infirmières ou de tous ces Français qui les soutiennent ne sont jamais arrivés – ils seraient encore 70 % à approuver le mouvement, selon un sondage Elabe pour BFM-TV publié mercredi. « Les gens pour l’instant, ils n’ont pas envie de mettre leur cul sur des ronds-points, constate Nono, à Montchanin. Mais attendez janvier… Laissez arriver les factures, les nouvelles augmentations, et surtout l’impôt à la source… Ça va bouger ! Je mets beaucoup d’espoir là-dedans, moi ! »

Aline Leclerc

Source : https://www.lemonde.fr/societe/arti...


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