Ille-et-Vilaine : avec les « gilets jaunes » de Redon

mardi 25 décembre 2018.
 

Mercredi 19 décembre. Il doit être aux alentours de 16h. Nous arrivons à Redon avec mes deux amis, dernière étape de notre tour d’Ille-et-Vilaine pour aller à la rencontre des « gilets jaunes » du quotidien. La vingtaine de « gilets jaunes » est toujours basée au rond-point de la Jaunaie, situé dans la zone Cap Nord de cette commune. Déjà 5 semaines qu’ils habitent quotidiennement ce « barrage de la joie » pour revendiquer le droit à l’existence, à la dignité et au respect.

D’emblée, ils nous apprennent que demain à 10 heures, ils devront évacuer au plus tard les lieux. Ordre de la préfecture. Nous ne sommes pas surpris. Nous savions que des dizaines de ronds-points avaient été évacués depuis le début de la semaine partout en France. Demain, cela sera donc au tour des Redonais. Spontanément, toutes proportions gardées, j’ai pensé à 1968, lorsque le Général de Gaulle, après son intervention martiale radiodiffusée du 30 mai, exigeait que les millions de grévistes reprennent le travail, condition sine qua non pour que l’organisation des élections législatives qu’il avait concédé aux millions de grévistes et aux gauches se fasse.

Cinquante ans plus tard, autre époque, autre mouvement, incomparable avec ce que fut la grève générale reconductible de mai-juin 68, les pouvoirs publics aspirent donc à rendre ce mouvement des « gilets jaunes » dorénavant invisible et silencieux.

C’est fini, ils ne veulent plus les voir, tous celles et ceux qui s’obstinent, sans vergogne, malgré les annonces d’Emmanuel Macron le 10 décembre dernier, à se rendre remarquables, même une fois la nuit tombée. Ils veulent en finir avec ce mouvement autoorganisé qui a eu l’outrecuidance d’effrayer « Jupiter » devenu mutique et calfeutré dans son Palais. Ce mouvement qui a eu l’audace trois samedis consécutifs de faire irruption dans les « ghettos du gotha » parisiens pour se rappeler aux bons souvenirs de ceux qui vivent dans ces quartiers auto-ségrégués, là où les classes populaires et les classes moyennes n’ont pas le droit de cité. Ce mouvement qui, en dépit d’une répression d’État sans précédent depuis 1968, comme l’a justement souligné l’historien Fabien Jobard, a osé ne pas se contenter d’un seul mot d’ordre négatif, « retrait de la taxe carbone », comme c’est le cas depuis des décennies. Mais qui en est venu à la face du gouvernement à porter et à populariser des revendications sociales et démocratiques, même de manière confuse, même de façon parfois contradictoire, pour essayer de changer, ne serait-ce qu’un peu, la vie du peuple, et ne pas se contenter du seul statu quo ante.

Mais pour l’heure, ces femmes et hommes, qui ont éprouvé la plupart pour la première fois l’ivresse de l’action collective, sont encore là ensemble, se tenant chaud. Ils discutent beaucoup, rappelant que ce mouvement aurait été d’abord, comme en 1968, une explosion communicative sur les réseaux sociaux, mais également dans la vie réelle. Ils fument quelques cigarettes, se réchauffent autour du feu, tandis que certains répondent aux questions d’une journaliste de la presse locale. Pendant ce temps, les automobilistes continuent à les klaxonner afin de rendre hommage à leur mobilisation, qui fera date dans l’histoire sociale française. Une façon de leur dire aussi : « Vous avez été l’orgueil du peuple ». Certains « gilets jaunes » me confient regretter que tous ces automobilistes aux gestes affectueux, se montrant solidaires, n’aient pas, eux aussi, franchi le Rubicon de l’engagement, et se soient trop contentés d’une lutte par procuration. Que ce serait-il passé si des millions de Français s’y étaient vraiment mis ? On peine à imaginer l’extension du champ des possibles.

Le pouvoir en place savait que les « gilets jaunes » actifs, ayant formé de véritables communautés de luttes sur les ronds-points, n’allaient pas rentrer chez eux, renoncer d’eux-mêmes à entretenir ces foyers de résistance. En effet, ces femmes et ces hommes ont montré, ces dernières semaines, combien ils étaient attachés à ces lieux d’amicalité, de sociabilités nouvelles, qui ont enrichi leur subjectivité et ont donné du goût à leur existence.

Aussi, aimeraient-ils que ce temps sensiblement différent, rompant avec la répétition morne du quotidien, demeure en l’état. Ils ne veulent pas se séparer, au risque de ne plus avoir en partage tous ces creusets qui permirent ces « rencontres improbables » entre des gens qui, dans la vie sociale ordinaire, ne se fréquentaient pas, ne se parlaient pas. Des rencontres, par-delà la division sociale du travail, vues par l’État comme autant de liaisons dangereuses, et qui conduisent l’État à vouloir normaliser, pacifier l’espace public. Contrairement au moment 68, ces jointures, ces liaisons ne se sont affermies ni dans les entreprises, ni dans les universités occupées, mais, chose inédite, dans l’espace public, et plus particulièrement à proximité des axes routiers, au niveau des carrefours giratoires, ces derniers devenant par là même le creuset de ces mises en présence de femmes et d’hommes qu’on ne connaissait pas, et qui ne se connaissaient pas, avant l’avènement de cette formidable émotion populaire. Ces visages neufs qui ont crevé l’écran, obligeant les décideurs, une fois n’est pas coutume, à les regarder dans les yeux, et à écouter leurs innombrables récits de vie et leurs doléances.

Les « gilets jaunes » de Redon auraient voulu rester encore un peu. Pouvoir passer au moins Noël dans ce lieu de vie, cette « maison de la lutte ». Pouvoir vivre de nouveaux moments fraternels qui auront été autant de passionnants agréables. Mais d’autres gens en ont décidé autrement. Mais, comme depuis le début du mouvement à Redon, ils demeureront pacifistes jusqu’au bout, et n’opposeront pas de résistance physique à cette décision préfectorale.

Demain, le jour d’après, peut-être repenseront-ils à cette ouvrière qui, le 9 juin 1968 à l’entrée de l’usine Wonder alors que le mouvement de grève refluait partout en France, criait sa détresse devant le triomphe des forces de la normalité quotidienne : « Je ne rentrerai pas, non je ne rentrerai pas », « Je ne veux plus refoutre les pieds dans cette taule ». Eux non plus, ne voulaient pas que tout s’arrête maintenant, que cette parenthèse enchantée se referme ainsi, du fait de la volonté coercitive d’un gouvernement.

Avant de repartir à Rennes, j’ai voulu poser cette dernière question à cette jeune Redonnaise d’une vingtaine d’années, fière et émue d’avoir vu autant de femmes, comme elle, de toutes générations, des femmes du peuple, prendre aussi longuement la parole : « Pourquoi êtes-vous encore là ? » lui demandais-je. « Parce que cela me rend très heureuse »...

Hugo Melchior


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message