La Lutte des gilets jaunes et la crise française

vendredi 4 janvier 2019.
 

Cette interview a été réalisée au lendemain de l’intervention télévisée d’Emmanuel Macron pour le site Bordeless (Hong Kong), en traduction chinoise. L’original est en anglais.

Au Loong Yu – Le président français Macron veut augmenter la taxe sur les carburants pour financer la transition énergétique, assure-t-il. C’est exact ? Devrions-nous soutenir une telle démarche environnementale ?

Pierre Rousset – Non. En réalité, l’augmentation de la taxe sur le carburant au nom du combat contre le climat a mis en lumière toute l’hypocrisie de la politique de Macron en matière d’écologie. De plus en plus de lignes de chemin de fer sont fermées au nom d’une conception de la rentabilité propre au secteur privé. D’autres services publics sont supprimés dans nombre de localités (écoles, poste, centres de santé, accueil administratif, etc.). En dehors des villes, les gens sont donc toujours plus dépendants de la voiture et doivent effectuer des trajets de plus en plus longs.

De manière générale, Macron fait l’inverse en France de ce que laissent supposer ses discours à l’ONU. Il poursuit les politiques de privatisation (y compris dans le domaine du transport) et de dérégulation. Comme Trump, il « libère » les grandes entreprises de régulations environnementales. Il prive les pouvoirs publics des moyens nécessaires à la mise en œuvre d’une politique publique et s’en remet au marché. Son bilan concret en matière de lutte contre le réchauffement climatique, de défense de la biodiversité et d’aménagement du territoire est pitoyable – en France même et dans le monde (voir la liberté d’exploiter les humains et la nature accordée aux transnationales françaises). Les banques françaises continuent à financer en priorité l’énergie la plus polluante.

Les écotaxes sont rarement efficaces et souvent socialement injustes [1]. Elles ne peuvent constituer la base d’un programme de transition écologique. En fait, la crise des gilets jaunes illustre à quel point il ne suffit pas « d’accompagner » les taxations de quelques mesures de compensation. Il faut changer de politique pour prendre un ensemble des mesures sociales et écologiques majeures.

Samedi 8 décembre, les gilets jaunes sont une nouvelle fois montés à Paris et se sont rassemblés dans de nombreuses localités. Le même jour, des manifestations « Climats » ont été organisées dans toute la France sous le mot d’ordre « Changeons le système, pas le climat ». Elles ont pris en compte le soulèvement des gilets jaunes, avec de fréquents points de rencontre entre « verts » et « jaunes ». Le thème central était « Entre les fins de mois et la fin du monde, un combat commun » – on ne saurait ignorer la misère sociale au nom de l’urgence climatique (et vice-versa) ; et ce d’autant plus que les pauvres sont les premières victimes de la crise écologique globale.

Pourquoi y a-t-il tant de colère dans une partie de la population ? La presse rapporte ici que c’est à cause de la croissance des centres urbains et de la marginalisation du monde rural. Est-ce exact ? Y a-t-il d’autres dimensions à la colère populaire ? Est-ce lié à ce que Macron représente ? Quels sont les facteurs profonds à l’œuvre derrière ce mouvement de protestation ?

La hausse du prix des carburants n’a pas d’incidence notable pour les riches, mais elle pèse très lourd pèse sur le budget mensuel des ménages modestes. La France est l’un des pays du monde où le prix du carburant est le plus élevé et où la part des taxes (60 %) est la plus importante. La dernière hausse a été l’étincelle qui a déclenché le mouvement des gilets jaunes contre la vie chère, la pauvreté, l’injustice fiscale et sociale.

Si cette étincelle a mis le feu à la plaine, c’est que la situation sociale est très grave. Disons que Macron a lancé l’offensive finale contre les droits col-lectifs obtenus, notamment, après la Seconde Guerre mondiale. Les gou-vernements précédents les ont restreints et partiellement démantelés (le Code du travail par exemple devait garantir les droits minimaux des salariés, il doit dorénavant garantir avant tout la « compétitivité » des entre-prises). Il s’agit de briser les capacités de résistance collective, mais aussi de permettre aux capitaux privés de s’emparer de ce qui relevait depuis 1945 du secteur public – cela représente d’énormes sources de profit !

Les gens se rendent compte que l’on bascule dans un monde où la finance et les grandes entreprises décident de tout, avec des conséquences dévastatrices. Nous avions l’un des meilleurs systèmes de santé au monde, un service public. Il est en train d’être détruit. Les inégalités en matière de santé explosent.

Macron incarne personnellement ce basculement. Il a travaillé dans la banque internationale, il appartient à l’élite sociale directement attachée au monde des Affaires. Il a une petite expérience gouvernementale, mais aucune expérience politique : il n’a jamais été élu avant de devenir président. Il est, de plus, incapable de cacher son mépris de classe pour les « petites gens ». Il déclare publiquement qu’il y a les gagnants et « ceux qui ne sont rien ». Des « illettrés ». ». Qu’il suffit de « traverser la rue » pour trouver un travail, que les chômeurs sont donc des « fainéants. Que celles et ceux qui témoignent et revendiquent se « plaignent » : « en France, on ne se plaint pas ». En revanche, il se montre plein d’attention pour les puissants et ses proches. Son arrogance est telle qu’il est haï – alors, par exemple, que le précédent président, François Hollande, était moqué. Le mot d’ordre le plus répandu, c’est « Macron démission ».

Le soulèvement des gilets jaunes, un mouvement socialement très composite, a reçu un immense soutien populaire (de 70 à 80%) et il a ouvert une crise du macronisme. Macron n’a obtenu que 24% des voix au premier tour de l’élection présidentielle. Il n’a été élu que parce qu’au second tour, son opposante était Marine Le Pen du Front national (extrême droite). Sa majorité n’était pas « pour » lui, mais « contre » le FN et le nombre d’abstentions fut très important. Il aurait dû en tenir compte, mais il est incapable de penser en chef d’État. Il a donc mis très brutalement en œuvre son programme de destruction sociale.

Quelle est l’ampleur du mouvement ? Quelles en sont les principales composantes ? La presse dit que c’est avant tout un mouvement spontané. Est-ce vrai ? Peux-tu élaborer sur ce point ?

Initié par des appels sur Facebook, la dynamique des gilets jaunes est très rapidement devenue nationale. Ils sont présents dans toute la France (sauf, en tant que tel, dans le cœur des centres urbains). Selon le ministère de l’Intérieur, jusqu’à 300.000 gilets jaunes ont été mobilisés en même temps (il y a évidemment de la rotation sur les points d’action). C’est un chiffre comparable à celui des récents mouvements sociaux les plus importants, si l’on s’en tient à la même source, le ministère de l’Intérieur.

En même temps, ce sont des mobilisations locales, menées dans la durée – un mois d’initiatives quotidiennes : barrages totaux ou filtrants du trafic rou-tier, blocage de centres commerciaux et de dépôts d’essence, opérations « autoroutes gratuites »… Les « gens ordinaires », qui n’ont jamais milité, et les femmes sont fortement représentées sur le terrain. Et puis il y a eu les montées sur Paris et autres grandes villes, avec des affrontements avec la police.

Je voudrais aborder trois questions.

1. Les gilets jaunes sont dans une large mesure un « mouvement de terrain » (grassroot). La mobilisation territoriale (locale) est aujourd’hui plus décisive que par le passé. C’est là où l’action s’organise dans la durée et que les liens de solidarité avec la population se tissent. Plus généralement, au vu de la précarité salariale, de la réorganisation capitaliste du travail, de la désindustrialisation et des défaites accumulées dans les entreprises, l’action territoriale (y compris la grève territoriale) ont acquis une importance stratégique croissante (en fait, même en 1968, il y avait une dimension « arrêt général de travail » en France, en sus de la grève générale, massive, dans les entreprises). Malheureusement, le mouvement syndical français n’a plus depuis longtemps intégré cette dimension au cœur de son action – et les directions syndicales s’inquiètent d’un mouvement qu’elles ne peuvent contrôler. Elles tentent de se présenter au pouvoir comme ses interlocuteurs, sans pour la plupart d’entre elles reconnaître et se reconnaître dans cette lutte.

2. Il y a une grande défiance vis-à-vis des partis et des syndicats. Les gilets jaunes se veulent indépendants. Il y a souvent des pratiques locales très démocratiques (assemblées quotidiennes pour décider des suites de l’action). Mais il leur est impossible d’élire une représentation nationale (et beaucoup n’en veulent pas). Des « figures » plus ou moins autoproclamées se déclarent « représentatives » (avec parfois quelques ambitions politiques qui pointent), ce qui provoque des réactions exaspérées sur le terrain. Le gouvernement en profite pour convier à des échanges qui il veut et prétend ne pouvoir répondre faute d’interlocuteurs. Il y a cependant un certain nombre de revendications « phares » bien connues (et beaucoup d’autres) qu’il pourrait déjà prendre en compte s’il le voulait.

3. L’action des gilets jaunes peut être non violente… et parfois violente. Leur soulèvement a permis de poser très largement la question de la violence, et c’est l’un de ses succès : la terrible, mais invisible (aux yeux des élites), violence sociale subie par les pauvres qui légitime au fond une violence en acte (visible) des personnes qui en sont victimes. Après les affrontements qui se sont passés à Paris le 1er décembre, le pouvoir a engagé une contre-offensive idéologique très dure pour diviser les gilets jaunes ou réduire leur soutien dans la population. Tous les moyens des nouvelles lois sécuritaires ont été mis en œuvre à Paris le 8 décembre, après l’introduction dans ces lois de mesures qui relevaient précédemment de l’état d’urgence : fouilles et arrestations préventives, utilisation de véhicules blindés, interpellations massives (plus de 1700 en France) et condamnations à la chaine par les tribunaux…

Il y a des modalités de violences que beaucoup de gilets jaunes rejettent. Cependant, même les plus pacifistes notent que s’il n’y avait pas eu violence, le gouvernement aurait eu tout le loisir de faire la sourde oreille en attendant que la mobilisation de s’épuise…

Quelle est l’attitude de partis bourgeois et de gauche ? Du PS, de Mélenchon (la France insoumise), du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA)…

Vu la popularité du mouvement, l’opposition de droite a profité de l’occasion pour isoler Macron. Vu le degré de crise actuel et l’appel au retour à l’ordre, elle se fait beaucoup plus discrète. L’extrême droite maintient la pression. Le PS reste dans l’ambiguïté. La France insoumise (LFI) a soutenu le mouvement dès le début et continue. Après quelques hésitations initiales (le temps de comprendre ce qui se passait), le Parti communiste français (PCF), le NPA et une partie des forces de gauche font de même. Le gros du mouvement syndical est resté pour le moins « distant »…, mais il doit reprendre des revendications, évoquer les « convergences » de combat et reconnaître que certains syndicats se sont joints aux gilets jaunes.

Maintenant que Macron a accepté d’intégrer des exigences du mouvement, la protestation recule-t-elle ?

Macron n’a rien concédé de substantiel. En fait, il est resté muet (incroyable !) jusqu’au lundi 10 décembre. Ce sont le ministre de l’Intérieur et le Premier ministre qui ont parlé au nom du régime. Ils ont espéré calmer le jeu en renonçant pour 2019 à l’augmentation de la taxe sur les carburants, et en annonçant quelques autres mesures mineures. Trop peu, trop tard. Les revendications des gilets jaunes ont pris beaucoup d’ampleur, incluant parfois de nouvelles élections et une réforme constitutionnelle (la 6e République). Il y a en fait une très forte exigence démocratique, avec par exemple l’introduction d’un droit au référendum d’initiative populaire (qui n’existe pas en France à ce jour). Ou contre les inégalités, incluant par exemple le plafonnement légal des hauts salaires. Il y a deux terrains majeurs : une véritable hausse du pouvoir d’achat (incluant une forte hausse du salaire et l’annulation de la hausse d’une contribution sociale prélevée sur les retraites) et plus de justice sociale (faire payer les riches) en réinstaurant notamment l’’impôt sur les grandes fortunes et en taxant les GAFA (Google, Amazone, Facebook, Apple).

Le fait que Macron ait dû parler lundi est politiquement significatif et indique qu’il perçoit l’ampleur de la crise [2]. Il a évoqué un « état de crise sociale et économique ». Il a fait nombre de vagues promesses. Pour l’heure, il n’a annoncé que quatre mesures concrètes, supposées répondre aux exigences des gilets jaunes. Cependant, toutes ne concernent que des segments de la population – et pas les plus pauvres (par exemple en ce qui concerne les retraités). Il est faux de dire que le SMIC (salaire minimum) va être augmenté de 100 €. Ce montant (80 € net) ne sera perçu que par une partie de celles et ceux qui touchent le SMIC, car il sera versé par le biais de la prime d’activité dont les bénéficiaires sont sélectionnés selon d’autres critères (liés au foyers fiscaux). Les entreprises ne sont pas concernées par cette prime qui est versée par l’État. D’autres mesures annoncées pour 2019 étaient en fait déjà prévues, mais devaient être appliquées progressi-vement durant les prochaines années.

La « ligne de classe » de Macron reste inchangée. Rien de significatif n’est demandé aux riches, aux patrons, aux actionnaires. Les mesures seront financées par l’argent public (à savoir nous). De nouvelles coupes seront probablement exercées à l’encontre des services publics, etc. La dette pu-blique va augmenter, probablement au-delà du plafond légal imposé par l’Union européenne (la formule de « l’état d’urgence social et économique vise aussi à justifier cet endettement aux yeux de la Commission européenne).

Macron « garde le cap ». Il ne rétablit pas l’Impôt sur la fortune (ISF) et veut poursuivre ses contre-réformes (dont celle des retraites).

Les lycéen.nes se mobilisent…

Le mouvement lycéen a commencé avant que les étudiants ne bougent. Il est un peu tôt pour jusqu’où s’il va s’étendre. Il se heurte d’emblée à une répression très violente. Ils sont parfois traînés en justice pour avoir voulu tenir une assemblée générale dans leur lycée ! Une scène a été particulièrement choquante, en vidéo : des dizaines de lycéen.nes à genou, par terre, les mains attachés dans le dos ou placées sur la tête, « encadrés » par des policiers rigolards. C’était, il est vrai, dans un lycée de quartier pauvre… La stigmatisation sociale, toujours.

Les blessures provoquées par l’utilisation d’armes de type lacrymogènes et grenades deviennent nombreuses et parfois graves (aux mains, aux yeux, aux pieds, à la poitrine, à la tête). Après d’autres, les lycéen.nes la subissent. Une femme âgée est morte après avoir été touchée par l’une de ces armes très dangereuses utilisées par la police française.

Que va-t-il se passer ? Au gouvernement, dans la rue ? Comment tout cela peut-il affecter les élections générales de 2022 ?

Comment le mouvement des gilets jaunes va-t-il se poursuivre alors que l’on a atteint un point charnière : niveau très élevé confrontations du 1er décembre, recours sans précédent par le pouvoir à des mesures de type lois d’urgence le 8 décembre, pressions politiques très brutales… et qu’arrive Noël… Il est difficile d’en être certain. Cependant, ce mouvement n’est pas un feu de paille. Il exprime une détresse sociale très profonde. Il perdurera et rebondira, mais peut se diviser. Des manifestations auront lieu le samedi prochain, mais on ne connaît pas encore l’impact de l’intervention de Ma-cron.

La crise politique est béante, intense. On parle du « crépuscule du macronisme ».

Macron l’a emporté parce que les deux partis de gouvernement ont été marginalisés. Le Parti socialiste par ses politiques antipopulaires lors du précédent gouvernement. La droite par la multiplication des scandales fi-nanciers qui ont touché son candidat. La République en Marche (LRM) (macroniste) est un mouvement inorganique avec peu d’implantation sociale (ses députés viennent souvent du monde des entrepreneurs). Les institutions françaises sont parmi les moins démocratiques des pays occidentaux. Macron bénéfice de pouvoirs présidentiels exceptionnels et d’une ma-jorité massive au Parlement, même s’il est minoritaire dans le pays. Il peut « tenir », mais pas retrouver son autorité.

Les prochaines échéances électorales (européenne et locales, avant prési-dentielle et législatives) se présentent mal pour la République en Marche. Les résultats vont dépendre en particulier du taux d’abstention, actuellement très élevé. L’une des prochaines élections sera-t-elle l’occasion d’un vote sanction, ou l’abstention va-t-elle encore augmenter ? Il risque d’être particulièrement haut l’an prochain, lors de l’élection du Parlement euro-péen.

Le problème est profond. On voit mal comment la République en Marche, ce mouvement inorganique, pourrait se consolider dans les circonstances actuelles. La France insoumise est, elle aussi, une « mouvance » (un mouvement « gazeux » dixit Mélenchon) pilotée d’en haut, mais sans squelette (il n’y a pas d’adhésion formelle, par exemple). Tout cela ne peut rester en l’état. Il peut y avoir selon les cas décomposition, structuration, divisions…

Nous traversons une crise sociale, politique, institutionnelle dont l’issue est très « ouverte », dans une situation profondément inédite. Bien difficile de faire des prédictions. Cela dépendra des luttes qui prennent des chemins imprévus.

Notes

[1] Notons en plus que seule une petite proportion de ladite « écotaxe » sur les carburants était destinée à la transition énergétique.

[2] Voir aussi la façon dont il a théâtralement fait appel aux entreprises et aux banques.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message