Nous aussi, engagés dans les luttes sociales et écologiques, enfilons des gilets

vendredi 7 décembre 2018.
 

Samedi 17 novembre, à l’appel de quelques personnes en colère sur Facebook, 2.200 points de blocages ont essaimé partout en France, sur les ronds-points, à l’entrée des péages, des agglomérations, des stations-services. Près de 300.000 personnes sont descendues dans la rue. Plusieurs autoroutes ont été ralenties ou paralysées. Des milliers de personnes ont marché sur des Champs-Élysées rendus à leurs pavés, jusqu’à aller frôler le palais Présidentiel. Des centaines de blocages continuent partout. L’Île de la Réunion est paralysée. Il se passe quelque chose.

À quand remonte le dernier moment, en France, où des centaines de milliers de personnes ont pris la rue sans attendre les consignes d’aucune organisation pour tenter de bloquer les rouages de l’économie ?

« Bloquons tout ! » Au printemps 2016 ni les Nuit Debout, bavardes, ni la CGT, isolée, n’y étaient parvenus. Deux ans et demi plus tard des dizaines de milliers d’anonymes reprennent ce mot d’ordre comme une évidence.

Descendre dans la mêlée avec humilité

À partir de ce constat deux chemins s’ouvrent à nous : soit commenter en surplomb, soit descendre dans la mêlée avec humilité. Nous, personnes impliquées dans des luttes sociales, écologistes, et des territoires en lutte, avons fait notre choix : la distance confortable, nous la laissons aux éditorialistes coupés du monde et à l’entre-soi d’un certain militantisme.

C’est pourtant elle qui transpire dans la plupart des discours médiatiques. Ils réduisent les « gilets jaunes » à « un mouvement de la France périphérique », une Nuit debout provinciale, un poujadisme de parking, un cheval de Troie de l’extrême-droite. Des sociologismes qui bornent et balisent ce « ras-le-bol » à peine né et donnent surtout des raisons de s’en tenir à distance, de le mépriser.

Deuxième erreur : réduire les « gilets jaunes » à une querelle sur la fiscalité écologique. La bataille caricaturale des motards fachos de province contre les gentils écolos métropolitains à vélo. Mais le débat n’est-il pas ailleurs ? Plutôt que d’accuser les gilets jaunes de grogner, ne faut-il pas plutôt se demander pourquoi le kérosène des avions n’est pas taxé, pourquoi l’évasion fiscale est toujours plus massive, et les capitalistes chaque année couverts de cadeaux ?

La plupart des témoignages le disent : comme la loi Travail avait été un détonateur en 2016, le prix du carburant est la goutte d’essence qui met le feu à la plaine. Une terre déjà brûlée par un an et demi d’assauts pyromanes de la bande à Macron. « On travaille pour mettre du gasoil dans la voiture qui nous emmène travailler. Vous voyez le truc ? » expliquait Mich derrière les palettes à Bar-le-Duc samedi dernier. N’est-ce pas là remettre en question les fondements même de la société de consommation et l’aliénation marchande, ce « monopole radical » dont Ivan Illich parlait dans Énergie et Équité ?

Difficile, pour autant, de généraliser le vélo-cargo comme solution pour que des millions de précaires péri-urbains aillent au boulot ! Nous devons plutôt rompre avec le mépris de classe et le moralisme d’une certaine gauche et d’une certaine écologie. L’écologie que nous portons est sociale, elle implique une confrontation avec le réel. De se coltiner ses contradictions béantes et les forces contraires qui le travaillent.

La couleur des gilets varie d’un blocage à l’autre

En Meuse, par exemple, il y a des blocages filtrants à Bar-le-Duc et la tonalité peut sembler assez droitière. Mais non loin, à Commercy, par contre, un drapeau « Municipalisme libertaire » flotte sur un rond-point à côté d’une banderole « Stop Taxes », et une cabane de palettes et de ballots de paille se monte sur la place publique. Et ailleurs que se passe-t-il ? Quelle est la couleur des gilets à 30 km ? 100 km ? Plus loin encore ? Il faut aller voir.

Inassignables à une identité ou une organisation politique, beaucoup semblent manifester pour la première fois sous l’étendard de ce « mouvement citoyen ». « Pour une première, on est servis ! », disaient certains d’entre eux sur les Champs-Élysées au milieu des lacrymos. On est loin du folklore des manifs traîne-savates : c’est tout simplement la première fois dans l’histoire des mouvements sociaux qu’une base de 300.000 personnes sans encadrement, livrée à l’auto-organisation, a pris la rue.

C’est une chance, et un vrai problème pour le gouvernement. Comment négocier avec un mouvement sans leaders, sauf quelques porte-paroles autoproclamés ici et là ? La cocotte-minute enfle et les soupapes des directions syndicales sont brisées. Les corps intermédiaires, piétinés par le roi Macron et ses prédécesseurs, usés par des années de régressions sociales, sont démonétisés. Le trop-plein trouve ses propres chemins pour déborder.

Aucun mouvement n’est chimiquement pur

On entend enfin des esprits chagrins dénoncer la « confusion politique ». Haut les cœurs, sortons de nos chambres ! Il n’y a pas à s’en plaindre mais plutôt balayer devant sa porte. Cette confusion, c’est celle d’une époque où « Révolution » est le titre d’un livre de Macron et où Marine Le Pen récolte 37 % du vote ouvrier. Où les forces de transformations sociales ont perdu la bataille culturelle, ou l’ont laissée aux forces réactionnaires. Où le mouvement social accuse douze ans de défaites depuis le CPE en 2006.

L’ADN des « gilets jaunes » nous importe peu : un mouvement social n’est pas chimiquement pur. Ce qui nous intéresse c’est la catalyse et l’expérience chimique. Les pratiques qui circulent, les gestes qui s’inventent, les joies en éclosion. Les devenirs possibles, plus que les déterminismes ou les jeux d’appareils.

Ni identité, ni pureté : les questions que nous posons sont stratégiques. Quels gestes pour intensifier la séquence ? Comment les forces émancipatrices du mouvement social, des territoires en luttes, des quartiers populaires, du mouvement pour la justice climatique peuvent y prendre part, s’y laisser bousculer, y mêler leurs colères ? Comment pérenniser des coordinations autonomes sans attendre l’essoufflement ou le piège des porte-paroles ? Que pourrait devenir un mouvement de colère sans identité politique affirmée et traversé d’énormes contradictions internes ?

Ces mouvements doivent nous bousculer, et la moindre des choses est de rester humble, sans être pour autant aveugle ou complaisant. Samedi 24 novembre, à Paris, nous irons dans la rue. Nous irons à la rencontre de cette multitude hétéroclite que nous nous refusons à toiser en surplomb. Nous partagerons des slogans et si besoin du sérum physiologique. Nous en ferons partie, et nous prendrons parti si des comportements inacceptables se manifestent. Nous bataillerons pour nos idées sur des barricades de palettes plutôt que retranchés derrière un écran.

Avec joie, nous ajouterons à cette colère kaléidoscopique et sans médiations notre propre couleur. Avec ou sans gilets.

Tribune parue sur le site écologiste :

https://reporterre.net/Nous-aussi-e...


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