Un an et demi à l’Elysée, et déjà une ambiance de fin de règne

vendredi 5 octobre 2018.
 

Il y a dans un quinquennat, comme en photographie, des moments de révélation. Un mélange de marqueurs politiques qui laissent apparaître doucement une image, laquelle finit invariablement par se fixer. C’est dans ces moments-là que surgissent les doutes, les hypothèses et les questionnements. Pendant un an, Emmanuel Macron a été préservé de ce phénomène. Plus jeune président de la République jamais élu, objet de curiosité sur la scène diplomatique, chamboule-tout de la politique française, il déroulait jusqu’alors ses réformes avec une facilité déconcertante.

Mais en l’espace de quelques mois, tout a basculé. Au printemps dernier, les sourcils de ses proches ont commencé à se froncer et les enthousiasmes juvéniles de ses soutiens ont laissé place à des critiques souvent féroces. Dans les cabinets ministériels, au sein de la majorité parlementaire, mais aussi dans l’entourage immédiat du chef de l’État, rares sont encore ceux à nier les évidences : il y a un problème et ce problème est de taille puisqu’il concerne directement la personne du président de la République, premier rouage des institutions de la Ve République.

« Emmanuel Macron a une image dynamique qui peut encore faire illusion, mais quand on regarde la situation dans le détail, on s’aperçoit qu’il est beaucoup plus affaibli que François Hollande à la même époque, résume un conseiller du gouvernement. Il n’a personne autour de lui. Il est seul, il est très seul. » Preuve en est, même ses plus fidèles lieutenants prennent aujourd’hui leurs distances, à l’instar de Gérard Collomb, qui non content de critiquer publiquement le chef de l’État, s’offre aussi le luxe de l’affaiblir politiquement, en annonçant lui-même son départ du gouvernement, huit mois avant l’échéance.

Le ministre de l’intérieur, qui souhaite se présenter aux municipales de 2020 dans sa ville de Lyon (Rhône), n’a aucune intention de sombrer avec le reste de l’équipage. « Ça n’est pas parce que je reçois aujourd’hui le futur empereur du Japon que j’ai une vocation de kamikaze, le sabre dans le ventre, très peu pour moi », a-t-il confié mi-septembre à une poignée de journalistes, selon des propos rapportés par La Dépêche du Midi. En rogne depuis plusieurs mois contre un certain nombre de décisions de l’exécutif – les 80 km à l’heure en tête –, le numéro trois du gouvernement a définitivement acté la rupture au moment de l’affaire Benalla.

Cet épisode a laissé des traces bien au-delà de la rue du Faubourg-Saint-Honoré, qui sépare l’Élysée de la place Beauvau. La gestion calamiteuse de cette affaire a révélé en filigrane la faiblesse d’un pouvoir, qui n’a semble-t-il pas compris que les plus hautes fonctions de l’État ne s’exercent pas comme l’on mène une campagne présidentielle. Le sujet est limpide dans la tête de chacun, y compris parmi les partisans d’Emmanuel Macron : Alexandre Benalla aurait dû être écarté sitôt les faits de la place de la Contrescarpe connus.

Mais au fil des semaines, le président de la République a continué à s’embourber, allant même jusqu’à appeler directement le président LR du Sénat, Gérard Larcher, pour se plaindre des travaux de la commission d’enquête de la Haute Assemblée sur son ancien chargé de mission. « C’est de la pure folie… souffle un député La République en marche (LREM). Ils font n’importe quoi. » « Ils », ce sont les « gens de l’Élysée » : le chef de l’État, bien sûr, les membres de son cabinet – en cours de réorganisation –, et a fortiori le plus proche d’entre eux, le secrétaire général Alexis Kohler, lui aussi empêtré dans une affaire de conflit d’intérêts.

Dans le tout premier cercle d’Emmanuel Macron, personne ne cache la gravité de la situation : les ennuis du numéro deux de l’Élysée l’affectent au plus haut point et contaminent directement le président de la République. « Les deux têtes de l’Élysée vont mal », tranche un proche du chef de l’État. Difficile, dans une telle situation, d’avoir les idées claires. Elles sont pourtant nécessaires au moment où l’incompréhension est telle, qu’elle gagne l’esprit des Français. Et rend inaudible toute forme d’action politique.

Le mois de septembre a révélé au grand jour les fragilités du pouvoir. Outre les affaires Benalla et Kohler, la confusion a gagné tous les étages de la Macronie. La démission « surprise » de Nicolas Hulot a donné le ton de la rentrée politique de l’exécutif. S’ensuivirent les déclarations de Gérard Collomb et toute une série de dysfonctionnements qui, chacun à leur façon, ont démontré qu’Emmanuel Macron n’avait plus prise sur les événements. Résultat : ses deux grands plans, pauvreté et santé, censés mettre la lumière sur les politiques sociales de l’exécutif, sont passés complètement inaperçus. « Tout le monde s’en fout… », regrette un ministre.

En l’espace de quelques jours, pas moins de trois membres du gouvernement ont été désavoués par l’Élysée ou Matignon. Le ministre de l’action et des comptes publics Gérald Darmanin, d’abord, qui pendant une semaine a défendu mordicus la mise en place du prélèvement à la source en janvier 2019, alors même qu’Emmanuel Macron faisait publiquement part de ses atermoiements sur le sujet. La ministre de la culture François Nyssen, ensuite, elle-même affaiblie par une affaire, qui a annoncé vouloir réformer la contribution à l’audiovisuel public, avant d’être démentie par Matignon.

Sans parler du secrétaire d’État chargé des relations avec le Parlement, Christophe Castaner, qui a indiqué, sous sa casquette de patron du parti LREM, vouloir engager une « réflexion » sur la fiscalité des successions, obligeant le président de la République à faire savoir qu’il était farouchement opposé à cette idée. À ces cafouillages gouvernementaux, s’est ajouté le bruit de fond de la future bataille des municipales de Paris, pour laquelle plusieurs ministres jouent déjà des coudes dans l’espoir d’imposer leur candidature. Comme si la priorité de cette rentrée était de trouver rapidement une porte de sortie.

« On est déjà dans une atmosphère de fin de quinquennat »

Si l’Élysée et Matignon continuent d’assurer que la relation entre Emmanuel Macron et Édouard Philippe est « fluide », les visiteurs et conseillers de l’ombre ont déjà lancé la planche à scénarios. Certains font monter l’idée d’une candidature du premier ministre à la mairie de Paris ; d’autres s’en inquiètent, craignant un « agenda caché » et un « manque de loyauté » vis-à-vis du président de la République ; les mêmes s’agacent des rendez-vous réguliers du chef du gouvernement avec ses anciens collègues, élus LR. Bref, tout le monde médit ouvertement sur tout le monde, comme on l’observe souvent en fin de règne.

Dans la majorité comme au gouvernement, derrière les éléments de langage débités sans grand enthousiasme, chacun semble mener sa barque de son côté. « Le problème, c’est que le président ne fait plus peur, on ne le redoute plus », glisse un conseiller. La concentration des pouvoirs à l’Élysée a logiquement conduit à l’isolement du chef de l’État, qui se retrouve aujourd’hui seul face aux difficultés. L’image de verticalité, théorisée par Emmanuel Macron en personne, s’est retournée contre lui. La figure du monarque républicain coupé des réalités et sourd aux critiques, y compris les plus « bienveillantes », est désormais installée.

L’entourage du chef de l’État reconnaît sans ambages ces difficultés, mais cherche toutefois à minimiser leur nature. Le système médiatique, les réseaux sociaux, les ambitions de chacun, l’incompréhension de la méthode, la complexité de la place symbolique de tout président français (Nicolas Sarkozy, « hyper-président » ; François Hollande, « président normal » ; Emmanuel Macron, « monarque présidentiel »), la grille de lecture plus exigeante appliquée à un monde qui se présentait comme « nouveau »… sont autant d’arguments opposés aux critiques.

Plusieurs de ses proches jurent toutefois que le président de la République a pris la mesure de ses failles et qu’il va désormais s’efforcer d’y remédier pour éviter l’effet « bunkérisation » de l’Élysée et répondre à l’attente d’une société qui veut contribuer à l’action politique. Ils parlent de la nécessité de poursuivre la « pédagogie » et plaident pour un retour aux fondements du macronisme. Mais cette volonté, promise depuis quelques mois déjà, est régulièrement mise à terre par les « petites phrases » du président et son incapacité à ne pas se mêler de tous les sujets. « Il ne peut pas s’en empêcher… se désespère l’un de ses soutiens de la première heure. Il veut s’occuper de tout. »

L’affaire Benalla ? C’est lui. « S’ils cherchent un responsable, le seul responsable c’est moi, et moi seul. Qu’ils viennent me chercher », avait d’ailleurs lancé Emmanuel Macron en juillet face à ses troupes, faisant mine d’oublier que la Constitution est ainsi faite que personne ne peut « venir chercher » un chef de l’État. Le choix des directeurs d’administration et des procureurs de la République ? C’est aussi lui. Et qu’importe si cela affaiblit considérablement ses ministres. Le dialogue avec les parlementaires ? C’est encore lui. Tant pis pour le rôle du premier ministre et les déséquilibres institutionnels. Le détail de telle ou telle réforme ? C’est toujours lui.

L’exercice du pouvoir ne peut être solitaire. Il se construit notamment par l’écoute et la capacité d’apaisement. Or c’est précisément ce qui pèche aujourd’hui, si l’on en croit plusieurs des interlocuteurs réguliers du président de la République, qui s’inquiètent de la perception qu’ont, depuis quelques mois, ceux qui lui avaient fait confiance dès le premier tour de l’élection présidentielle. Pour eux, la déception est lourde. D’autant plus que les espoirs de résultats auxquels ils se raccrochaient jusqu’à présent ne sont pas au rendez-vous.

En matière d’économie, le ciment du projet présidentiel, ils sont même franchement mauvais. Les chiffres peuvent être tordus dans tous les sens, rien n’y fait : cette année, la croissance est beaucoup plus faible qu’en 2017 ; le pouvoir d’achat est en berne, hormis pour les plus riches ; et le taux de chômage reste stable, en raison du ralentissement des créations d’emploi. « Emmanuel Macron a réussi à faire empirer la situation en moins d’un an, c’est fort quand même… », persifle l’un de ses anciens soutiens, désormais en retrait.

Quelque chose coince depuis le mois de mai. Après une année passée à répéter joyeusement qu’il y avait un cap et qu’il suffisait de le suivre, même les partisans du président de la République ne comprennent plus où il veut en venir. Quand il a enterré le rapport sur les banlieues de Jean-Louis Borloo, en humiliant publiquement ce dernier, ils ont regardé leurs chaussures. Quand il a refusé d’accueillir L’Aquarius dans un port français, bon nombre sont tombés de leur chaise. Quand il a conseillé à un jeune homme de traverser la rue pour trouver du travail, d’autres se sont tapé le front.

En cette rentrée, chacun exprime le malaise à sa manière. Il y a ceux qui critiquent le « manque d’humilité » général de l’exécutif, comme Gérard Collomb. Ceux qui prient Emmanuel Macron de donner « une ligne directrice » à ses réformes et de « renouer le lien avec les Français », comme François Bayrou. Ceux qui, au sein des cabinets ministériels et avec l’anonymat que requiert leur fonction, répètent en boucle que « ça ne va pas, ça ne va pas du tout ». Et ceux qui estiment que l’« on est déjà dans une atmosphère de fin de quinquennat, où chacun cherche à se recaser ».

Dans un tel contexte, les élections européennes de mai 2019, d’abord présentées comme un scrutin taillé sur mesure pour La République en marche, donnent aujourd’hui des sueurs froides à l’exécutif. Pour contrer l’agenda des extrêmes droites de l’UE, ce dernier a choisi une stratégie binaire (Macron vs Orban et Salvini) dans laquelle beaucoup ne peuvent se reconnaître. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles, une partie de la droite LR, dite « modérée », qui s’était laissé séduire par ce président qui leur ressemble, prend à son tour ses distances.

Après une année durant laquelle il a perdu beaucoup côté centre gauche, considéré par plusieurs de ses proches comme « la pierre angulaire » de la Macronie, le chef de l’État est désormais délaissé par le centre droit. En France, où les élus locaux sont vent debout, comme sur la scène internationale, où il compte ses alliés sur les doigts d’une main, son espace politique se réduit comme peau de chagrin. Au bout de seize petits mois de mandature.

Par Ellen Salvi


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