Tchécoslovaquie : Les conseils ouvriers en 1968-1969

mardi 4 septembre 2018.
 

Nous poursuivons ici la publication de divers documents et analyses ayant trait aux évolutions qui marquèrent les années précédant 1968 en Tchécoslovaquie et celles qui se sont précipitées et polarisées en 1968-1969.

Au même titre qu’au cours de tels développements socio-historiques analogues surgissent des examens portant sur les initiatives et décisions propres aux forces qui constituèrent l’ossature du régime « établi » en 1948.

Conjointement, parmi des secteurs de l’intelligentsia – pour reprendre un terme utilisé par les « acteurs » du pays – prend forme un débat portant sur les forces sociales et politiques, et aussi leurs alliances possibles, qui pourraient jouer un rôle prépondérant dans un changement effectif du régime social, politique et économique en place. Ces controverses non seulement seront aiguillonnées par les conflits politiques et sociaux dont la configuration se fait plus nette au cours du temps, mais aussi par la dimension publique des débats et la place que prennent des nouvelles structures, multiples, bien que parfois considérées comme marginales.

Sous les termes « dimensions publiques » se regroupent la publication croissante d’articles dans les diverses revues et quotidiens, ainsi que les réunions d’associations professionnelles comme étudiantes. Certaines organisations se constituent de facto, donc sans « approbation légale ». Nous en citerons quelques-unes : le Conseil académique des étudiants de Prague, une sorte de « parlement étudiant » ; le Club de la pensée critique au sein de l’Union des écrivains ; le « K 231 » qui se donnait comme fonction de représenter les milliers de personnes emprisonnées après 1948, selon les « exigences » de la « loi de défense de la République » qui portait le numéro 231.

La première réunion du « K 231 », qui rassembla un nombre fort important de personnes, tout début avril 1968, fut saluée par une lettre d’Eduard Goldstücker [1]. Elle fut lue devant l’assemblée, fort émue. En avril 1968 se forma aussi le KAN – acronyme tchèque du Club des Engagés sans parti – dont le but proclamé était d’assurer aux citoyens membres d’aucun parti une participation à la vie politique publique et de collaborer à la construction « d’un nouveau système politique – jusqu’ici jamais réalisé dans l’histoire – le socialisme démocratique ». S’affirmait donc la volonté d’établir un véritable pluralisme politique. Le premier débat public organisé par le KAN se tint le 18 avril 1968 et sa charte fut lue lors d’une réunion des étudiants, le 3 mai. Elle se tenait devant la statue symbolique du réformateur Jan Hus (brûlé vif à Constance en 1415) dont la devise connue était : « …cherche la vérité, écoute la vérité, apprends la vérité, défends la vérité jusqu’à la mort, car la vérité te sauvera… »

Les rapports des étudiants, de l’intelligentsia et de différentes fractions des « réformistes » avec les travailleurs occupèrent une place de plus en plus centrale dès avril 1968. Ivan Sviták, le 28 avril, prononça un discours lors d’une assemblée du KAN, que nous reproduirons sur ce site par la suite. Il fut publié dans le journal syndical Práce (Travail) le 19 mai. Il y affirmait, entre autres : « Le mouvement syndical doit défendre les intérêts des producteurs contre les appareils, les manipulateurs, les techniciens et les managers, parce que le changement de la propriété sociale ne garantit pas que sous une propriété socialisée des moyens de production les travailleurs ne seront pas exploités autant que par le passé, si ce n’est plus. »

Karel Kovanda, dans le texte présenté ci-dessous, fournit son analyse des diverses approches qui émergèrent dans le cours des conflits multifaces qui marquèrent ces années en Tchécoslovaquie. Mettre à disposition des lectrices et lecteurs francophones ces documents – élaborés par des animateurs ancrés dans l’histoire du pays – peut leur permettre de s’approprier une histoire qui fait, souvent, l’économie des enjeux de « cette révolution interrompue » et donc la simplifie, ce qui en efface les « leçons ».

Charles-André Udry

Les conseils ouvriers tchécoslovaques (1968-1969)

L’approche habituelle du printemps de Prague se concentre sur la lutte entre les forces de l’Ancien régime de Novotny (la bureaucratie et les conservateurs) et les forces nouvelles (les réformateurs, les libéraux et les progressistes). Bien qu’à un niveau de politique pratique la simple distinction entre « progressistes » et « conservateurs » puisse effectivement être utile, elle est trop superficielle à d’autres fins. Sur certaines questions importantes, des différences cruciales sont apparues au sein du camp progressiste, des différences résultant des prédilections philosophiques des participants lorsque ce n’est pas de leurs positions de classe.

Il y avait ceux qui plaidaient pour des réformes bien contrôlées, guidées, de la vie économique et politique du pays, des réformes dont ils espéraient, au moins implicitement, qu’elles soient conduites depuis en haut. A l’intérieur comme à l’extérieur du Parti communiste tchécoslovaque (PCT), il s’agissait des technocrates dans le domaine économique et des libéraux en politique. Il y avait aussi ceux qui considéraient qu’une participation populaire de masse était une condition essentielle pour engager un changement du système allant au-delà de la cosmétique. Ces derniers étaient les démocrates radicaux.

Evolution des « camps » en présence

Ces deux groupes appartenaient, sur le plan politique, au camp « progressiste ». Les deux groupes étaient plongés dans une lutte contre les vieilles forces conservatrices. En réalité, les différences entre les deux groupes avant 1968 doivent être amplifiées, avec l’avantage du recul, pour les rendre clairement visibles.

Mais à mesure que les forces conservatrices perdaient du terrain politiquement, en particulier en 1968, les différences au sein du camp progressiste devinrent plus prononcées. Elles s’approfondirent au cours de l’année et se développèrent, plus encore, après l’invasion au mois d’août de cette année. L’invasion démontra en réalité l’impossibilité fondamentale de l’alternative libéralo-technocratique. Au moment critique, le choix devint clair : l’absorption dans une bureaucratie internationale [dans ce cas, illustrée au plan militaire par les forces du Pacte de Varsovie] ou une démocratie populaire radicale impliquant une implication massive [de la population].

Les positions libérales et technocratiques, représentant une sorte de « voie médiane », s’évanouirent progressivement et ceux qui les défendaient rejoignirent l’un ou l’autre camp. En définitive, à partir de l’été 1969, la boucle fut bouclée pour ceux qui étaient restés libéraux et technocrates : ils s’associèrent à la bureaucratie victorieuse, leur ennemi de jadis, contre les tenants de la démocratie radicale, leur alliée d’hier.

Différents segments de la population étaient impliqués dans le camp démocratique radical. Il s’agissait d’un secteur dont le développement fut rapide en lien avec la participation massive dans le domaine politique. Il englobait des fractions de l’intelligentsia, du mouvement étudiant ainsi que de larges portions de la classe laborieuse et du mouvement ouvrier tel que le ROH [Revolu ?ní odborové hnutí, Mouvement syndical révolutionnaire, les rapports institués de subordination à la direction PCT furent, dès mars 1968, l’objet de critiques de plus en plus sévères telles que le révèlent les articles du quotidien Práce en tchèque et Práca en slovaque]. Ce processus dans ces structures s’accentua, en particulier à partir de la fin de 1968. Se sont joints à ces initiatives de nombreux techniciens et des cadres intermédiaires de la gestion des entreprises. La question principale sur laquelle les positions de ce groupe divergeaient le plus clairement des positions libérales et technocratiques était celle portant sur introduction de la démocratie dans l’industrie, dans la production, un domaine jusqu’ici éloigné des luttes politiques [2].

Au début des années 1960, l’économie tchécoslovaque s’enlisait. En 1962-63, elle marqua une période de stagnation et même de récession, avec un déclin du PIB sans parallèle avec aucun pays européen. Ce recul économique marquait la culmination des problèmes chroniques et récurrents engendrés par l’importation sans nuance du modèle soviétique de gestion économique. La crise encouragea la recherche d’alternatives possibles à ce système, souvent qualifié d’économie planifiée. Une réforme économique intégrale fut finalement proposée, une réforme qui est généralement associée avec le nom d’Ota Sik. Réformes économiques et « participation des travailleurs »

Il ne s’agit pas ici de discuter des propositions de réforme dans le détail, ce qui a d’ailleurs été fait ailleurs [3]]. Il suffit de remarquer que l’un des principaux motifs de celle-ci était d’accroître le rôle du marché tout en réduisant l’influence du rigide plan central. Les mécanismes de marché étaient vus comme le seul moyen de maintenir un développement économique s’auto-régulant. Indépendamment de ses limitations (qui ne furent jamais réellement sujets à un débat sérieux), on s’attendait à ce qu’ils soient bien supérieurs à l’économie planifiée, pour le moins dans un pays ayant les conditions et le statut économique de la Tchécoslovaquie.

Le défaut de base de l’économie planifiée résidait dans les décisions peu informées et arbitraires prises par les bureaucraties économiques et politiques centrales. Par conséquent, une entreprise recevait des objectifs de production (accompagné d’une série d’autres indicateurs) établis dans le plan élaboré au « centre », c’est-à-dire au sein de la Commission d’Etat à la planification ainsi qu’au ministère de l’économie. La réforme, toutefois, proposait que l’entreprise prenne ses décisions sur la base de son analyse du marché. Le plan central ne devait désormais jouer qu’un rôle de guide, l’entreprise à même d’agir, libérée de toute intervention politique arbitraire.

Accroître l’autonomie de l’entreprise et définir ses succès en fonction de sa capacité à remplir les besoins du marché (plutôt que dans sa capacité à atteindre les objectifs planifiés) conduirait à une meilleure responsabilisation des directions, leur revenu dépendant dans une large mesure des performances de l’entreprise. En fait, les incitations matérielles devaient agir à tous les niveaux : même le travailleur de l’atelier serait économiquement lié non seulement à son emploi, mais aussi aux performances générales de l’entreprise, cependant, bien entendu, à un degré bien moindre.

Pourtant, lorsque les propositions de réforme furent initialement discutées sur le fait que l’entreprise « prendrait des décisions », « chercherait son meilleur avantage », etc., la question de savoir qui réaliserait une telle activité, ainsi que devant qui les managers seraient tenus responsables, restait obscure. Dans les ébauches préliminaires, la question des réformes portait sur les politiques économiques à l’échelle nationale, y compris sur les règles générales présidant aux rapports entre l’Etat et les firmes individuelles. Les problèmes internes aux entreprises, tels que la distribution du pouvoir et l’autorité en leur sein, furent initialement contournés.

Il en alla de même en ce qui concerne la question de la participation des travailleurs à la gestion [des entreprises]. La « participation » existait, mais sur le papier seulement. Au fil des ans, le concept avait dégénéré sous des formes devenues impossibles à reconnaître et, en réalité, elle donnait aux travailleurs (représentés par un mouvement ouvrier très éloigné, le ROH) pratiquement aucune voix dans les affaires des entreprises. En 1965, alors que l’on commençait à mettre les réformes en application, un expert observait honnêtement que la participation consistait essentiellement dans le « maintien volontaire et enthousiaste de la discipline au travail » [4]. Ou, ainsi que l’établit plus tard un document du ROH : « l’une des principales formes de la participation ouvrière à la gestion […] est l’effort du travail individuel » [5].

Les réformateurs économiques n’étaient toutefois pas très intéressés par cette question. Dragoslav Slejska, un sociologue industriel tchécoslovaque de premier plan, nota en 1965 que le modèle centraliste de l’économie existant pouvait être transformé de deux manières distinctes. Il baptisa les deux alternatives respectivement de « managériale » et « collectiviste ». Le modèle managérial, d’après Slejška, pourrait « mieux résoudre certains problèmes difficiles de discipline au travail, d’égalitarisme, de compétences, d’entreprise, etc. […] Il exacerbera cependant les problèmes des […] rapports démocratiques parmi les personnes impliquées dans la production, des intérêts du producteur vis-à-vis des intérêts des opérations menées par l’usine, de différentiation de statut et il découragera également le développement d’une attitude consciencieuse vis-à-vis du travail et de la propriété sociale. En un mot : aliénation » [6].

Alors que les généralisations peuvent manquer de précision, un point toutefois est clair : la conception des réformes économiques était « managériale » plutôt que « collectiviste ». D’une manière générale, les réformateurs économiques (à une ou deux exceptions notables) ne se préoccupaient pas du rôle des travailleurs comme des agents actifs dans l’organisation de la production. Ils discutaient de la participation des travailleurs en des termes traditionnels, lorsqu’ils le faisaient.

Dans le meilleur des cas, ils avaient seulement des idées vagues et indéterminées sur les changements nécessaires. Des sentiments contradictoires étaient à l’œuvre : d’un côté, les travailleurs avaient le droit – si ce n’est dans la pratique, au moins sur le papier – de participer, une certaine valeur symbolique était donc en jeu. De l’autre, le rôle « modeste » du ROH avait pour effet qu’il soit perçu uniquement comme une autorité politique externe supplémentaire, interférant dans les prérogatives de gestion des entreprises ; par conséquent quelque chose que les réformateurs économiques étaient prêts à supprimer.

D’autres ont accordé une plus grande attention au rôle des travailleurs, en particulier des sociologues comme Slejška, des politologues et des juristes. Les chercheurs en sciences sociales soulignaient, déjà en 1964, que dans le contexte des réformes économiques proposées, les décisions des directions d’entreprise affecteraient tous les employés dans la mesure où leurs revenus reposeront sur les performances d’ensemble des entreprises. En conséquence, « les travailleurs devraient naturellement insister pour que l’entreprise soit dirigée uniquement par des personnes bien qualifiées qui puissent garantir la prospérité de l’entreprise et une bonne paie ainsi que de bonnes conditions de travail pour les travailleurs » [7].

Plusieurs sources ont stimulé cette ligne de pensée : parmi d’autres, la critique de la forme dégénérée prise dans le pays par la participation ouvrière ; une reconnaissance de la gestion plus efficace de l’industrie au cours des premières années d’après-guerre avec un degré considérable de démocratie dans les entreprises, ainsi que le modèle yougoslave d’autogestion, même s’il était officiellement désapprouvé.

Bien que les propositions spécifiques développées à partir de ces questions soient désormais d’un intérêt uniquement historique, le point principal demeure, c’est-à-dire que dès le début de la mise en place des réformes économiques, plusieurs opinions tentèrent de faire en sorte qu’elles soient plus sensibles aux travailleurs. Il s’agit là de préoccupations qui annoncent la démocratie radicale de la fin des années 1960.

Qui veillera sur la gestion des entreprises ?

La mise en œuvre des réformes économiques progressa par à-coups. En 1965 plusieurs centaines d’entreprises commencèrent suivirent les nouvelles directives, l’ensemble de l’économie nationale se dirigeant vers le nouveau mode en 1966. Le processus fut difficile et traîna en longueur. Les économistes, qui avaient élaboré les réformes, développèrent un ensemble cohérent de propositions qui avait été accepté avec de grandes réticences par les responsables politiques et les bureaucrates. Ces derniers tentèrent d’affaiblir les effets des réformes, là où c’était possible, au moyen de divers compromis. Ota Šik se désespéra une fois que lorsque les réformes furent finalement acceptées, elles ne contenaient qu’environ un quart de ses propositions originales ! [8]

Fin 1967, après deux ans de mise en application graduelle et sélective des réformes, plusieurs progrès furent réalisés. Le plan central avait perdu son omnipotence. Les prix n’étaient graduellement plus contrôlés et la fiscalité des entreprises était désormais uniforme. Les subsides d’Etat furent réduits ou supprimés, ce qui obligea plusieurs entreprises mal gérées à fermer. Enfin, des incursions dans le commerce extérieur commencèrent [par rapport aux relations univoques imposées dans le cadre du COMECON – Conseil d’assistance économique mutuelle ( !)].

« L’effort de la société pour le progrès social » : Dubcek en mai 1968

Tous ces changements portaient toutefois sur des questions de macroéconomie. Une réforme d’ensemble du fonctionnement interne des entreprises restait nécessaire. Il s’agissait là d’un chemin inexploré, avec peu d’indications. Parmi les questions attendant une réponse : le statut d’une entreprise dans une économie de marché réformée ; les principes de gestion des entreprises ; les problèmes de propriété ; l’intégration au sein des entreprises, etc.

Au milieu de l’année 1966, une équipe spéciale d’experts en gestion, soutenue par la Commission d’Etat pour la gestion et l’organisation (SKRO), en désaccord considérable avec les économistes qui avaient élaboré le reste des réformes, fut chargée de se pencher sur ces problèmes ainsi que celui de l’extension des principes des réformes économiques aux firmes individuelles. Les conclusions de l’équipe furent toutefois inacceptables pour la direction du pays avant 1968 : supposer que le PCT (KSC) puisse endosser les détails d’un plan permettant aux entreprises autonomes de prendre des décisions par elles-mêmes revenait à ce que le parti cède une grande portion de pouvoir économique.

Le document du SKRO dut attendre une atmosphère plus propice. Il ne fut discuté publiquement qu’en 1968 [9], une fois que des changements politiques fondamentaux déblayèrent la voie pour la mise en œuvre des réformes économiques. L’importance du document du SKRO, jusqu’ici virtuellement ignoré par toutes les personnes qui étudient la période, réside dans le fait que, pour la première fois, il présentait une proposition détaillée du rôle des travailleurs dans la gestion des entreprises.

La question de savoir qui devait veiller à la gestion des firmes autonomes – pour autant qu’une personne le fasse, car certains affirmaient que les managers étaient ceux qui savaient le mieux – occupe une place centrale dans le document du SKRO. Au cours du printemps 1968, il était généralement accepté que, en raison des résultats économiques lugubres, les bureaucraties de l’Etat et du parti central durent abandonner ce qui leur restait de contrôle de la gestion économique. La question restait ouverte de savoir envers qui seraient responsables les gérants des nouvelles entreprises autonomes.

En principe, les directions d’entreprises sont censées être responsables envers les propriétaires. L’économie planifiée reconnut effectivement que toute propriété était aux mains de l’Etat. Les discussions portant sur les réformes conduisirent à une distinction entre les idées de propriété d’État et de propriété sociale – c’est-à-dire de propriété par l’ensemble de la société. Mais la société – à l’instar de l’État – est indivisible et il est difficile de transférer directement le concept de propriété sociale vers un organe devant lequel les directions d’entreprises seraient responsables.

Il existait plusieurs façons de traiter de cette question. Par exemple, une proposition émergea – théoriquement très intéressante – visant à créer un organe national élu qui centraliserait à nouveau les responsabilités économiques, une sorte de « parlement économique ». Au final, c’est toutefois la conception d’une responsabilité économique décentralisée qui reçut l’assentiment général.

Dans cette veine, le document du SKRO proposait un organe agissant dans l’entreprise elle-même, comme une sorte de « législatif économique » qui serait distinct de la direction, « l’exécutif économique ». Ce rôle législatif serait exécuté par des conseils. Cependant, établir le concept général de conseils en tant qu’organe décisionnel et l’accomplissement de cette fonction étaient deux choses assez différentes.

Deux questions se détachaient nettement : les pouvoirs du conseil et sa composition. Au début 1968, ces questions constituaient une ligne de clivage entre les approches technocratiques et démocratiques. L’autorité des conseils serait-elle seulement symbolique ou seront-ils impliqués dans les décisions fondamentales ? Seront-ils composés principalement d’une collection d’experts et de bureaucrates, avec une représentation ouvrière seulement minoritaire, ou les travailleurs y joueront-ils un rôle dominant par leur composition ? Ces questions portaient sur la détermination de quel serait le centre du pouvoir économique, du degré par lequel ce pouvoir serait retiré des mains de la bureaucratie et s’il allait à une nouvelle élite de gestionnaires ou aux travailleurs.

Le document du SKRO (Commission d’Etat pour la gestion et l’organisation) exposait les grandes lignes de nombreux thèmes portant sur les conseils qui réapparaîtront dans tous les documents technocratiques de 1968. Il présentait plusieurs alternatives en vue de débats ultérieurs. En ce qui concerne le pouvoir des conseils, trois positions étaient avancées : les modèles symbolique, faible et fort.

• Le modèle symbolique aurait attribué aux directions d’entreprise des pouvoirs pratiquement illimités et maintenu des liens étroits entre la direction et la bureaucratie d’Etat – ces mêmes liens que les réformateurs économiques souhaitaient rompre. Dans ce modèle, les conseils occupaient une place tellement secondaire, qu’ils en devenaient insignifiants, indépendamment de leur composition. Ce modèle réunissait peu de défenseurs, y compris parmi les auteurs du document du SKRO, mais il fit un retour en force extraordinaire un an plus tard, lors du dénouement final des conseils.

• Le modèle faible, quant à lui, attribuait aux conseils le pouvoir de nommer et de démettre le directeur de l’entreprise ainsi que potentiellement d’autres membres des directions ; de décider de la répartition des profits (en direction de nouveaux investissements, de la rémunération des travailleurs, etc.) ; d’adopter un bilan comptable annuel ainsi que de superviser la direction. Dans ce modèle, les conseils avaient une certaine importance, celle-ci restait toutefois limitée. La nomination des membres des directions fut une question brûlante en 1968. Toutefois, elle n’aurait été possible qu’une fois dans un laps de plusieurs années. La répartition des profits serait discutée une fois par année. Mais, même dans ce cas, le conseil suivrait très probablement les recommandations des directions, du fait qu’il n’exercerait qu’un faible contrôle sur d’autres décisions.

• En ce qui concerne le modèle fort, le conseil jouirait de l’ensemble des pouvoirs du modèle précédent, auxquels s’ajouteraient les suivantes : la détermination des politiques sur le long terme en ce qui concerne les finances, les échanges, la technologie, le personnel et la production ainsi qu’un contrôle sur la mise en œuvre de ces politiques ; une décision sur les changements organisationnels importants de l’entreprise, tels que le désinvestissement ou la fusion de l’entreprise, les restructurations organisationnelles, etc. ; l’allocation des investissements de capitaux dans de nouvelles constructions et l’établissement de limites au crédit ; l’approbation des contrats commerciaux à haut risque ou encore la détermination de changements du champ d’activité de l’entreprise. Il s’agissait effectivement de droits substantiels. L’application de ceux-ci aurait signifié une garantie des intérêts de l’ensemble de la population laborieuse, en particulier si la composition des conseils favorisait également les travailleurs.

« Conseil des managers » ou « conseils des travailleurs » ?

Pour ce qui avait trait à la composition des conseils, l’idée la plus populaire parmi les auteurs du SKRO est devenue connue sous le nom de « concept des trois tiers ». Sur cette base, les travailleurs éliraient un tiers des membres du conseil. Un autre tiers serait composé d’experts externes, provenant d’instituts de recherche, d’universités, etc. ; alors que le dernier représenterait le « créateur » de l’entreprise, c’est-à-dire, la bureaucratie d’Etat.

Une importante divergence de vues portait sur la question de savoir si la direction de l’entreprise devait siéger ex officio [soit suite à la fonction exercée] au sein du conseil, ce qui effacerait substantiellement la distinction entre le « législatif » et « l’exécutif » de l’entreprise. Le « concept des trois tiers » était, d’un certain point de vue, analogue au système allemand de la Mitbestimmung [avant la révision de la loi en 1976, donc elle datant de 1951 – Réd. A l’Encontre] ou des comités de travailleurs polonais qui, en 1958, virent leur rôle émasculé par rapport à celui les conseils antérieurs. [10]

Le document du SKRO n’était décidément pas favorable à l’attribution d’un rôle prépondérant aux travailleurs dans les prises de décision. Une influence des travailleurs sur les directions aurait représenté un système de participation ouvrière fonctionnant bien. Cela aurait sans aucun doute représenté une amélioration vis-à-vis des pratiques antérieures, mais certainement pas suffisantes pour répondre à l’atmosphère qui régnait en 1968, revendiquant un certain degré d’autogestion.

Tandis que le document du SKRO peut être considéré comme une déclaration technocratique majeure, il n’existe pas d’équivalent, sous la forme d’une plateforme aussi complète, des positions démocratiques radicales. Le document du SKRO, en particulier son « concept des trois tiers », fit l’objet d’une contestation vigoureuse autant de la part membres de l’intelligentsia que de fractions des travailleurs. A partir du printemps 1968, cette contestation comprenait la menace de grève ainsi que d’arrêt de travail occasionnels. L’autogestion était le dénominateur commun de toute cette activité [de contestation].

Les journalistes, les animateurs de la presse et ceux exerçant une activité dans le domaine des sciences sociales furent les partisans les plus éloquents de l’autogestion. Le quotidien syndical, Práce, lança une croisade en faveur de cette idée, exigeant pour les travailleurs les pouvoirs les plus étendus. La question qui ouvrit le débat se présentait, sans équivoque, sous cette forme : « conseils ouvriers ou conseils des managers » ? [11]

Par la suite, les articles défendant l’autogestion se succédèrent les uns après les autres, accompagnés d’autres s’opposant à cette idée en des termes que les travailleurs trouvèrent sans doute hautement indigestes. Parmi les principaux avocats de l’autogestion figuraient Pavel Ernst, un jeune économiste provenant de l’Institut économique d’Ota Sik, et Dragoslav Slejška, le sociologue du monde industriel. Ailleurs, Karel Kosík discuta de la position des travailleurs au sein de la société dans une série d’essais portant le titre de « Notre présente crise » [12]. Pour lui, l’établissement de conseils ouvriers représentait une condition indispensable dans la reconstitution de la classe laborieuse comme force politique à part entière.

La même idée fut inscrite dans un contexte politique encore plus large par Robert Kalivoda, un historien de premier plan, qui insistait sur la nécessité de conjuguer des formes de démocratie indirecte, que le pays était sur le point de rétablir, avec des formes de démocratie directe qui « seraient graduellement transformées en autogestion socialiste » [13]. Les conseils ouvriers seraient l’une des formes prises par la démocratie directe. Kalivoda fut l’un des premiers à lier des modalités démocratiques générales du pays avec leurs implications politiques sur la façon dont les réformes économiques étaient mises en œuvre.

Ivan Sviták déplora que ses collègues intellectuels négligeaient – dans leurs discours publics – ce que représentaient les droits civiques pour les travailleurs [14]. A ses yeux, les droits les plus importants devaient comprendre le droit de grève, le droit à un syndicalisme fort ainsi que le droit des collectifs de travailleurs à élire les directions des entreprises.

En avril 1968, l’hebdomadaire Reportér, l’une des périodiques les plus influents et les meilleurs du pays, publia une « Lettre ouverte aux travailleurs tchécoslovaques » [15]. L’esprit de la lettre consistait en un appel pour la constitution d’un mouvement de travailleurs allant vers l’autogestion. Un changement de personnalités au sommet du Parti communiste était une bonne chose, mais il n’était pas suffisant pour garantir les progrès à venir du mouvement de démocratisation.

En rester là aurait pour seul résultat l’émergence d’une « nouvelle oligarchie bureaucratique », même si elle était pluripartiste. Sans des actions ouvrières concrètes, poursuivait la lettre, même la nouvelle liberté de la presse n’aboutirait à rien d’autre qu’à être une « simple parure pour un nouveau, “plus éclairé”, système bureaucratique ». Les organes ouvriers d’autogestion doivent être rapidement élus, afin « d’administrer ce qui appartient légitimement aux travailleurs ».

Du ruisseau au fleuve naissant

A ce stade, il convient de passer en revue quelle était réellement la situation des travailleurs et travailleuses. Jusqu’ici, les réformes économiques ne leur avaient donné que bien peu de pouvoir. Elles avaient en réalité contenu le danger d’une gestion managériale désinhibée qui était encore plus exacerbé par l’absence de protections syndicales. Les travailleurs avaient fait bien trop souvent l’expérience de décisions des directions d’entreprises dirigées directement contre eux – même lors de l’introduction des réformes économiques.

Les normes de production étaient parfois durcies sans que les ouvriers aient leur mot à dire [16]. L’exploitation des femmes était particulièrement rude, bien que ce problème fût finalement atténué [17]. Et, bien sûr, existait la question non négligeable de la fermeture d’entreprises ou de certaines productions non profitables. Il s’agissait, de loin, d’un problème non seulement économique, mais aussi politique, social et humain. Il fut toutefois insuffisamment traité, provoquant ainsi l’amertume, l’angoisse et l’insécurité [18].

Avant l’introduction des réformes, le système de direction économique était inadéquat, obsolète et entraînait des gaspillages. L’ouvrier ou l’ouvrière savait toutefois où se trouvait sa place. Il-elle était parvenu à joindre les deux bouts et, au milieu des années 1960, commençait peut-être à jouir des conforts non essentiels les plus simples. Les réformes économiques [discuté des 1963 et de manière accentuée dès 1965] auraient signifié une amélioration d’ensemble des conditions d’existence.

Début 1968, elles n’étaient toutefois pas introduites de manière consistante. Après des années de discussions et après plus d’une année de mise en œuvre à l’échelle nationale, les effets positifs des réformes sur la vie des personnes ordinaires étaient négligeables. Au contraire, les prix de vente au détail avaient légèrement, mais de manière perceptible, augmenté, à l’instar du degré général d’insécurité en termes d’emploi. Il n’est donc pas surprenant que les travailleurs adoptèrent une attitude sceptique d’attentisme envers les réformes [19].

Les réformes n’en méritaient pas moins. Leur timide mise en œuvre n’était pas tant la faute des réformateurs que des contraints politiques avec lesquelles ils devaient composer. Les travailleurs connaissaient les réformes en ce qu’ils en faisaient l’expérience sur leur place de travail. Ils ne savaient guère – et il n’était pas possible de le leur dire – que ce qu’ils vivaient n’était que la version mutilée et bâtarde du programme original [de réformes].

Dans la publication des écrivains « Literáni listy », la caricature représentant le docteur Dubcek s’adressant à la Tchécoslovaquie est sous-titrée ainsi : « S’il n’y a pas de complications l’enfant devrait naître dans neuf mois »

Cette attitude attentiste commença à changer au printemps 1968. En particulier à Prague, les travailleurs commencèrent à pouvoir évaluer l’ensemble des effets des changements à la tête du Parti, un peu plus tard que les intellectuels mieux informés mais tout aussi clairement.

C’est tout un symbole que la véritable nature de ces changements fut rendue explicite par le seul véritable ami des travailleurs au sein de la direction du PCT, Josef Smrkovsky, dans un texte publié en janvier 1968 dans Práce [20]. C’était le début de l’écoulement d’un ruisseau de nouvelles qui devint bientôt un fleuve. Néanmoins, le ruisseau à lui seul arrivait déjà à remuer les usines. [21].

Les travailleurs tentèrent donc immédiatement de regagner le terrain perdu au profit de la bureaucratie au cours des années précédentes ainsi que de démocratiser le mouvement ouvrier, dont le sommet, le Conseil central des syndicats (URO) était l’un des organes les plus conservateurs du pays. Au cours des premières semaines de 1968, l’URO reçut environ 1600 résolutions de sections locales du ROH [syndicat] portant sur la question des droits perdus par les travailleurs, la structure interne non démocratique du ROH ainsi que sur les réticences de l’URO à soutenir Dubcek.

Dès mars, les ouvriers devinrent une force politique indépendante [L’explosion des critiques s’exprima sans détours lors de la session plénière de l’URO, les 21 et 22 mars 1968, Réd A l’Encontre]. Ils se mobilisaient non seulement en faveur de la nouvelle direction nationale [du PCT] ainsi que pour l’intelligentsia du pays, mais ils posèrent également les jalons de revendications visant à exercer un contrôle sur leur environnement immédiat : les usines.

Par le biais de réunions de masse, d’arrêts de travail et de quelques grèves, ils attirèrent l’attention sur les questions concrètes portant sur le contrôle des entreprises. Lors d’actions exemplaires suscitant un intérêt national extraordinaire, les travailleurs à Písek, en Bohème du sud, firent grève à propos de la fusion et de la cession d’entreprises (ce qui avait un impact direct et profond sur la profitabilité et donc sur les salaires). Les mineurs de Doubrava à Ostrava, en Moravie du nord, contraignirent le directeur à démissionner [22]. Ces questions étaient restées jusqu’ici des prérogatives de la bureaucratie économique centrale, mais les démocrates radicaux maintinrent que les travailleurs devraient disposer d’un contrôle sur ces dernières, via les conseils.

En réalité, l’existence, le rôle et la place des conseils étaient aussi débattus. A la fin du mois d’avril, des préparations visant à en constituer étaient en cours dans plusieurs endroits. A ce moment, le Programme d’action du Parti communiste [le Comité central du PCT l’adopta le 5 avril 1968] endossait les conseils sans toutefois en spécifier la nature. Le document du SKRO fournissait aux technocrates des propositions concrètes pour l’organisation des conseils dans les usines : en particulier celles de CKD [Ceskomoravska-Kolben-Danek, firme créée suite à une fusion en 1927, nationalisée en 1945 ; elle est le plus grand complexe industriel de Prague] et à celles de Skoda à Pilsen (un autre géant de l’industrie lourde des machines, dont les diverses filiales se consacraient à la production d’armes, de moyens de transport collectifs, de voitures, etc.).

Première évolution d’Ota Sik face à l’ensablement de « ses » réformes

Le processus préparatoire demandait du temps. Les premières étapes ouvraient une nouvelle voie et les efforts visant à constituer des conseils étaient examinés de près autant par ses ennemis que par ses amis. Ne régnait toutefois pas le sentiment d’urgence typique des processus similaires qui se déroulèrent en Pologne et en Hongrie 12 ans plus tôt. C’est plutôt un sentiment de responsabilité historique qui dominait, requérant une approche méthodique et une grande prudence.

Les propositions pour le conseil de CKD, l’un des premiers qui fut publié [23], attribuaient à peu près les mêmes pouvoirs que ceux qui étaient ébauchés dans la version « forte » du document du SKRO. Elles étaient fortement opposées au « concept des trois tiers » et appelaient à ce que l’ensemble des travailleurs de l’entreprise élisent le conseil.

La proposition des travailleurs des usines CKD allant bien plus loin en promouvant des aspects autogestionnaires propres à l’idée des conseils. Elle prévoyait un rôle important pour l’assemblée des travailleurs (un point qui n’était pas même mentionné dans le document du SKRO) et envisageait des organes d’autogestion dans les usines particulières de l’entreprise. D’autres mesures limitaient le mandat de membre du conseil à trois ans et interdisaient une réélection immédiate afin d’éviter l’émergence d’une caste de « membres professionnels des conseils ». La proposition des usines CKD portait la marque manifeste de l’expérience yougoslave, en particulier pour ce qui avait trait à sa conscience des dangers que le conseil devienne un organe étranger aux travailleurs des ateliers. L’un de ses principaux défenseurs était un jeune technicien, Rudolf Slansky fils, dont le père fut l’une des victimes les plus connues des purges des années 1950.

Le projet des usines Skoda de Pilsen [24] attribuait également d’importants pouvoirs au conseil. Une fraction importante du conseil devait être élue par les employés, bien que sur d’autres plans, à la différence de la proposition CKD, il ne se préoccupait guère de l’implication directe des travailleurs dans l’autogestion. La principale caractéristique à Skoda était celle de l’énonciation minutieuse de la « séparation des pouvoirs » : la stricte distinction entre le conseil et la gestion exécutive quotidienne.

La politique officielle du gouvernement envers les conseils était ambiguë. Bien que le Parti communiste endossât formellement l’idée et qu’elle fût largement discutée dans le pays, et bien que la question des conseils devînt rapidement l’une des plus importantes du mouvement ouvrier, la position du gouvernement national était technocratique. Mené par Oldrich Cernik [premier ministre du 8 avril 1968 au 28 janvier 1970], le gouvernement freina autant qu’il pouvait le développement des conseils. La seule exception au sein du gouvernement était celle d’Ota Sik, nommé, en avril 1968, premier ministre adjoint responsable de l’introduction des réformes économiques. L’évolution de ses idées sur les conseils au cours du printemps est cruciale pour comprendre comment plusieurs personnes portées sur des solutions technocratiques virent les potentialités ouvrières.

Dans des écrits antérieurs, Sik ne s’était pas prononcé fortement en faveur de l’attribution aux travailleurs d’un degré significatif de contrôle, bien qu’il se rendît compte que ceux-ci devraient prendre peu ou prou part aux décisions [25]. Toutefois, à mesure que les réformes étaient mises en place et qu’il était personnellement impliqué dans leur introduction, il commença à réaliser les problèmes politiques pratiques auxquels il devait faire face. La question de l’arrangement des pouvoirs idéal à venir, à l’intérieur et à l’extérieur des entreprises, les « structures cibles » des réformes économiques, pour le dire ainsi, était une chose. Tout autre était la question immédiate, Sik s’en rendait compte, de l’éviction rapide des directeurs et fonctionnaires ministériels incompétents. Ces derniers représentaient sans doute le plus grand obstacle à la mise en œuvre des réformes et il était des plus improbables qu’ils s’en aillent de leur propre chef. Le coup de pouce nécessaire devait venir d’ailleurs.

C’est l’une des raisons pour lesquelles l’idée d’un conseil disposant d’une large représentation de travailleurs et ayant d’importantes responsabilités dans l’engagement et le licenciement des échelons supérieurs des entreprises devenait attractive, même pour des gens qui étaient, par ailleurs, peu enclins à soutenir une alternative autogestionnaire démocratique radicale. Indépendamment de ses autres défauts, un conseil contrôlé par les travailleurs disposerait du pouvoir d’évincer les responsables incompétents. Ayant ceci à l’esprit, la réflexion de Sik évolua progressivement au cours du printemps 1968, en particulier après sa nomination au sein du gouvernement, où il devint probablement l’un de seuls membres à être réellement intéressé à la mise sur pied des conseils et qui ne fermait pas les yeux sur les entraves posées par ses collègues.

« La question la plus controversée du printemps 1968 »

Au cours des mois d’avril et de mai, la pression grimpait pour que soient prises des mesures décisives concernant les conseils. Le 19 mai, Josef Smrkovsky appelait dans le Rudé právo à « rapidement établir des organes démocratiques dans les usines ». Le jour suivant, Sik ébaucha un projet détaillé des tâches immédiates pour une saine politique économique. Dans ce contexte, il avança les propositions jusqu’ici les plus détaillées concernant la structure et le fonctionnement des conseils [26].

Sik reconnaissait qu’il existait des idées selon lesquelles « une majorité des membres des conseils devaient être nommés par les organes centraux » (ce qui avait la préférence des bureaucrates) en même temps qu’il y avait « certaines tendances à une stimulation du capitalisme » (c’est-à-dire le concept managérial). C’est toutefois une voie différente qui devait être prise. Sik proposa le terme de conseils ouvriers pour les organes se tenant au-dessus des directions des entreprises. Le terme est resté.

Les pouvoirs que Sik envisageait pour les conseils n’étaient pas imposants, mais juste un peu plus développés que ceux prévus par le « modèle faible » du document du SKRO. Le point important, cependant, résidait dans le rôle décisif que les travailleurs y jouaient dans l’élection des conseils ainsi que le pouvoir du conseil sur les décisions des membres des directions – la question la plus controversée du printemps 1968.

En moins de deux ou trois mois, la position de Sik sur les conseils avait considérablement changé. Au départ, il soutenait le « concept des trois tiers », impliquant une représentation minimale des travailleurs. Il appelait désormais à ce que les conseils soient dans une majorité décisive élus dans les entreprises. Il n’envisageait initialement que les conseils ne disposent que d’un pouvoir symbolique, désormais il proposait des pouvoirs, certes limités, mais réels. Plus important, il réussit à forcer la main du gouvernement. Deux semaines après avoir diffusé ses propositions, le gouvernement les approuva sans grand changement des lignes directrices pour l’établissement de conseils ouvrier [1]. Les usines avaient désormais le feu vert qu’elles attendaient.

L’évolution des vues de Sik se fit dans un contexte de pressions d’une activité pratique, comme réaction à ses efforts visant à faire passer dans la réalité les réformes économiques. Cette évolution illustre un phénomène bien plus large : l’érosion des positions libérales et technocratiques au cours du printemps de Prague. A mesure que les mois s’écoulaient, les défenseurs de ses positions se dirigèrent soit vers la démocratie radicale soit retournèrent dans le giron de la bureaucratie : un processus qui fut formidablement accéléré par l’invasion.

En soi, l’invasion eut un effet direct minimum sur les conseils. Quelles qu’aient été les motifs de l’invasion, la mise sur pied des conseils (qui commençait à peine) n’en était pas un. Les nombreuses attaques de la presse soviétique contre l’évolution de la situation en Tchécoslovaquie ne mentionnèrent pas une seule fois les conseils. L’invasion a régulièrement été caractérisée comme étant un brillant succès militaire, mais un stupéfiant échec politique : en d’autres termes, que de manière surprenante bien peu changea dans la vie politique du pays dans son sillage immédiat.

Bien sûr, les libertés politiques furent quelque peu rognées, mais de nombreux processus fondamentaux poursuivirent sans être affectés, y compris en ce qui concerne les réformes économiques (et les conseils).

Si le « Printemps de Prague » continua au cours de l’automne 1968 sans modification substantielle, une conscience nouvelle de ses limites apparut. Les troupes étaient dans le pays et l’Union soviétique allait finalement apporter une « résolution » à l’impasse politique.

Les vieilles forces bureaucratiques qui étaient pratiquement défaites avant l’invasion, reçurent un encouragement et un soutien directs. Les mois qui suivirent furent une période d’affrontement direct entre ces forces bureaucratiques et les masses populaires qui se sont rangées avec les démocrates radicaux.

Les conseils dans le sillage de l’invasion

La lutte ne portait plus entre les « conservateurs » et divers « progressistes » : il s’agissait désormais d’une lutte plus nette entre la révolution et la contre-révolution. L’espace d’une « voie médiane », pour quelques réformes en dehors d’un mouvement révolutionnaire se réduisait rapidement. Dans le sillage de l’invasion [dans la nuit du 20 au 21 août 1968], les réformateurs technocrates et libéraux étaient anachroniques. Ils furent pris entre deux chaises : tentant de parer aux pressions des forces bureaucratiques et de l’Union soviétique tout en tentant de mettre en œuvre les réformes, s’isolant du soutien populaire, démocratique radical essentiel à leur défense. Le printemps de Prague ne pouvait se poursuivre au cours de l’automne que dans la mesure où l’investissement populaire massif durait.

Les positions libérales et technocratiques s’usaient d’autant plus. Les gens favorables à une « voie médiane » penchaient toujours plus soit vers une position bureaucratique, soit démocratique radicale. La « nouvelle situation » illuminait l’ensemble du printemps de Prague d’une lumière nouvelle et pénétrante, montrant qu’il avait toujours été une lutte entre la bureaucratie et les masses. Ceux qui croyaient en de « simples » réformes pour le peuple, comme étant une option permanente et stable, furent prisonniers de leurs illusions. Après l’invasion, ils devaient choisir : c’était l’un, ou l’autre. Il n’y avait pas d’autre option.

Un nombre non négligeable de dirigeants du printemps de Prague s’en rendirent compte assez rapidement. Certains commencèrent à modérer leurs critiques de l’invasion dans l’espoir qu’ils seraient acceptés par les forces bureaucratiques. Parmi eux, certains y arrivèrent et firent partie du régime de l’après-Dubcek. D’autres n’y parvinrent finalement pas : quoiqu’ils fussent tentés, les forces bureaucratiques n’étaient pas disposées à les accepter. Pour d’autres encore, l’invasion représenta une expérience bouleversante qui les conduisit à lier irrévocablement leur sort à la position radicale démocratique. Cela les amena à revoir leur position sur les conseils.

Après l’invasion, les conseils restèrent en tant qu’un élément dans la hiérarchie administrative des entreprises ; ils étaient toutefois désormais bien plus importants dans leurs rôles de garants de la démocratie industrielle. Après l’invasion, il devint essentiel de sauvegarder chaque forme de démocratie qui avait pu se développer au cours du printemps de Prague. La voie du pluralisme politique était désormais barrée. Par conséquent, la transformation des usines en bastions de la démocratie économique – via les conseils – devint la principale priorité. Désormais, même des anciens libéraux et technocrates qui rejoignirent les démocrates radicaux se rendaient compte de l’importance politique des conseils.

La ferme défense des conseils par les démocrates radicaux fut contrée par l’indifférence et la négligence de ceux qui tendaient en direction des bureaucrates. Parmi ces derniers, l’ensemble du gouvernement tchécoslovaque, qui perdit certains de ses membres, dont Ota Sik, après l’invasion. En septembre, le premier ministre Oldrich Cerník déclara que la mise en œuvre des réformes économiques continuerait, mais il insista avec une prudence exagérée que « toutes les mesures, telles que la réorganisation des entreprises, leur intégration, la mise en place expérimentale des conseils, doivent être soigneusement examinées. Ces expériences doivent, en particulier, être entièrement évaluées et leurs principes généraux doivent être mieux clarifiés. » [27]

L’insistance subite de Cerník quant à la « nature expérimentale » des conseils était déroutante, et sa demande d’une « complète évaluation » spécieuse. Les discussions ultérieures sur les conseils avaient clairement souligné le fait que leur mandat était de plusieurs années en particulier parce que leurs objectifs à long terme ne permettaient pas avec un certain temps une évaluation d’ensemble de cet aspect de leurs tâches. [Les statuts – pour l’essentiel provisoires – prévoyaient la durée du mandat des membres élus à 4 ans, rééligibles. Réd. A l’Encontre]. Il n’était bien évidemment pas possible d’évaluer une poignée de conseils après seulement quelques mois d’existence. Leur nombre était en effet faible : en septembre 1968, seuls 19 conseils fonctionnaient effectivement.

Les véritables motifs de l’attaque contre l’action des conseils se trouvaient ailleurs. Le nombre limité des conseils en faisait un phénomène négligeable, pour autant que d’autres ne soient pas créés rapidement. En comparaison avec les 19 conseils existant en septembre, 143 autres commencèrent à fonctionner le 1er octobre et il était prévu que 117 autres soient créés d’ici le Nouvel An 1969 [28]. L’inquiétude des nouvelles forces bureaucratiques en voie de cristallisation portait plutôt sur l’avenir que sur les pratiques passées.

Les conseils : les débats sur leur statut et fonctionnement

L’indifférence et la négligence du gouvernement se transformèrent progressivement en des tentatives actives visant à décourager la constitution de nouveaux conseils. Fin octobre [24 octobre], le gouvernement décida « qu’il n’était pas approprié de poursuivre cette expérience » [29]. Il s’agissait là de la tentative la plus déterminée pour se débarrasser des conseils, dont le nombre s’accroissait rapidement. [Le 31 mai 1969 le gouvernement, dans une déclaration, reportait à une date indéterminée l’adoption « de la loi sur les entreprises socialistes ». Voir plus bas. – Réd. A l’Encontre]

La décision fut interprétée comme un recul vis-à-vis de l’un des principes de base des réformes économiques ainsi que du Programme d’action du PCT. En réaction, les syndicats inondèrent l’URO et le gouvernement de résolutions de protestation. Leurs dispositions étaient fidèlement reflétées dans Práce, le quotidien syndical, ainsi que dans le reste de la presse démocratique radicale. La pression contraignit Cerník à faire marche arrière et à déclarer que toute l’affaire n’était qu’un « malentendu » [30]. La position du gouvernement était toutefois largement ignorée. Après un pic dans la création de nouveaux conseils en septembre, la vague fut moindre en octobre et novembre, ce qui reflétait l’ambivalence du gouvernement.

En décembre, toutefois, il y eut un nouveau pic : un plus grand nombre de conseils fut créé ce mois-ci qu’au cours des deux précédents. La lutte acharnée au sujet des conseils était une caractéristique de l’ensemble de la politique post-invasion.

Selon les meilleures estimations disponibles [31], 120 conseils étaient actifs en janvier 1969. Le département de sociologie industrielle de l’Institut tchèque de technologie à Prague, placé sous la responsabilité de Milos Bárta [qui avait publié une étude intitulée « Les Conseil ouvriers comme mouvement social » dans la revue du Comité central du PCT-VIII, 1968, Nová Mysl – Le Nouvel Esprit. Réd. A l’Encontre], rassembla des informations sur 95 d’entre eux. Sur cet échantillon, 69 étaient actifs dans l’industrie manufacturière (38 dans le secteur des machines, 14 dans l’industrie de consommation, 7 dans la production de denrées alimentaires, 6 dans l’industrie chimique et 2 chacun dans l’énergie et les mines), 11 dans la construction, 6 dans des petits établissements contrôlés localement, 4 dans l’agriculture et 1 dans les transports. Des comités préparatoires existaient dans au moins 61 entreprises supplémentaires [32]. D’autres conseils se formèrent tout au long du printemps 1969 et, fin juin, on rapportait l’existence de 300 conseils et de 150 comités préparatoires [33].

En janvier 1969, les conseils représentaient plus de 800’000 personnes, soit un sixième de la force de travail si l’on excepte l’agriculture. Leur prestige était accru par le fait qu’il y avait des conseils au sein de certaines des entreprises les plus grandes et prestigieuses : chez Skoda à Pilsen, aux usines métallurgiques NHKG à Ostrava, en Moravie du Nord, à Slovnaft Bratislava, aux usines chimiques VChZ à Pardubice, en Bohème de l’est, à l’AZNP à Mladá Boleslav, en Bohème centrale, fabriquant d’automobiles, à la CZM à Strakonice, en Bohème du sud, produisant des motos, etc.

Pourtant, même à leur point le plus haut, en janvier 1969, les conseils étaient encore dans l’enfance. Les plus anciens n’existaient que depuis six mois à peine. Une image générale des conseils porte inévitablement de manière plus détaillée sur les étapes menant à leur constitution, l’élection et la composition de ces derniers tandis que les informations traitant de leurs activités concrètes sont inégales.

Les indications sur les étapes préparatoires documentent à quel point le mouvement ouvrier s’identifiait à l’idée des conseils. Il y avait quelques réticences et incertitudes, en particulier suite à l’invasion, et le ROH fut le moteur principal dans la constitution des conseils, dans pas moins de 86% des cas. Les tâches du comité préparatoire comprenaient habituellement la rédaction d’un statut du conseil ainsi que des règles et procédures d’élection – tout cela, si possible, en discussion permanente avec le collectif entier des travailleurs.

Le statut du conseil ébauchait l’étendue de ses pouvoirs. Un passage en revue des statuts disponibles révèle que tous les conseils comprenaient le droit de décider sur deux questions fondamentales : celle du personnel de direction et de sa rémunération ; les questions « statutaires » de l’entreprise : sa fusion avec d’autres entreprises, la subdivision de l’entreprise, etc. Dans la mesure où les conseils étaient discutés pour la première fois, l’attention portée à ces questions figurait au premier rang, autant des théoriciens que, ainsi que le montrent les cas des mines de Dukla et de l’usine de Písek, des travailleurs.

Au-delà de cette base commune, comme pour toute question concernant les conseils, les variations étaient considérables. Certains statuts limitaient l’autorité du conseil à ces deux seules dimensions. D’autres questions clés de l’administration de l’entreprise devaient être discutées et évaluées par le conseil, mais la décision finale revenait à la direction. (Il s’agissait là du « modèle limité » des conseils, suivant étroitement les lignes directrices émises par le gouvernement en juin 1968). D’autres statuts attribuaient au conseil lui-même la décision en dernière instance dans des questions essentielles de la gestion de l’entreprise (il s’agissait là du « modèle fort » des conseils, suivant l’exemple des usines Skoda à Pilsen).

Les élections étaient partout préparées avec beaucoup de soin et d’attention. Les dispositions concrètes variaient, telle que celle visant à savoir si les travailleurs éliraient en bloc les membres du conseil ou s’il y aurait des « découpages électoraux », ou une combinaison des deux, s’il y aurait des élections à deux tours, etc. Toutes les élections, cependant, se tinrent au scrutin secret. Il fallait être employé depuis une certaine période (entre trois mois et une année) pour pouvoir voter, une mesure qui visait à assurer une certaine familiarité avec les problèmes de l’entreprise. Il fallait être employé depuis plus longtemps, jusqu’à cinq ou sept ans, pour pouvoir être élu au conseil. Cette disposition provoqua des controverses : si cette mesure excluait les candidats dont les connaissances de l’entreprise étaient faibles, elle était désavantageuse pour les jeunes.

Les candidats pouvaient être nominés par les divers organes de l’entreprise, en particulier la section du ROH et la cellule du PCT. Cependant, le plus grand soin était apporté pour que les candidats proviennent des ateliers et qu’ils soient désignés par les équipes de travailleurs elles-mêmes. Lorsqu’ils furent interrogés à ce sujet, 97% des présidents des conseils étaient convaincus que dans leur entreprise, cette possibilité avait été « très élevée » ou même « illimitée ».

Pour ce qui touche à la composition des conseils, les employés de l’entreprise pouvaient élire entre deux tiers et quatre cinquième des sièges [34]. Ce n’est qu’exceptionnellement que tous les membres du conseil étaient élus par les employés de l’entreprise, mais ils étaient minoritaires seulement dans un cas. Le « concept des trois tiers » fut donc résolument rejeté dans la pratique.

Une minorité de membres des conseils étaient recrutés à l’extérieur : représentant les ministères, les banques ou apportant l’appréciation indépendante d’universités ou d’instituts de recherche. Quelques statuts permettaient au directeur de l’entreprise d’être élu au conseil, ou en faisaient même un membre ex officio (résultant de sa fonction). Il s’agissait là toutefois d’une exception, ce qui soulignait le refus général des concepts technocratiques qui s’étaient révélés assez populaires dans les discussions antérieures des experts membres du SKRO.

Sur les élus dans les conseils

Quel genre de personnes étaient élues ? Le nombre de femmes représentantes était navrant par sa faiblesse : elles occupaient à peine 4% des sièges. En ce qui concerne l’âge, quelque 70% de tous les membres des conseils appartenaient à la fraction des 35-49 ans, considérée comme la plus favorable pour l’occupation d’une fonction dirigeante. Un peu plus de la moitié était des membres du PCT.

La composition professionnelle des membres des conseils était toutefois surprenante. 70% au total provenaient des équipes techniques ou de l’encadrement intermédiaire. En revanche, les cols bleus occupaient un peu moins d’un quart de tous les sièges. L’équilibre penchait en faveur de l’équipe administrative. Ce n’est qu’exceptionnellement que les cols bleus étaient majoritaires [35]. En conséquence, la formation des membres des conseils de travailleurs était en moyenne supérieure à celle des directeurs des entreprises : 29% disposaient d’une éducation supérieure alors qu’en 1966, ce pourcentage était de 20% parmi les directeurs.

La composition des conseils est instructive à plus d’un titre. Il n’existe aucun doute quant au fait que la sélection des candidats et les élections au conseil furent ouvertes et libres, leurs résultats sont donc à prendre à la lettre. Les employés avaient le sentiment que leurs intérêts en tant que copropriétaires et en tant qu’entrepreneurs seraient mieux servis en élisant des personnes hautement qualifiées : des cols blancs. La distinction entre employés en tant que copropriétaires et employés en tant qu’employés est importante : lorsque les intérêts de ces derniers étaient en jeu – lors de l’élection des responsables du ROH (syndicat) – les travailleurs votaient pour des gens « de leur espèce ». La disponibilité des travailleurs à être représentés par l’intelligentsia technique fournit une indication supplémentaire de la manière dont la brèche entre les deux couches (pour autant qu’une telle brèche ait existé) s’était résorbée au cours de l’année 1968.

Fréquemment, les personnes issues des équipes techniques qui étaient élues avaient un passé d’affrontement avec les directions bureaucratiques [36]. Enfin, cette configuration électorale indique l’estime importante dans laquelle les travailleurs plaçaient l’éducation et les compétences. Les défenseurs de l’autogestion affirmèrent souvent qu’il y avait une différence fondamentale entre la qualité de la classe laborieuse en Tchécoslovaquie et dans les autres pays où des conseils de travailleurs avaient été introduits, en particulier la Yougoslavie, une différence fondée sur la longue tradition industrielle du pays ainsi que sur les standards culturels et éducatifs plus élevés des travailleurs tchécoslovaques. Ces différences, y compris la haute considération portée à l’éducation, se sont traduites dans les préférences accordées aux candidats des conseils.

Les effets, bons ou mauvais, de la présence de cols blancs dans les conseils n’auraient pu être évalués que par l’expérience. L’avantage de conseils hautement qualifiés était manifeste, en particulier dans un contexte où les principaux problèmes que devaient affronter les conseils étaient de guider avec succès les entreprises dans l’entrée des conditions du marché.

Néanmoins, certains observateurs étaient conscients des dangers potentiels représentés par la représentation biaisée des conseils.

Par exemple, Dragoslav Slejška pensait qu’après une période initiale de consolidation du système d’autogestion, les différences persistantes entre les cols bleus et les équipes de techniciens feraient surface et représenteraient un problème. « Les membres du conseil issu de l’intelligentsia technique n’apprécieront pas toujours la perception de cette contradiction par les travailleurs et les travailleurs, à leur tour, ne comprendront pas toujours l’approche des techniciens. » Slejška s’attendait à « des tentatives de manipulation des organes d’autogestion vers une direction technocratique », ou même en direction de la bureaucratie [37].

Milos Bárta, lui aussi, voyait des dangers dans le développement de la technocratie – en particulier dans des cas où le statut du conseil ne traitait pas de la responsabilité du conseil envers l’ensemble des travailleurs de l’entreprise (un point qui avait été très fortement souligné dans la proposition des usines CKD de Prague).

D’autres estimaient que la nécessité pour des experts de siéger dans les conseils fut complètement exagérée [38], et que la prépondérance des techniciens n’était qu’une réponse temporaire à la piètre gestion existante des entreprises. Une fois que cette dernière se serait améliorée, l’attention des conseils se serait déplacée, ce qui se serait traduit par une modification de la composition des conseils, qui ressemblerait alors plus à la composition des collectifs de travail [39]].

La contre-révolution

Les activités des conseils dépendant fortement des conditions locales ainsi que des relations concrètes entre le conseil et les directions : pour un grand nombre de ses tâches, le conseil devait dépendre des informations fournies par les directions, si ce n’est d’un soutien actif, au moins dans sa phase d’existence initiale.

Les activités concrètes mirent du temps à se mettre en marche. Les conseils attendaient avec impatience le passage de la Loi socialiste des entreprises, qui donnerait une base légale à leurs décisions. En décembre 1968, il semble que seulement 46 des 140 conseils existants étaient engagés dans une « activité pratique » [40].

Il est intéressant de remarquer ce que des conseils plus anciens considéraient utiles, et sans doute dans quelles activités ils furent engagés, ainsi que le révèlent les recommandations que ces conseils fournissaient à ceux qui venaient d’être élus. En avril 1969, leur attention était centrée en particulier sur ces aspects [41] : faire en sorte de se familiariser avec la situation économique de l’entreprise ainsi qu’avec son histoire récente ; discuter les prévisions des directions concernant le développement à venir des entreprises ainsi que de leur soumettre des propositions alternatives si nécessaire ; évaluer les avantages de liens organisationnels actuels avec d’autres entreprises et considérer d’éventuelles alternatives ; aborder la question des « accords de production » que l’entreprise devait conclure avec son ministère de tutelle et qui devaient remplacer l’ancien plan de production ; déléguer des représentants aux organes économiques supérieurs ainsi qu’à l’Union des fabricants de l’industrie en question.

L’analyse de la situation de l’entreprise était sans doute la tâche immédiate la plus importante de chaque conseil, conjointement à l’évaluation sobre de l’avenir de celle-ci. L’acte même d’examiner la structure d’une direction révélait fréquemment des insuffisances criantes.

Pavel Ernst, un défenseur de premier plan des conseils, observait que « fréquemment, les conseils ont découvert des défauts majeurs dans les standards de gestion, tels qu’une coordination désespérément inadéquate entre les différentes branches de l’entreprise, une absence de projection sur le long terme, des décisions d’investissement en capitaux capricieuses prises par les directeurs, etc. » [42] Les décisions en matière de personnel figuraient au premier rang de la liste des réformateurs économiques et c’est la première chose qui fut abordée, par exemple, aux usines Skoda de Pilsen. Dans la plupart des cas, toutefois, les conseils confirmèrent les directions dans leurs fonctions. Selon un rapport, seuls six postes de directeur firent l’objet d’un autre choix [43].

Ici aussi, les conseils attendaient le passage de la Loi sur les entreprises socialistes. Cet élément législatif clé aurait offert une protection légale à leur activité ainsi que légitimé leur existence. La loi fut le troisième document d’importance à être émis par les franges favorables aux solutions technocratiques au cours de l’année 1968 touchant aux conseils. Le premier était le document du SKRO tandis que le second correspondait aux lignes directrices sur la création des conseils émises par le gouvernement en juin. Grâce à l’influence de Sik, le curseur des lignes directrices était plus proche de l’esprit de l’autogestion que le document du SKRO. Cette tendance, l’éloignement des solutions technocratiques et le mouvement en direction des approches démocratiques radicales, progressa encore plus avec le projet de la Loi sur les entreprises socialistes, laquelle aurait accru encore plus la représentation des employés au sein des conseils ainsi que les pouvoirs de ces deniers [44].

Des aspects importants de la Loi furent critiqués par les démocrates radicaux et, en particulier, par des conseils déjà mis en place (lesquels se réunirent en janvier 1969 à Pilsen pour une réunion nationale d’une importance considérable). Dans l’ensemble, la loi était toutefois acceptable pour eux. Il était prévu qu’elle soit promulguée en mars 1969, lorsqu’elle rencontra une opposition inattendue.

En janvier 1969, la Tchécoslovaquie devint une république fédérale composée de deux entités : les républiques Tchèque et Slovaque, chacune avec son gouvernement. En février, le gouvernement Tchèque dévoila sa propre appréciation des conseils ; elle se révéla plutôt choquante [45]. Le gouvernement tchèque proposa la mise en œuvre des traits les plus technocratiques du document du SKRO : le « concept des trois tiers » (donnant aux travailleurs une représentation insignifiante au sein des conseils) ainsi que le « modèle symbolique » (ne donnant aucun pouvoir aux conseils), ce que personne n’avait jamais pris au sérieux.

Un débat public étonnant s’en suivit. D’un côté, le gouvernement tchèque, rejoint par le gouvernement slovaque ainsi qu’une fraction importante de la bureaucratie économique. De l’autre, défendant la Loi des entreprises socialistes telle que projetée, le mouvement ouvrier unifié et les démocrates radicaux. Le gouvernement fédéral tchécoslovaque et la direction nationale du PCT restèrent à l’écart. Après un débat de plusieurs semaines, l’opposition du mouvement ouvrier se montra déterminante et le gouvernement tchèque perdit la partie.

La victoire du mouvement ouvrier fut formidable. La Loi fut l’objet d’un débat public sans précédent. Jamais, de mémoire récente, un projet de Loi ne fut débattu avec une telle intensité.

Il n’y avait qu’un problème – qui transforma la victoire des démocrates radicaux en une victoire à la Pyrrhus –, le problème du temps. Au cours de la controverse, l’adoption de la loi avait pris inexorablement du retard. Le premier quart de l’année 1969 s’était écoulé et aucune loi n’approchait les rangs du parlement. Entre-temps, le pays fut traversé par de nouveaux développements. Un ensemble de forces bureaucratiques, conservatrices et néo-staliniennes devenaient toujours plus actives. Les tensions dans le pays montaient. Et, en avril, au moment même où le mouvement ouvrier venait de remporter sa victoire contre le gouvernement tchèque, la bureaucratie remporta sa bataille la plus importante sur les démocrates radicaux : Alexander Dubcek fut éjecté de son poste de premier secrétaire du PCT.

L’ascension de Gustáv Husák en tant que nouveau dirigeant du PCT fut conjuguée à une tentative décisive d’« absorber » l’invasion sur le plan politique, plusieurs mois après l’invasion elle-même. Tous les acquis du printemps de Prague devaient être liquidés. Plusieurs méthodes furent utilisées à cette fin, dans différents domaines.

Les voix démocrates radicales les plus ferventes dans la presse et certaines organisations furent purement et simplement réduites au silence. Dans d’autres organisations, un coup interne fut organisé. Les conseils ne furent pas les premiers à être attaqués : en fait, pour un temps encore, un soutien de pure forme était accordé à la nécessité de l’adoption de la Loi sur les entreprises socialistes. Leur existence se prolongea plusieurs mois, dans un vide peu confortable. Il n’y avait plus aucune véritable intention de faire passer la loi.

Abattre la loi, une opération dans laquelle l’opposition technocratique du gouvernement tchèque était largement responsable, consomma la transition de ce qui restait des forces technocratiques du camp progressiste – où elles avaient fait leurs premières armes dans les années soixante – vers celui des conservateurs. Il convient de souligner que la Loi sur les entreprises socialistes fut l’une des rares mesures du printemps de Prague à se trouver à l’abri des critiques soviétiques. Même si la direction du pays post-invasion était prête à apaiser les Soviétiques de toutes les manières possibles, il n’y avait aucune raison externe d’étouffer les conseils.

La logique interne de la position technocratique et ses conséquences politiques rendirent cela toutefois inévitable. Sans publicité, sans moyen de communication légitime en leur sein et sans pouvoir, les conseils ne pouvaient pas faire grand-chose dans la nouvelle atmosphère contre-révolutionnaire. Au cours de l’été 1970, le ministère tchèque de l’industrie les interdit complètement.

Karel Kovanda

• Cet article a été publié dans la revue Telos, summer 1976, traduction A l’Encontre publiée les 24 et 25 août 2018 ; intertitres de la rédaction : https://alencontre.org/societe/hist...

[1] Rudé právo, 30 juin 1968. Publiés en anglais dans New Trends in Czechosloval Economics n° 6 (septembre 1968), p. 55-57.


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