Générations Mélenchon : la relève a-t-elle sonné ? – Prendre le pouvoir, culture de gouvernement

lundi 3 septembre 2018.
 

L’image est là, à la fois discrète et omniprésente. Lorsque le visiteur pénètre dans le modeste siège de La France insoumise (LFI), à deux pas de la gare du Nord, à Paris, un portrait s’impose à lui : celui de François Delapierre, mort en 2015, à 44 ans, d’une tumeur au cerveau. Celui qui fut un militant infatigable, dont les anciens se souviennent quand, tout jeune, il entonnait des chants révolutionnaires jusqu’au bout de la nuit, veille ainsi sur le destin de la formation dont il a jeté les fondations avec Jean-Luc Mélenchon.

Ces deux-là étaient plus que des camarades. Plus, même, qu’un fils spirituel et un père politique. « Ils sont passés d’une relation de maître à disciple à une relation d’intellectuel collectif. Il y avait une influence réciproque, se souvient l’écologiste Stéphane Pocrain, qui les a connus dans sa jeunesse. Quand Delapierre est mort, Mélenchon a perdu un frère de combat, un disciple, un ami. » Charlotte Girard, responsable du programme de La France insoumise et veuve de François Delapierre, abonde : « C’était une relation d’égaux, pas une relation père-fils comme on l’a dit. Ils étaient en télépathie. »

Une relation si fusionnelle qu’elle a laissé un vide impossible à combler : celui du successeur. Car François Delapierre a été, jusqu’à sa disparition, l’élu, celui qui avait été choisi pour prendre la suite, parmi des générations de cadres politiques repérés, formés et façonnés par Jean-Luc Mélenchon. C’est une facette méconnue du tribun. De ses années de professeur de français jusqu’à sa candidature à la présidentielle en 2017, il a fait de la transmission l’axe majeur de sa vie politique.

Un même objectif : prendre le pouvoir

La France entière le découvre lors de la rentrée parlementaire à l’Assemblée nationale. Avant de pénétrer dans l’enceinte du palais Bourbon, faisant groupe avec les dix-sept élus insoumis, Mélenchon s’approche du député du Nord Adrien Quatennens « les yeux brillants ». « Il me serre dans ses bras et me dit : “Ma plus belle fierté, ce n’est pas d’y être moi, c’est de vous y voir vous.” »

La photo de famille est loin d’être guindée : les jeunes, Danièle Obono (Paris), Mathilde Panot (Val-de-Marne) ou encore Ugo Bernalicis (Nord), sourient de toutes leurs dents, les plus anciens lèvent le poing. Quand les journalistes s’étonnent de ce curieux mélange de générations, rare dans la politique française, les mélenchonistes de la première heure l’assurent d’une seule voix : « Jean-Luc a toujours aimé transmettre et mettre les jeunes en avant. »

Il est vrai qu’au cours de sa longue carrière, commencée dans les rangs du syndicat étudiant UNEF en 1969, Jean-Luc Mélenchon a formé un nombre impressionnant de cadres. Des « Générations Mélenchon » qui sont autant de soldats politiques ayant un même objectif : prendre le pouvoir. Certains ont rompu avec lui, comme le socialiste Jérôme Guedj, ex-député frondeur, d’autres ont arrêté la politique, comme le scénariste Eric Benzekri. D’autres sont devenus députés, à l’image d’Adrien Quatennens, d’Alexis Corbière ou de Clémentine Autain (tous deux élus dans la Seine-Saint-Denis).

Désignés, testés et approuvés

Attablée à la Brasserie Barbès, la députée de la Seine-Saint-Denis sourit en se remémorant sa première rencontre avec Jean-Luc Mélenchon. « C’était en 1997-1998, je suis assistante parlementaire d’un sénateur socialiste, mais je n’étais pas au PS. Après une réunion, Jean-Luc [alors sénateur de l’Essonne] est venu me voir et m’a invitée à dîner. Une de ses premières questions est : “Est-ce que tu es trotskiste ?” Je lui réponds : “Non”. Et on a discuté. »

Ce mode opératoire se répète avec tous ceux que M. Mélenchon choisit : il les désigne, les teste et les approuve, le cas échéant. Souvent, aussi, il subjugue les jeunes par son talent oratoire. Eric Benzekri, coscénariste de la série Baron noir, qui a créé un personnage inspiré de Jean-Luc Mélenchon — incarné par François Morel —, se rappelle une soirée de 1992. Etudiant à Sciences Po Strasbourg, il reçoit alors le sénateur de l’Essonne pour un débat. « Il a retourné l’amphi ! C’était un orateur impressionnant, assure M. Benzekri. Il prenait beaucoup de temps avec les jeunes qui l’intéressaient, il discutait avec ceux qui étaient dans son viseur. Il était avec moi très protecteur, séducteur. Il me valorisait. »

Les souvenirs d’Alexis Corbière sont similaires. Quand il fait la connaissance de M. Mélenchon en 1996 à la sortie d’un meeting unitaire de la gauche au Palais des sports, il a comme une apparition : « On était dehors, sur les marches. Je le vois avec son bouc noir, son costume croisé, il était impressionnant. J’étais militant à la Ligue communiste révolutionnaire [trotskiste, ancêtre du Nouveau Parti anticapitaliste, NPA]. Il me prend la main et me dit : “Mais viens avec nous ! Tu perds ton temps.” Il nous prend par la tête, par les idées. Il a beaucoup de culture, une grande mémoire. C’est de la séduction intellectuelle », commente après coup celui qui ne l’a plus quitté.

« Il a réussi à me coller les larmes aux yeux »

Vingt ans plus tard, c’est le même phénomène qui touche Adrien Quatennens. En 2012, pendant la campagne présidentielle, il assiste pour la première fois à un meeting de Jean-Luc Mélenchon à Lille alors qu’il n’est pas encore adhérent au Parti de gauche (PG). « Il a réussi à me coller les larmes aux yeux, c’est la première fois qu’un politique y arrivait », se remémore-t-il.

Très vite, le jeune Lillois gravit les échelons du parti jusqu’au conseil national. Là, il cherche à tout prix un moyen de l’aborder. Il y parviendra en fin de réunion. « C’est quelqu’un qui scanne très vite les gens : il vous regarde dans les yeux et décèle vos qualités, vos défauts et ce qu’il vous voit faire en politique. »

« Il a besoin des jeunes : c’est une garantie pour lui de garder le cap. Ils lui donnent la perspective et l’empêchent de se scléroser », décrypte Charlotte Girard. L’ex-ministre de l’écologie Delphine Batho, qui a milité dans les années 1990 à la Gauche socialiste (GS), courant codirigé par Jean-Luc Mélenchon et Julien Dray, tempère : « Il y a une légende du Mélenchon qui forme des milliers de jeunes. Ça ne s’est jamais passé comme ça. Il y avait juste un petit groupe autour de lui. »

Jean-Luc Mélenchon transmet aussi « par l’exemple », à la manière d’un François Mitterrand, qu’il admire. Déjà, dans les années 1990, quand M. Mélenchon signait les éditoriaux d’A gauche, le bulletin de la GS, Alexis Corbière, qui ne le connaissait pas encore, les décortiquait, observait les tournures de phrase et tentait de s’en inspirer. A la même époque, Eric Benzekri participait, lui, à la rédaction des textes. « Il rayait des mots, il enlevait des adjectifs, raccourcissait des phrases… Il expliquait tout ce qu’il faisait, il voulait créer une seule et même langue : écrire comme il parlait et parler comme il écrivait. »

« Sabras de la Mélenchonie »

Depuis toujours, Jean-Luc Mélenchon aime créer des systèmes autour de lui. Repérer les personnalités, les séduire et leur trouver la bonne place pour que le dispositif fonctionne. De son passage chez les trotskistes, celui qui a été élu sénateur en 1986 a retenu l’importance d’avoir des cadres compétents. En général, « des jeunes à la tête bien faite », selon son expression, souvent issus de Sciences Po ou de l’ENA.

« Quand je suis entré à l’ENA, il était très fier et me donnait beaucoup de responsabilités », se souvient Jérôme Guedj, qui l’a connu à Massy (Essonne) dans sa jeunesse alors que son père était élu à ses côtés au conseil municipal. « Quand je suis revenu à Massy pour faire la campagne des cantonales après mes études, il m’a dit : “C’est bon, ils ne me l’ont pas changé !” »

Encore une fois, comme François Mitterrand, Jean-Luc Mélenchon s’entoure de « sabras », ces militants qui commencent à faire de la politique pour lui. « C’était un compliment, explique Eric Benzekri. Je n’avais appartenu à aucune orga avant la GS. Je suis né dans leur truc. Ça l’intéressait. » Jérôme Guedj définit encore aujourd’hui le jeune militant qu’il était comme « un sabra de la Mélenchonie ». D’autres profils complètent toujours sa garde rapprochée : des jeunes pas sortis du sérail, comme Adrien Quatennens, ancien conseiller clientèle EDF, ou Caroline Fiat, aide-soignante de profession devenue députée de Meurthe-et-Moselle.

Lire la biographie de Louis XI de Murray Kendall

« Chez lui, l’idée de la prise de pouvoir est centrale, explique Eric Benzekri. Il faut avoir des gens capables d’exercer ce pouvoir. Son cabinet au ministère de l’enseignement professionnel [2000-2002] est un cabinet militant où tout le monde fait de la politique mais où tout le monde est surdiplômé. Il préparait une génération qui n’avait rien à envier aux technocrates sociaux-libéraux. » Ce passage sous les ors de la République est un moment fondateur pour M. Mélenchon. « L’objectif était de former une armée, des gens prêts et pétris de la culture de gouvernement, loin du “grand soir” », analyse a posteriori Charlotte Girard, qui se remémore le récit de François Delapierre, pièce maîtresse de cette « avant-garde ».

Alexis Corbière était également de l’aventure. Dès sa nomination, Jean-Luc Mélenchon lui propose de faire partie de ce « commando » et lui intime de venir sur-le-champ. « Mais je suis en cours ! », lui répond le jeune professeur d’histoire. « C’est ton ministre de tutelle qui te parle », cingle le nouveau membre du gouvernement de Lionel Jospin. La directrice du lycée libérera M. Corbière de sa dernière heure de cours.

Après les avoir recrutés, Jean-Luc Mélenchon diffuse la bonne parole parmi ses disciples. « Il y a des lectures obligatoires », reconnaît Jérôme Guedj, en référence notamment à la biographie de Louis XI signée par Paul Murray Kendall, « le premier roi qui démine les féodalités et qui était le spécialiste des coups de billard à vingt-trois bandes ». Mais aussi la science-fiction (dont il est féru) et les classiques de la gauche radicale : Trotski et son Histoire de la révolution russe ou encore L’Idéologie allemande de Karl Marx et Friedrich Engels.

Longues marches dans Paris

Un processus qui marque : « Quand je bute, je me replonge dans les lectures de Lénine ou de Trotski, comment ferait-on sans eux ? Je n’aurais pas eu ce réflexe si je n’avais pas rencontré Jean-Luc », reconnaît Charlotte Girard. Stéphane Pocrain, qui tout petit a connu Jean-Luc Mélenchon — comme Jérôme Guedj, son père était élu au conseil municipal de Massy avec lui — confirme : « Ce qui était fascinant, c’était sa volonté de transmettre et sa curiosité. Je n’ai pas été formé par lui mais il m’a ouvert les yeux sur la nécessité d’agir en intellectuel en politique et que les idées mènent le monde, la force du verbe. »

La relation entre le leader et ses troupes n’est pas à sens unique. Il n’hésite pas à consulter les jeunes avant un discours ou un passage dans un média, au risque de vexer les plus anciens. Avec M. Quatennens, le rituel est toujours le même. Le président du groupe LFI à l’Assemblée nationale vient lui demander conseil, et le jeune député cherche sur son bureau la « une » du Monde du 25 août 2016, qu’il a toujours conservée : « Je suis le bulletin de vote stable et sûr », déclarait le candidat à la présidentielle neuf mois avant l’élection. « C’est ça qu’il faut faire », dit simplement le jeune Lillois à son mentor en tapotant sur le journal. Ce dernier, qui connaît la réponse par cœur, rigole et repart avec un grand sourire.

L’éducation chez Jean-Luc Mélenchon n’est pas uniquement politique mais aussi culturelle, historique et littéraire. Elle prend une forme particulière chez le mitterrandiste : les longues marches dans Paris. Souvent, avec Alexis Corbière, ils partent de l’Assemblée nationale sur les bords de Seine en direction du Louvre, à la manière du « promeneur du Champ-de-Mars », pour aller admirer une œuvre ou le département d’égyptologie. Il y a aussi, évidemment, le Musée Carnavalet et sa grande collection consacrée à la Révolution française. Ensemble, ils discutent et prennent le temps devant le portrait de Robespierre ou une reconstitution de la Bastille, tout en échangeant quelques mots avec les visiteurs.

« Un phénomène de cour »

Avec François Delapierre, c’est ainsi qu’ils réfléchissaient. « Ils marchaient dans Paris pendant des heures ! C’est le seul sport que François faisait, plaisante Charlotte Girard. Quand ils butaient sur une idée, ils se voyaient. Il n’y avait pas de fréquence, c’était quand ils en avaient besoin. Tout se débloquait et François revenait le visage illuminé. »

Ce fonctionnement en petit groupe très soudé autour d’une figure tutélaire n’échappe pas à un écueil : les jalousies où chacun veut être l’héritier désigné. M. Mélenchon semble s’amuser de ce travers si commun en politique et prend un malin plaisir à ne, justement, désigner personne. « Il y a un phénomène de cour que Jean-Luc entretient, veut croire une figure de LFI qui souhaite conserver l’anonymat. Et d’un coup il va râler et dire : “Qui me tient tête ?” Il a besoin de ça, d’avoir des gens qui expriment une opinion différente. »

Une opinion différente certes, mais pas divergente. Jérôme Guedj en a fait les frais. Longtemps considéré comme l’un des « fils spirituels » de Jean-Luc Mélenchon, l’ancien frondeur a rompu brutalement, en 2008, lorsque les mélenchoniens quittent un PS trop droitier à leur goût. Jérôme Guedj, le Méditerranéen, l’enfant chéri, celui qui partage avec lui des souvenirs de vacances, des campagnes politiques, des rires et une admiration réciproque ne suivra pas. « Jérôme était devenu un petit baron, il avait son mandat, il s’était notabilisé. Je suis sûr qu’il regrette aujourd’hui », souffle un dirigeant du parti. « Mélenchon, vous êtes avec lui ou contre lui. On en avait parlé avant, il m’avait dit : “Quelle que soit ta décision, on restera potes.” On n’est pas resté potes », résume, sans animosité, dix ans plus tard, M. Guedj.

Un tabou : la succession

Dans ce petit groupe dévoué, où l’on combat ensemble, où l’on partage tout, il y a néanmoins un tabou : la succession. Car comment faire du mélenchonisme sans Jean-Luc Mélenchon ? « Jean-Luc a conscience du temps long. Il sait qu’il n’est pas éternel. S’il construit tout ça, c’est pour penser à la suite, pour que ça lui survive », confirme Charlotte Girard.

Les insoumis répètent en chœur que l’heure de penser à l’après n’est pas encore arrivée. « La succession, aujourd’hui, c’est un groupe, un vivier, qui, le jour où la question sera posée, offre des options pour savoir qui incarnera le mieux la suite », tranche M. Corbière. « Il n’a aucune idée sur sa succession… C’est que le meilleur gagne. Il s’amuse des rivalités internes. C’est très mitterrandien », juge un parlementaire de LFI.

Malgré tout, beaucoup y pensent en secret. Le député de la somme François Ruffin, en marge des insoumis, joue sa partition en mettant l’accent sur ses différences. D’autres voient émerger Manuel Bompard, l’homme fort de LFI, qui applique à la lettre la ligne donnée par Jean-Luc Mélenchon.

Alexis Corbière, le plus fidèle, pourrait remplir toutes les conditions. Une hypothèse à laquelle il ne croit pas lui-même : « Le dauphin désigné n’est jamais le bon en politique ! Et puis je suis député, la vie politique m’a déjà apporté beaucoup de satisfactions. Une campagne présidentielle, c’est autre chose. » Sûr de lui, Adrien Quatennens est plus ambigu. « Ce sont des choses qui ne se disent pas mais se ressentent. Il y a une confiance totale entre nous », confie-t-il dans un sourire.

Deux conseils de M. Mélenchon

Il faut dire qu’il peut souvent apparaître comme le préféré de Jean-Luc Mélenchon — quitte à susciter quelques jalousies. Adrien Quatennens évoque facilement cette « amitié » ponctuée de promenades, de cafés et de discussions politiques. Il s’est promis d’appliquer les deux conseils donnés par M. Mélenchon à la buvette de l’Assemblée nationale : « Jamais de fainéantise et toujours se tenir éloigné du fric et de la corruption. »

L’idée même de succession paraît inappropriée au cercle le plus proche de Jean-Luc Mélenchon, celui qui a connu toutes les vicissitudes de sa vie politique, depuis la GS jusqu’à l’élection présidentielle de 2017, en passant par la rupture avec le PS.

Pour ce petit groupe de camarades ultrafidèles, une seule réponse revient lorsque l’on pose la question de l’héritier : François Delapierre. « Il n’y a pas de remplaçant. C’était François, souffle Charlotte Girard. C’était l’héritier, mais sans logique filiale. Il y avait une évidence tacite que ce serait lui. C’est devenu explicite quand c’était compromis [avec la maladie de François Delapierre]. » La professeure de droit se souvient, très émue, de ce que le jeune politique avait dit à Jean-Luc Mélenchon, peu avant de mourir : « Je ne suis plus ton héritier, c’est toi qui es le mien. »

Abel Mestre et Astrid de Villaines


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