«  Les migrants sont les réfugiés d’une guerre économique  »

lundi 3 septembre 2018.
 

Entretien avec Aminata Dramane Traoré. Pour cette ancienne ministre de la Culture du Mali, la « crise migratoire » est d’abord le symptôme de l’échec d’une marche forcée vers le libre-échange.

En quoi les procédures de tri appliquées aux migrants relèvent-elles des logiques néolibérales, capitalistes  ?

Aminata Dramane Traoré Je pense, d’abord, que cette politique de l’«  immigration choisie  » ne date pas d’aujourd’hui. Nicolas Sarkozy, celui qui a prononcé le discours sur « l’homme africain » à Dakar, revendiquait cette politique de tri. Les dirigeants européens savent parfaitement que le défi est éminemment économique. Ils ont cruellement besoin des richesses des pays d’origine de ces hommes, de ces femmes, de ces enfants dont ils ne veulent pas sur leur sol. Ceux qui organisent la chasse à l’homme sur leur territoire, en mer, dans le désert sont largement responsables de la paupérisation de ces populations. On occulte complètement les causes historiques et structurelles de l’errance de ces hommes et de ces femmes, la responsabilité des pays européens dans la destruction des écosystèmes, du tissu économique et social qui pousse des populations à s’exiler. On parle de « migrants économiques », comme si le commerce ne prenait pas la forme, aujourd’hui, d’une guerre livrée à des peuples qui n’ont rien demandé. Toute l’histoire de la relation Union européenne-ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique – NDLR) se résume à une marche forcée vers le libre-échange, de la convention de Yaoundé, en passant par Lomé I, II, III, jusqu’à l’accord de Cotonou et aux accords de partenariat économique. Cette question du libre-échange est au cœur du sort de tous les migrants, qu’il s’agisse des Latino-­Américains ou des Africains. La particularité de notre situation, c’est le retour d’un racisme anti-Noirs qui n’a jamais été aussi décomplexé depuis les indépendances. Les passagers de ces embarcations de fortune, en Méditerranée, sont en majorité des Noirs. On les désigne comme des « migrants économiques ». Ce qui signifie  : ces gens-là, les Subsahariens, ne fuient pas des guerres. Mais comment peut-on prétendre aujourd’hui qu’il n’y a pas de guerre au Mali, au Nigeria, en Centrafrique  ? Ceux qui nous ont embarqués dans ces guerres osent aujourd’hui projeter d’ouvrir des centres européens de tri dans ces mêmes pays.

La frontière européenne se déplace en effet vers les pays de provenance des migrants…

Aminata Dramane Traoré Là encore, ces logiques de sous-traitance de la violence policière, institutionnelle contre les migrants se déploient depuis longtemps. Les premières personnes blessées, tuées à Ceuta et Melilla se heurtaient déjà à cette frontière européenne délocalisée. Nos pays sont sommés, par ailleurs, de signer des accords de réadmission des migrants  : « Reprenez vos gens mais, pendant ce temps, libéralisez davantage, ouvrez vos frontières à nos entreprises accompagnées de nos armées ! »

Officiellement, la mission des militaires français de l’opération « Barkhane » se concentre sur la lutte antiterroriste. Mais cette opération se redéploie avec, pour épicentre, le Niger et, pour objectif, le contrôle des migrants. Qu’en pensez-vous  ?

Aminata Dramane Traoré Je n’ai jamais eu d’illusions sur les missions de « Serval », puis de « Barkhane ». En fait, on criminalise les migrants sous prétexte qu’ils auraient des opportunités économiques chez eux alors qu’on sait parfaitement que, dans ces pays, l’État, les services et les biens publics ont été détruits par les plans d’ajustement structurel. À un jet de pierre de Paris, en Seine-Saint-Denis, ce sont les mêmes maux, l’État est absent, les conditions d’accès aux soins, à l’éducation se dégradent. Les mêmes logiques sont à l’œuvre. Au terme de plusieurs décennies de coopération, d’accords économiques, nous nous retrouvons dans une situation ingérable. En 2015, alors qu’était célébrée l’Année européenne du développement, surgissait cette « crise migratoire », dans une concomitance très frappante. Les conséquences des ingérences en Libye et en Syrie explosent aujourd’hui à la figure des dirigeants européens, qui se tournent vers les victimes de ces situations pour leur dire  : « Restez chez vous ! » Mais comment peut-on survivre dans ces économies de guerre ? En fait, nous assistons à un naufrage moral de l’Europe, du commerce international et de la finance.

Ceux que l’on désigne comme des « migrants économiques » sont-ils des réfugiés de guerre, des réfugiés climatiques ?

Aminata Dramane Traoré Avec les conséquences du changement climatique, les sécheresses récurrentes, l’insécurité alimentaire vient compliquer encore des situations déjà intenables. Ces migrants sont donc en effet des réfugiés climatiques et des réfugiés de guerre. Aujourd’hui, c’est la hiérarchie militaire française, le commandant de l’opération « Barkhane » lui-même, qui affirme qu’il n’y a pas de solution militaire au Mali. Le Sénat français admet que cette stratégie a atteint ses limites. Les attaques de ces derniers mois témoignent d’une dangereuse dégradation de la situation sécuritaire au Sahel. Il faut une solution politique malienne. Mais, de grâce, qu’on nous laisse définir nous-mêmes cette réponse politique, en lui donnant un contenu social, culturel, écologique, en imaginant une autre économie. La question migratoire comme la question sécuritaire sont d’abord des symptômes de l’échec du néolibéralisme.

Entretien réalisé par Rosa Moussaoui, L’Humanité


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