Mai 68 : une révolution culturelle  ?

vendredi 3 août 2018.
 

Au printemps 1967, le parolier libertaire-anarchiste Étienne Roda-Gil rencontre Julien Clerc à l’Écritoire, café étudiant du Quartier latin. Il lui écrit l’Amour en chantier  : «  Les rues sont barrées/Les nouveaux murs sont verts/Je vis en plein été/Comme au cœur de l’hiver.  » Un an avant 1968, déjà l’esprit de Mai. Quelles chansons fredonne-t-on pendant les jours de la révolte étudiante  ? Les événements de Mai 68 sont faits de chansons, comme celles du groupe Gavroche, de l’artiste-chansonnier Sarkis Cazenave et du musicien de scène Blaise Recoing. Parmi eux, Renaud Séchan – Renaud –, qui, en 1975, chante, dans l’album Amoureux de Paname  : «  Allez, écoutez-moi, les Gavroches/Vous les enfants de ma ville/Non Paris n’est vraiment pas si moche.  » En mai, les chanteurs Évariste, avec Reviens Dany, reviens, et Dominique Grange, avec Chacun de vous est concerné, enregistrent des «  45 Tours pavés  », émanation poétique et lyrique de ce qui se passe dans la rue. La pochette est illustrée par Georges Wolinski. Avec sa guitare dans la Sorbonne occupée, Évariste compose une mélodie politique, la Révolution  : «  Si j’suis tombé par terre/C’est la faute à Nanterre/Le nez dans le ruisseau/C’est la faute à Grimaud  », référence à Maurice Grimaud, le préfet de police de Paris pendant Mai 68.

Les artistes-interprètes, marqués par l’«  engagement à perpétuité  », selon l’expression de la chanteuse Dominique Grange, composent des textes libertaires et contestataires, créent ensemble le Comité révolutionnaire d’action culturelle. Fondé à la Sorbonne, le Crac réunit les musiciens dans les usines en grève. Inspirés des événements, les couplets sont repris en chœur dans les manifestations. Sollicités par les comités, les chanteurs Pia Colombo, Francesca Solleville, Leni Escudero, Maurice Fanon ou le groupe les Barricadiers s’engagent sans hésitation. Une guitare en bandoulière, ils parcourent le pays, mobilisent le monde rural, animent des meetings dans les usines occupées. Tel Joe Hill, chanteur militant phare du mouvement ouvrier aux États-Unis au début du XXe siècle qui influença les protest singers Bob Dylan ou Joan Baez.

L’immense mélodiste engagé Jean Ferrat, fidèle aux idéaux communistes, participe aux soirées organisées pour les grévistes à Bobino. De son côté, le concert mythique de Léo Ferré, donné le 10 mai 1968 à la Mutualité, pour la première nuit des barricades au Quartier latin, coïncide avec le gala annuel de la Fédération anarchiste, et forge pour les étudiants révolutionnaires un hymne sur mesure, les Anarchistes. Ce chant fraternel sera la dernière chanson qu’il interprétera sur scène, lors de son ultime apparition publique, pour la Fête de l’Huma 1992. Devant des milliers de personnes, Ferré termine son concert par cette chanson. Il meurt un an plus tard, le 14 juillet 1993.

L’après-68 résonne de chansons populaires. Léo Ferré écrit l’Été 68, Paris je ne t’aime plus, Comme une fille  ; Claude Nougaro enregistre Paris Mai  ; Jean Ferrat chante Au printemps, de quoi rêvais-tu  ?. Plus proche de nous, mais pas très loin de Mai 68, Gavroche est le nom de scène d’un chanteur d’origine kabyle né dans les Ardennes, auteur d’un premier album en 2004 intitulé Dans la rue. Comme Renaud, une autre figure rimbaldienne du gamin vagabond.

Les chansons de Mai 68 s’inscrivent dans une tradition libertaire qui met en scène le môme qui chante, fier et libre, devant la cruauté du monde. Adepte de l’argot et immortalisé par les photos de Doisneau, un Oliver Twist à la Dickens. Du Gamin de Paris de Jules Janin en 1841, à Dadou, gosse de Paris de Thérèse Trilby en 1936, la littérature montre la débrouillardise du gamin, sa chansonnette face à la violence de la rue. Janin décrit un «  enfant qui chante ses plus gais refrains en allant à la morgue  »  ; bohème, prolétaire et communard, Jules Vallès fait chanter le Titi du faubourg populaire et associe l’écriture politique à la chanson des quartiers périphériques. La résistance du réfractaire passe par le chant d’une bourrée auvergnate  : «  Digue d’Janette, Te vole marigua Laya  ! Vole prendre un homme que sabe tabailla Laya  !  » («  Dis, Jeannette, veux-tu te marier, lala  ! Veux-tu prendre un homme qui sait travailler, lala  !  »)

Dans la Liberté guidant le peuple, qu’Eugène Delacroix réalise en hommage aux barricades des Trois Glorieuses, soulèvement populaire de juillet 1830, on distingue deux gamins des rues, l’un coiffé d’un béret brandissant des pistolets de cavalerie, la bouche ouverte  ; l’autre arborant un bonnet de police et s’agrippant au pavé. La célébration des émeutes, dans les Misérables de Victor Hugo, met en scène la barricade de la rue de la Chanvrerie de juin 1832, lors de l’insurrection révolutionnaire de Paris. Gavroche chante à tue-tête et défie l’ennemi. Inspirés de chansons satiriques et anticléricales de Béranger et Jean-François Chaponnière, les couplets de la ritournelle sont connus  : «  Joie est mon caractère/C’est la faute à Voltaire/Misère est mon trousseau/C’est la faute à Rousseau.  »

Hymne à l’errance et fredon de la liberté, la chanson des rues, signe de courage et d’orgueil, est un défi, une provocation qui peut conduire au poste de police, à la guillotine, à l’échafaud ou au panier à salade, comme en Mai 68. Si la ritournelle célèbre la conquête et la révolte, trophée du haut de la barricade, le gamin peut recevoir un coup de matraque, de fusil, de canon. La chanson finira-t-elle  ? Gavroche ira-t-il au bout de son couplet  ?

Le Mai des écrivains

par Boris Gobille, maître de conférence de science politique à l’ENS de Lyon

Pour les écrivains, Mai-Juin 68 ne sonne pas comme un coup de tonnerre politique dans un ciel littéraire serein. Nombre de ceux que l’on retrouve aux côtés de la contestation se sont déjà engagés les années précédentes, souvent contre la guerre au Vietnam, parfois pour des causes révolutionnaires et, bien sûr, pour le «  droit à l’insoumission  » dans la guerre d’Algérie, le Manifeste dit «  des 121  » rassemblant en septembre 1960 des auteurs venus entre autres du nouveau roman, des Temps modernes de Sartre et du surréalisme. Ce contexte explique sans doute que l’agitation étudiante, lorsqu’elle s’amplifie le 3 mai 1968, reçoive très tôt leur appui. Les surréalistes de l’Archibras distribuent dès le 5 mai 1968 un tract intitulé «  Pas de pasteurs pour cette rage  !  », dans lequel ils célèbrent «  la conscience et l’énergie révolutionnaires  » de la jeunesse.

Le 7, des écrivains dans l’orbite des Temps modernes appellent «  tous les travailleurs et les intellectuels  » à soutenir le mouvement de lutte engagé dans le monde étudiant. Le 9 mai, dans un communiqué publié dans le Monde, une trentaine d’écrivains, de philosophes et d’intellectuels, issus d’un réseau de mobilisation qui recoupe en partie celui du Manifeste des «  121  », se rangent aux côtés d’une révolte qui ébranle «  la société dite de bien-être  » et tente d’échapper à «  un ordre aliéné  ». Les écrivains communistes sont également présents, à l’image d’Aragon qui, brocardé le 9 mai sur la place de la Sorbonne où il est venu témoigner de son soutien, tient sa promesse d’ouvrir aux étudiants les colonnes des Lettres françaises, chose faite le 15.

Pétitions, communiqués  : ces formes d’intervention classiques des intellectuels, dont l’efficacité repose sur leur renommée, perdent de leur valeur à partir de la mi-mai. Non seulement, à cette date, les grèves s’étendent dans le monde du travail, mais surtout, les institutions culturelles sont occupées et de grandes figures, comme Jean-Louis Barrault à l’Odéon, sont mises en cause. La notoriété n’est plus protectrice face à la grande destitution symbolique qui tient pour suspecte, ou du moins contestable, toute forme d’autorité acquise antérieurement. La critique antiautoritaire est aussi une critique de l’autorité symbolique de l’auteur. Le voilà interpellé et sommé de se faire l’égal des contestataires, ce que Sartre comprend très bien dans son interview avec Cohn-Bendit dans le Nouvel Observateur paru le 20 mai et lors de son intervention, le même jour, à la Sorbonne. Il doit surtout, s’il veut participer au mouvement, s’aligner sur les modes d’action de celui-ci  : occupations, formation de collectifs. C’est à ce moment-là que les avant-gardes littéraires s’immergent pleinement dans le mouvement. Et encore, pas toutes.

C’est que l’affaire est complexe pour elles. Certes, elles ne peuvent que prendre part à une situation potentiellement révolutionnaire, elles dont l’identité, depuis au moins le surréalisme, consiste à associer radicalité esthétique et radicalité politique. Mais elles sont en même temps défiées, tout au moins celles qui ont accompagné le structuralisme, au premier rang desquelles Tel quel. Pour la revue de Philippe Sollers, la «  révolution dans le langage  » est une condition de la révolution tout court, mais elle ne peut advenir que par une «  science de l’écriture  » forgée au contact des avancées du structuralisme et requérant des compétences spécialisées. Or, le mouvement de Mai-Juin 68 se caractérise par la libération de la créativité, créativité conçue comme arme révolutionnaire à condition qu’elle soit le fait de tous et non de quelques avant-gardes.

Il se caractérise, plus généralement, par la prise de parole des sans-qualité, des profanes, des non-spécialistes, et par l’écriture politique et poétique des anonymes sur les murs des villes. Tel quel est très critique face à cette démocratisation radicale de l’expression, mais d’autres écrivains s’y retrouvent au contraire et entreprennent de repenser les rapports entre «  écrivains  », «  écriture  » et «  révolution  ». Blanchot, Duras, Mascolo et des surréalistes créent ainsi, le 18 mai, à la Sorbonne, un Comité d’action étudiants-écrivains (CAEE) qui, en plus d’épouser la forme du comité d’action si caractéristique de Mai, reprend à son compte l’écriture anonyme d’agitation révolutionnaire et expérimente un «  communisme d’écriture  ».

De leur côté, les fondateurs de l’Union des écrivains, issus en particulier d’Action poétique et du collectif d’avant-garde Change, emmené par Jean-Pierre Faye et Jacques Roubaud, adoptent eux aussi un mode d’action privilégié en mai-juin 1968, l’occupation (du siège de la Société des gens de lettres – SGDL). Ils établissent des liens avec des ouvriers du Livre, et profitent du contexte d’action collective pour bâtir un nouveau syndicalisme d’auteur qui transcende les logiques individualistes du champ littéraire et les mythologies du génie solitaire et éthéré. La réflexion très vaste qu’ils conduisent les années suivantes sur l’«  écrivain-travailleur  » débouchera, avec l’accompagnement de la SGDL et le soutien des groupes communiste et socialiste à l’Assemblée nationale, sur le vote, fin 1975, d’une loi reconnaissant l’unicité du métier d’auteur et instituant un nouvel organisme, l’Association pour la gestion de la Sécurité sociale des auteurs (Agessa) – traduction différée, concrète et méconnue des mobilisations des écrivains en mai-juin 1968.

L’événement a donc vu nombre d’écrivains très différents s’impliquer dans la remise en cause de l’ordre existant. Ils l’ont fait en acceptant de «  tordre  » leur être social, de se défaire de la singularité attachée à leur statut, de renoncer un temps à l’écriture en nom propre et de remodeler leurs modes d’engagement. Les hiérarchies symboliques entre les avant-gardes sont provisoirement bousculées dans l’après-Mai selon qu’elles ont été de plain-pied ou au contraire prises à contre-pied dans l’événement et, pendant quelques années encore, la littérature avant-gardiste restera pénétrée par la politique et l’horizon révolutionnaire. Mais c’est une autre histoire, celle des sillages de Mai.

Aliocha Wald Lasowski

Musicien, philosophe et auteur


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