Le Saint Empire économique allemand

jeudi 2 août 2018.
 

La fracture entre l’ouest et l’est de l’Union européenne ne se résume pas à l’opposition entre démocraties libérales et gouvernements autoritaires. Elle reflète une domination économique des grandes puissances sur les pays de l’ancien bloc de l’Est, utilisés comme des réservoirs de main-d’œuvre à bas coût.

C’est un beau roman, c’est une belle histoire : considérée en 1999 comme l’« homme malade de la zone euro »(The Economist, 3 juin 1999), l’Allemagne aurait miraculeusement guéri grâce aux lois de précarisation du salariat (lois Hartz) entrées en vigueur entre 2003 et 2005. Ces réformes auraient à elles seules rétabli la compétitivité des entreprises, ranimé les ventes de Mercedes à l’étranger — et convaincu M. Emmanuel Macron d’appliquer la recette en France. Fatale erreur. « Pour comprendre le succès de l’Allemagne comme exportateur mondial, explique l’historien de l’économie Stephen Gross, il faut regarder au-delà de ses frontières. Car ce modèle repose pour une part décisive sur le développement de réseaux commerciaux avec les pays d’Europe centrale et orientale [1]. » Et plus précisément sur des échanges économiques inégaux établis avec la Pologne, la République tchèque, la Hongrie et la Slovaquie, un quartet baptisé « groupe de Visegrád ». Depuis un quart de siècle, la riche Allemagne pratique en effet avec ses voisins ce que les États-Unis ont mis en place avec leurs usines installées au Mexique : la délocalisation de proximité.

Solidement établis entre le IIe Reich d’Otto von Bismarck et l’empire des Habsbourg à la fin du XIXe siècle, les échanges économiques privilégiés entre l’Allemagne et l’Europe centrale ne datent pas d’hier. Limités par la guerre froide, ils reprennent dans les années 1970 sous la forme de partenariats industriels, technologiques et bancaires, à la faveur de l’Ostpolitik (1969-1974) lancée par le chancelier social-démocrate Willy Brandt. La chute du mur de Berlin sonne l’heure du repas des fauves. À compter du début des années 1990, les multinationales allemandes jettent leur dévolu sur les entreprises d’État privatisées dans une ambiance d’apocalypse industrielle. Si la reprise du constructeur automobile tchécoslovaque Škoda par Volkswagen en 1991 a marqué les esprits, le voisin capitaliste utilise d’abord les installations existantes comme plates-formes de sous-traitance.

Il profite pour ce faire d’un vieux mécanisme de délocalisation aussi discret que méconnu : le trafic de perfectionnement passif. Cette procédure codifiée en droit européen en 1986 autorise l’exportation temporaire d’un bien intermédiaire (ou de pièces détachées) dans un pays non membre où il sera transformé, façonné — perfectionné — avant d’être réimporté dans son pays d’origine en bénéficiant d’une exemption partielle ou totale de droits de douane [2]. Après l’effondrement du bloc de l’Est, l’élargissement des quotas d’importation en provenance des pays d’Europe centrale ouvre au patronat allemand des perspectives euphorisantes. Sous-traiter le chromage de robinets ou le polissage de baignoires à des ouvriers tchécoslovaques surqualifiés mais sous-revendicatifs ? Confier du tissu aux doigts agiles de Polonaises payées en złotys et récupérer des vestes qui seront vendues sous un nom de marque berlinois ? Faire décortiquer des crustacés dans le pays voisin ? C’est possible dès les années 1990, comme si les frontières de l’Union européenne étaient déjà effacées.

Du « rideau de fer » aux « maquiladoras »

« Le trafic de perfectionnement passif est la version européenne de la mesure américaine qui ouvrit la voie au développement de lamaquiladora dans la région frontalière entre le Mexique et les États-Unis [3] », explique l’économiste Julie Pellegrin. Plus qu’aucun autre pays membre, l’Allemagne profite de cette sous-traitance de façonnage, essentiellement dans le textile, ainsi que dans l’électronique et l’automobile : en 1996, les sociétés rhénanes réimportent vingt-sept fois plus (en valeur) de produits perfectionnés en Pologne, République tchèque, Hongrie ou Slovaquie que les entreprises françaises. Cette année-là, le trafic de perfectionnement passif compte pour 13% des exportations du groupe de Visegrád vers l’Union et pour 16% des importations allemandes en provenance de cette zone. Certains secteurs s’y engouffrent : 86,1% des importations allemandes de textile et d’habillement polonais suivent ce régime. En moins d’une décennie, constate Julie Pellegrin, « les entreprises des pays d’Europe centrale et orientale se trouvent intégrées dans des chaînes de production contrôlées principalement par des sociétés allemandes ».

Cet arraisonnement de nations hier encore ancrées à l’Est par le Conseil d’assistance économique mutuelle que dirigeait Moscou (CAEM, ou Comecon, 1949-1991) fut d’autant plus rapide que l’exaltation du « consommateur libéré » par l’accès aux produits occidentaux compensait pour un temps le désarroi du travailleur asservi à la sous-traitance de ces mêmes produits.

À mesure que les accords de libre-échange arasent les tarifs douaniers, dans la seconde moitié des années 1990, le trafic de perfectionnement passif perd de son intérêt au profit des investissements directs à l’étranger (IDE). Les multinationales ne se contentent plus de délocaliser un petit segment de leur production, mais financent désormais la construction d’usines filiales là où le travail coûte moins cher.

De 1991 à 1999, les flux d’IDE allemands vers les pays d’Europe de l’Est sont multipliés par vingt-trois [4]. Au début des années 2000, l’Allemagne réalise à elle seule plus du tiers des IDE effectués dans les pays du groupe de Visegrád et étend son emprise capitalistique en Slovénie, Croatie et Roumanie. Les usines d’équipementiers automobiles (Bosch, Dräxlmaier, Continental, Benteler), de plasturgie, d’électronique poussent comme des champignons. Car, de Varsovie à Budapest, les salaires moyens représentent un dixième de ceux qui sont pratiqués à Berlin en 1990 ; un quart en 2010.

Pourtant, les travailleurs ont bénéficié du solide système d’enseignement professionnel et technique en vigueur dans l’Est. Beaucoup plus qualifiés que leurs homologues asiatiques, ils sont en outre plus proches : s’il faut quatre semaines à un conteneur en partance de Shanghaï pour rallier Rotterdam, cinq heures suffisent à un poids lourd chargé de pièces usinées dans les ateliers de Mladá Boleslav, au nord-est de Prague, pour rejoindre le siège de Volkswagen à Wolfsbourg.

Ainsi l’Allemagne devient-elle au tournant du millénaire le premier partenaire commercial de la Pologne, de la République tchèque, de la Slovaquie et de la Hongrie. Lesquelles représentent pour Berlin un arrière-pays de soixante-quatre millions d’habitants transformé en plate-forme de production délocalisée. Bien sûr, Italiens, Français et Britanniques profitent eux aussi de ce commerce asymétrique. Mais à moindre échelle. Audi et Mercedes encombreraient peut-être moins les chaussées de New York et de Pékin si leur prix n’intégrait pas les bas salaires polonais et hongrois.

Quand intervient en 2004 l’élargissement de l’Union aux pays d’Europe centrale, dont l’Allemagne fut l’infatigable militante, l’annexion de la région à l’espace industriel rhénan est déjà bien avancée. Elle se renforce encore à compter de 2009, l’industrie automobile allemande accentuant ses délocalisations dans les pays du groupe de Visegrád pour restaurer ses profits érodés par la crise financière. « C’est un paradoxe de l’histoire, remarque le chercheur Vladimír Handl, que ce soit précisément l’intégration européenne — un projet visant à dompter le géant économique allemand de l’après-guerre froide — qui ait poussé l’Allemagne dans le rôle d’un hégémon [5]. »

L’ombre que projette sa puissance sur la carte du continent dessine un Saint Empire industriel dont le centre achète le travail plus ou moins qualifié de ses provinces. Au nord-ouest, les Pays-Bas (principale plate-forme logistique de l’industrie rhénane), la Belgique et le Danemark ont ce grand voisin pour premier débouché commercial ; mais leurs industries à forte valeur ajoutée et leurs États développés leur garantissent une relative autonomie. Tout comme l’Autriche, au sud, elle aussi intégrée aux chaînes productives et aux intérêts allemands, tout en possédant ses propres fleurons, notamment dans les services et les assurances. Mais à l’est, en position subalterne sinon coloniale, les industries polonaise, tchèque, slovaque, hongroise, roumaine et même bulgare dépendent de leur premier et principal client : Berlin.

Sans cette Chine à leur porte, industriels et dirigeants allemands auraient eu les plus grandes difficultés à passer le salariat à la moulinette des lois Hartz. Parce qu’on envisage plus facilement d’être remplacé à son poste par le Tchèque mitoyen que par un lointain Vietnamien, les délocalisations de voisinage exercent ce puissant effet disciplinaire décrit par une équipe d’économistes insoupçonnables de gauchisme : « Les nouvelles possibilités de délocaliser la production à l’étranger tout en restant à proximité ont modifié le rapport de forces entre salariat et patronat allemands. Syndicats et/ou comités d’entreprise furent contraints d’accepter des dérogations aux accords sectoriels, ce qui souvent entraîna une baisse des salaires des travailleurs. » Les représentants des salariés « prirent conscience qu’ils devaient faire des concessions » [6]. Résultat : l’opposition aux lois de flexibilisation de l’emploi fut inconsistante. Et les salaires s’effondrèrent. Directeur de l’Institut allemand pour la recherche économique, Marcel Fratzscher constatait en 2017 que, « pour les personnes faiblement qualifiées, le taux horaire est passé de 12 euros à 9 euros depuis la fin des années 1990 » (Financial Times, 12 juin 2017).

Une hégémonie contestée

À tous égards, l’aménagement d’une arrière-cour économique fut une bonne affaire pour les industriels allemands. Car une partie significative des fonds européens destinés aux nouveaux pays membres retomba comme par magie sur Berlin. « L’Allemagne a été de loin la plus grande bénéficiaire des investissements réalisés dans les pays du groupe de Visegrád au titre de la politique de cohésion de l’Union, explique l’économiste polonais Konrad Popławski. Ces sommes ont engendré des exportations supplémentaires dans ces pays à hauteur de 30 milliards d’euros sur la période 2004-2015. Le bénéfice a été non seulement direct — les contrats signés —, mais aussi indirect : une part importante des fonds a été consacrée aux infrastructures, ce qui a facilité l’acheminement des marchandises entre l’Allemagne et l’Europe centrale et orientale. Un point décisif pour les entreprises automobiles allemandes, qui avaient besoin de bons réseaux de transport afin de construire des installations modernes chez leurs voisins orientaux [7]. »

Pour les pays du groupe de Visegrád, le bilan se révèle plus contrasté. D’un côté, les investissements allemands ont renouvelé la base industrielle, entraîné un transfert massif de technologie, augmenté la productivité et les rémunérations, créé de nombreux emplois induits, parfois qualifiés, au point d’alarmer le patronat qui désormais redoute une pénurie de main-d’œuvre. Mais cette relation cantonne la région dans une économie de sous-traitance et de subordination : l’outil industriel appartient au capital ouest- européen, allemand en particulier.

Cette aliénation a transparu fin juin 2017, lorsqu’une grève a éclaté pour la première fois depuis 1992 dans l’usine géante de Volkswagen à Bratislava [8]. Le gouvernement slovaque a alors soutenu la revendication d’une hausse des salaires de 16%. « Pourquoi une entreprise qui fabrique l’une des voitures les plus luxueuses et de la plus haute qualité, avec une productivité du travail élevée, devrait-elle payer à ses travailleurs slovaques la moitié ou le tiers du montant qu’elle paie aux mêmes travailleurs en Europe occidentale ? », s’interrogeait le premier ministre Robert Fico, un social-démocrate qui gouverne avec des nationalistes [9]. Un mois plus tôt, son homologue tchèque Bohuslav Sobotka mettait en garde les investisseurs étrangers dans des termes presque analogues [10].

Sortir du rôle d’atelier d’assemblage, développer des productions souveraines à destination du grand marché continental : tel est le versant économique du contreprojet européen, autoritaire et conservateur, développé par les dirigeants du groupe de Visegrád [11]. Faute de quoi, quand bien même les salaires locaux monteraient en flèche, cette prospérité relative ne pourrait que favoriser l’achat... de voitures allemandes.

Pierre Rimbert

Notes

[1] Stephen Gross, « The German economy and East-Central Europe », German Politics and Society, vol. 31, no 108, New York, automne 2013.

[2] Cf. le dossier coordonné par Wladimir Andreff « Union européenne : sous-traiter en Europe de l’Est », Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol. 32, no 2, Paris, 2001.

[3] Julie Pellegrin, « German production networks in Central/Eastern Europe : between dependency and globalisation » (PDF), Wissenschaftszentrum Berlin für Sozialforschung, 1999, d’où sont tirés les chiffres de ce paragraphe.

[4] Fabienne Boudier-Bensebaa et Horst Brezinski, « La sous-traitance de façonnage entre l’Allemagne et les pays est-européens », Revue d’études comparatives Est-Ouest, op. cit.

[5] Vladimír Handl, « The Visegrád Four and German hegemony in the euro zone » (PDF), http://visegradexperts.eu, 2015.

[6] Christian Dustmann, Bernd Fitzenberger, Uta Schönberg et Alexandra Spitz-Oener, « From sick man of Europe to economic superstar : Germany’s resurgent economy » (PDF), Journal of Economic Perspectives, vol. 28, no 1, Nashville (Tennessee), hiver 2014.

[7] Konrad Popławski, « The role of Central Europe in the German economy. The political consequences » (PDF), Centre d’études orientales, Varsovie, juin 2016.

[8] Lire Philippe Descamps, « Victoire ouvrière chez Volkswagen », Le Monde diplomatique, septembre 2017.

[9] Cité par Financial Times, Londres, 27 juin 2017.

[10] Ladka Mortkowitz Bauerova, « Czech leader vows more pressure on foreign investors over wages », Bloomberg, New York, 18 avril 2017.

[11] Lire « De Varsovie à Washington, un Mai 68 à l’envers », Le Monde diplomatique,janvier 2018.


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