Belgique en 1968 (revue de presse)

vendredi 17 juillet 2020.
 

A) Le 13 mai, début du mouvement : entretien avec Willy Decourty

Ce jour-là, Mélina Mercouri, artiste et femme politique grecque, donne une conférence à l’université bruxelloise. L’ambiance est tendue sur fond de dictature des colonels en Grèce. "Il y avait dans la salle des représentants anonymes de l’ambassade de Grèce. Il y a eu des bagarres à ce moment-là. A l’issue de la conférence de Mélina Mercouri, 200 ou 300 étudiants et professeurs sont restés et ont continué à débattre de la situation de l’université." C’est la première d’une longue série d’"assemblées libres."

Une semaine plus tard, le 21 mai, 175 professeurs décident de ne plus reconnaître l’autorité du Conseil d’Administration de l’ULB. Ils veulent que celui-ci soit remplacé par une instance démocratique, élue par les membres de l’université. A partir de là, "une bonne partie de l’assemblée s’est rendue dans le grand hall de l’université. C’est là que l’occupation a commencé".

Une "assemblée libre" démocratique... ou presque

Dans la fièvre du mois de mai, alors que les examens approchent, on rêve de renverser l’ordre établi. On refait le monde au cœur de l’assemblée libre, un lieu de discussion où la démocratie frise l’anarchie. "Cette assemblée, c’était tout et son contraire, sourit Willy Decourty. Il n’y avait pas, en principe, de chef. A chaque fois que l’assemblée se réunissait, il fallait élire une personne censée diriger les débats."

Et l’assemblée, aussi démocratique soit-elle, choisissait ses orateurs. Au point que "de temps en temps, elle a évacué l’une ou l’autre personne qu’elle estimait ne pas devoir être admise dans le cénacle".

Car tous les étudiants n’adhèrent pas à l’esprit du temps. Un service d’ordre est mis sur pied, les étudiants se tiennent prêts à repousser la police… ou "ceux qu’on appelait à l’époque les fachos" qui ne partagent pas les idées révolutionnaires. "Il y avait une forme de paranoïa qui régnait dans l’assemblée. La crainte de se faire attaquer. Il y a eu pendant quelques semaines deux ou trois bagarres", affirme l’ancien étudiant qui évoque "des tentatives d’envahir le grand hall par des jeunes d’extrême droite casqués, armés de gourdins et de boucliers". Une crèche et une (grosse) facture de téléphone

L’ancien président de cercle pointe alors la faiblesse de cette assemblée : "On ne représentait personne. Les associations n’ont pas voulu envoyer de délégués pour négocier avec les autorités académiques. (Et ce) au nom du principe que chacun ne peut représenter que soi-même." Ici, pas de Daniel Cohn-Bendit aux cheveux flamboyants pour tenir tête à la police, ni de Jean-Paul Sartre pour dialoguer avec les étudiants.

En résumé, l’assemblée libre fut "un gros bordel", reconnaît Willy Decourty cinquante ans après. Dans l’université occupée, on installe même "une crèche et un service de presse". "Le service de presse a fait des contacts dans le monde entier, particulièrement avec Cuba. Quand les autorités académiques ont découvert la note de téléphone, ça n’a pas été triste. Ils ont fait couper les lignes parce que la contestation était portée très loin au-delà des mers."

Il n’empêche, la révolte étudiante a eu ses effets… au moins dans le monde académique. "Des négociations se sont nouées avec le conseil d’administration de l’époque. Il y a eu un mouvement de rencontre entre les facultés. C’est là que le moteur de l’université s’est remis en marche. (...) L’assemblée libre, parce qu’elle occupait les lieux, a été l’aiguillon qui a permis le changement à l’université."

Source : https://www.rtbf.be/info/societe/de...

B) 22 mai : occupation de l’Université Libre de Bruxelles. Entretien avec Claire Billen, 21 ans en 1968

Le 22 mai, quelque 1200 étudiants de l’ULB se réunissent et prennent la décision d’occuper le campus. Ils installent leurs quartiers dans les bâtiments où se trouvent habituellement les services administratifs de l’ULB.

Forte de son esprit militant opposé au conflit au Vietnam, l’étudiante en histoire se résout à lever les yeux de ses syllabus pour aller faire un tour du côté du campus. "Le fait qu’il se passe quelque chose dans mon université, ça m’interpellait et ça me dérangeait, raconte-t-elle aujourd’hui. Ça mettait en cause quelque chose que j’aimais beaucoup."

L’austère ULB est devenu au fil des jours un lieu où s’affichent slogans anti-capitalistes et portraits de Lénine. Claire Billen sourit : "Tout à coup, l’université était ouverte, remplie de monde. Toutes les facultés se mélangeaient (...). C’était très exaltant." Plus de lieux interdits, d’endroits tabous. On peut circuler d’un auditoire à l’autre, entrer dans les bureaux des professeurs...

Dans le grand hall de l’université, "un hall d’apparat auquel on n’avait absolument pas accès précédemment", des assemblées ont lieu tous les jours. Place à une "parole libérée", "un discours anarchisant" qui effraye la jeune étudiante... bien vite emportée par la foule. "Il y avait cette exaltation, cet enthousiasme et cette idée qu’on allait faire la révolution", lance-t-elle.

Mais cette "parole libérée" est-elle offerte à tout le monde ? Pas si sûr. Les photos de l’époque sont là pour en témoigner : le monde estudiantin est composé en majorité d’hommes. "On était minoritaires, reconnait Claire Billen qui sera plus tard la seule femme élue au premier conseil d’administration démocratisé de l’ULB. On n’était pas sur le devant de la scène. Il n’y avait presque pas de femmes qui prenaient la parole dans l’assemblée libre. Par contre, dans les facultés, à un échelon plus local, les femmes étaient très actives."

Au fil des semaines, il faut bien se rendre à l’évidence : la révolution tant espérée peine à dépasser les murs de l’université. Contrairement à la France, on ne verra pas en Belgique de convergence des luttes étudiantes et ouvrières. Claire Billen confirme : "Les tentatives de liaison avec le monde ouvrier étaient assez décevantes. Quelques ouvriers venaient parler à l’assemblée libre. Mais ils n’étaient pas hyper représentatifs et c’était un dialogue difficile."

Il n’empêche, dans les gradins du Janson, on lève le poing et on chante l’Internationale avec cette impression de "participer à des événements d’importance mondiale". Les résultats seront surtout visibles dans le monde universitaire, estime Claire Billen qui pointe des changements dans l’organisation de l’enseignement. "On s’est mis à réfléchir en profondeur sur ces questions. Avec bien entendu des échecs."

Et puis il y a les droits des femmes qui ont connu une évolution significative. "C’est au niveau de la libération des femmes et de l’accroissement des droits des femmes que les conséquences ont été les plus profondes, les plus durables et les plus remarquables (...). Dans le domaine du travail, de la procréation, de la liberté sur leur corps. Je pense que 68 a été déterminant à ce propos", conclut l’historienne.

Source : https://www.rtbf.be/info/societe/de...

C) Louvain et la scission flamands wallons

La Belgique fut le seul pays en Europe de l’Ouest où la contestation étudiante réussit à faire tomber un gouvernement. Ce qui en dit long sur la force du mouvement étudiant louvaniste, mais aussi sur le pays. Quelle que soit la réalité de l’influence des États-Unis, des Pays-Bas (avec les provos – NDLR : anarchistes non violents) et de Berlin sur les leaders étudiants, la « couleur locale »* fut tout aussi fondamentale.

Le mardi 7 février, après des semaines de rumeurs et de tumulte à l’Université de Louvain, le gouvernement chrétien-libéral de Paul Vanden Boeynants tombait. À ce moment-là, « la contestation »* à Nanterre et Paris devait encore commencer. Cela faisait deux ans que nous avions des sit-in, des assemblées populaires, des manifestations et des occupations de facultés, car la question de Louvain mijotait depuis des années sur le feu belge. Depuis le début des années soixante des parlementaires flamands insistaient pour que la section francophone de l’Université catholique de Louvain déménage en Wallonie. De cette manière ils espéraient stopper l’expansion du Bruxelles bilingue et préserver l’homogénéité linguistique de la région flamande.

Louvain se trouve à 30 km à peine de Bruxelles et, selon le cri d’alarme flamand, menaçait d’être complètement avalée par la « tache d’huile » bruxelloise. La section francophone jouait là le rôle du cheval de Troie. La controverse autour de Louvain se jouait dans une Belgique unitaire, centralisée et pilarisée. Il n’existait pas encore de régions ou de communautés avec des gouvernements propres et les partis politiques étaient également bilingues. Le débat sur la scission de l’Université de Louvain était surtout menée au parlement et dans d’ennuyeux clubs de débat de ce qui s’appelait alors le « Mouvement flamand », un mélange d’amoureux de la langue et de la culture, d’enseignants et de nationalistes flamands. De temps en temps on manifestait. Les étudiants formaient une infanterie facilement mobilisable et ne faisaient pas de difficultés sur les slogans et mots d’ordre qui leur étaient suggérés.

À partir de 1965 cette relation tranquille a commencé à se troubler et un éloignement s’est produit entre le mouvement flamand, surtout caractérisé par le conservatisme et le nationalisme, et un mouvement étudiant qui se laissait de moins en moins tenir sous tutelle et cherchait de nouveaux horizons politiques. Jusqu’au milieu des années soixante l’université recrutait ses étudiants principalement dans un milieu bourgeois. C’était certainement le cas à la KUL qui s’est toujours tenue loin du socialisme et des luttes sociales et fonctionnait comme une exquise pépinière de cadres conservateurs et catholiques. Avec la démocratisation de l’enseignement supérieur, la population étudiante commença à changer fondamentalement. Les enfants d’ouvriers firent leur entrée dans les auditoires, dérangeant quelque peu les traditions établies, les réflexes et les dogmes politiques. La pensée homogène était sous pression et l’Alma mater de plus en plus à l’étroit dans sa tour d’ivoire.

Les actions de protestation sur les campus américains contre la guerre du Vietnam ont eu peu d’écho. Sinon de l‘étonnement quant à l’impact que les étudiants peuvent avoir sur les autorités. La stupéfaction grandit encore lorsque les universités berlinoises commencèrent à bouger et que la presse flamande commença à faire de plus en plus de place au « soulèvement des jeunes ».

Le 13 mai 1966 fut un tournant. Ce jour-là les évêques belges, pouvoir organisateur de l’Université de Louvain, proclamaient ouvertement un point de vue aussi fort que clair : non au transfert de la section francophone. Le contenu et surtout le ton de cette affirmation mettaient le feu aux poudres. Une grève spontanée éclata dans la section flamande et chaque soir, la police dut intervenir avec matraques et canons à eau pour refroidir des étudiants flamands en colère. Soudain la question louvaniste recevait une coloration nettement anticléricale et anti-autoritaire, et dans les discours et les écrits des leaders étudiants apparaissaient des thèmes qui n’avaient que peu de rapports avec les slogans flamands habituels. La démocratisation de l’université, de la société et de l’État belge étaient de plus en à l’ordre du jour et provoquaient toujours plus de conflits avec les autorités flamandes.

L’année académique 1966-67 fut une série interminable de batailles avec les autorités académiques, la police, les figures de proue de la politique flamande et les commentateurs. Ceux-ci se faisaient de plus en plus de soucis sur le déraillement des étudiants flamands et le déclin des exigences flamandes. « Il ne peut pas être possible, pouvait-on lire dans beaucoup d’articles, que le caractère catholique de l’université soit saboté et que le front flamand autour de Louvain soit affaibli ». À mesure que le mouvement étudiant de Louvain faisait la jonction avec la contestation internationale et commençait à s’intéresser, en paroles comme en actes, au Vietnam, à Marcuse et à l’université critique, l’éloignement s’accentuait par rapport à l’establishment flamand. Celui-ci était bien impliqué dans un conflit de compétences avec l’État belge, mais il était aussi allergique à la contestation étudiante dont il avait perdu le contrôle et qui — Dieu l’en préserve — commençait même à lire les écrits d’un certain Karl Marx.

Bien que les leaders étudiants louvanistes s’éloignaient de plus en plus du discours flamand nationaliste, ils ne lâchaient pas la problématique du transfert de la section francophone. Au contraire. De façon récurrente, fût-ce avec des arguments de gauche, ils essayaient de mettre en route la bombe à retardement louvaniste. Avec succès. Le 15 janvier 1968 la section francophone de Louvain rendait publics ses plans d’expansion pour les années à venir et il n’y était pas question d’un transfert. Ce qui provoqua une révolte. Durant des semaines, il y eut des manifestations quotidiennes, les bâtiments académiques furent occupés et la protestation s’étendit à tous les établissements d’enseignement en Flandre. L’impasse autour de Louvain fut définitivement rompue en même temps que sautaient quelques verrous importants de l’État et de la société belge.

Le 7 février le gouvernement tombait, puis le parti chrétien-démocrate se divisait entre une aile flamande et une aile francophone ; dix ans plus tard commençait le déménagement de la section francophone de Louvain. Entre-temps, le pays lui aussi avait changé d’une manière saisissante. La réforme de l’État de 1970 mettait un terme à la Belgique unitaire et signifiait le début d’un contexte étatique fédéral. Les idéalistes louvanistes avait écrit l’histoire. L’histoire belge, il est vrai, ce que la plupart d’entre eux trouvaient largement insuffisant.

Source : http://www.revuepolitique.be/la-fin...


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