De 1968 à aujourd’hui, les fidélités ont été plus nombreuses que les retournements de veste...

samedi 14 juillet 2018.
 

Quand et où Mai 68 a-t-il commencé ? En bien des lieux, dans bien des milieux, les années précédentes. Nous vivons un « moment global » dans le monde comme en France. L’année 1968 en est le symbole : au Vietnam, offensive du Têt ; aux Etats-Unis, lutte phare des éboueurs de Memphis pour les droits civiques et la dignité, envolée des manifestations antiguerre ; radicalisation étudiante à Varsovie, Printemps de Prague ; mobilisation de la jeunesse au Sénégal ; radicalité civique, étudiante et paysanne contre la construction de l’aéroport international de Narita au Japon ; barricades et grève générale en France ; immense mouvement de protestation au Pakistan ; combat pour les libertés des étudiants mexicains...

La liste des luttes majeures des années 68 est sans fin. Elles ne se reconnaissent pas toujours les unes les autres, elles sont ancrées dans des réalités nationales très diverses, mais elles participent à un « esprit du temps » radical : même les mouvements qui ne le sont pas se disent socialistes. Le Vietnam est l’épicentre d’un bar de fer mondial qui oppose dynamiques révolutionnaires et contre-révolution, ainsi que blocs de l’Ouest et de l’Est (deux champs de confrontation qui s’interfèrent sans se superposer).

En France aussi nous vivons un « moment global ». Le régime est issu d’un coup d’Etat. Le parti gaulliste use pour ses basses œuvres du fameux Service d’action civique (SAC). Les revanchards de la guerre d’Algérie s’attaquent aux immigrés. La dictature patronale dans les entreprises n’accorde aucune reconnaissance aux salariés. La jeunesse se heurte à une morale conservatrice aux relents catholiques. L’ouverture de l’université aux couches populaires est encore balbutiante, mais le milieu étudiant se transforme déjà. La société entière est répressive, autoritaire. Ne serait-ce que pour respirer, il fallait faire sauter la chape de plomb. Ce besoin partagé d’être est pour beaucoup dans le « tous ensemble » de Mai, par-delà les exigences propres à chaque secteur.

Il y a l’avant, le pendant, l’après. Chaque séquence joue un rôle dans la formation de notre génération militante.

L’avant. Quelques années d’âge ou d’expérience font une différence. La résistance à la guerre d’Algérie sert de matrice à des alliances qui se nouent : membres « autonomisés » du PCF, chrétiens de gauche, certains courants trotskistes ou tiermondistes... Je ne me suis engagé qu’en 1965, sans l’expérience de mes ainés, mais nous avons préparé Mai de concert. La nouvelle extrême gauche suit avec attention la reprise d’importantes luttes ouvrières (les premières barricades sont le fait de jeunes travailleurs), mais rares sont les courants qui pensent que, dans ce contexte, le mouvement étudiant peut jouer un rôle d’étincelle. La Jeunesse communiste révolutionnaire, à laquelle j’appartiens, en est. Des mois durant, nous tentons de la provoquer, sans succès. Elle jaillit finalement quand nous ne l’espérons plus, le 3 mai, alors que nous pensons à préparer en catastrophe les partielles. Nous n’avons prévu ni la radicalité de la dynamique spontanée de Mai ni évidemment l’ampleur de la grève générale – mais, avec d’autres, nous étions tendus vers cet événement, ce qui explique que nous en sommes dès son émergence. Nous n’avons pas eu à le « rejoindre ».

Le pendant et ses mille façons de vivre Mai. Quant eux, les acteurs de l’extrême gauche ne peuvent échapper à la question lancinante : que faire demain ? La mobilisation est très spontanée, mais de multiples initiatives sont prises qui pèsent positivement ou négativement sur le cours du combat. Impossible de se contenter de goûter le bonheur de l’instant, des échanges, des débats ! Nous sommes dans l’événement et nous portons en même temps sur lui un regard « surplombant » pour analyser le moment, ses possibles. Cela gâche un peu le plaisir, mais quel extraordinaire apprentissage d’une pensée politique concrète ! Vivre une telle expérience dans la phase initiale d’un engagement militant est une chance rare.

L’après. Ce n’est pas seulement le lent reflux de la grève, les élections de juin. Le climat est très tendu, comme en témoigne l’assassinat par un vigile de Pierre Overnay, militant maoïste, devant l’usine de Renault Billancourt. Les organisations d’extrême gauche sont dissoutes, le Quartier latin est quadrillé par la police, toute manifestation de rue est interdite à Paris, le ministre de l’Intérieur, Marcellin, est paranoïaque. Aux USA, Martin Luther King et Robert Kennedy sont abattus coup sur coup. Les chars du Pacte de Varsovie envahissent la Tchécoslovaquie. En Chine, Mao ordonne à l’armée d’écraser toute contestation.

La mémoire collective a retenu des années qui suivent Mai l’extraordinaire bouillonnement idéologique, la naissance de la seconde vague féministe, l’envol de l’écologie politique, de nouveaux syndicalismes. Tous les aspects de la société capitaliste sont passés au crible de la critique, du système carcéral à la psychiatrie, du sens de la production au rôle de l’école – avec parfois des théorisations aléatoires, voire dangereuses. Autre face de cette médaille, cependant, des organisations comme la mienne sont sous contraintes. Reconstitué, nous subissons une seconde dissolution. Nous pouvons être emprisonnés (cela m’est arrivé trois fois). Les responsables connus sont interdits de séjour dans de nombreux pays, il nous faut passer discrètement les frontières. Nos camarades d’outre Pyrénées sont sous la botte franquiste, nous devons préserver leur sécurité quand nous les contactons. L’avenir est incertain : jusqu’où ira l’escalade répressive de l’Etat ?

Ce n’est que dans la seconde moitié des années 70 que la situation change en Europe avec au Portugal l’épuisement de la Révolution des œillets, en Espagne la transition post-Franco contrôlée, en Grèce, la fin du régime des Colonels. Les échéances s’éloignent et nous devons apprendre à militer dans la durée. Nous ne le réalisons pas encore, mais notre génération est en passe d’être sévèrement défaite. Défaite très brutale infligée en Grande-Bretagne par Thatcher. Défaite cotonneuse, mais non moins réelle, en France sous Mitterrand. Reflux mondial annoncé par les guerres sino-indochinoises. L’ordre néolibéral n’est pas enfanté par Mai 68 comme certains l’ont affirmé, il est le prix exorbitant de cette défaite.

Pourtant, l’héritage de notre génération militante se fait encore sentir au cours des années 90. Elle a joué un rôle direct dans la naissance desdits nouveaux mouvements sociaux : droit au logement, organisations de chômeurs, Union syndicale Solidaires... Pas mal d’entre nous ont maintenu leurs engagements, sous de multiples formes. J’ai, pour ma part, commencé en 1974 à partir à la rencontre des mouvements asiatiques et je n’ai jamais cessé depuis. Nous sommes entrés dans une période historique différente et l’attente de la nouvelle crise a été si longue que nos organisations politiques ont disparu ou se sont dévitalisées ; mais peut-être qu’au final, les fidélités ont été plus nombreuses que les retournements de veste.

Pierre Rousset Participe à la création de la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR) et aux événements de Mai 68


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