L’État à la botte des lobbyistes

lundi 9 juillet 2018.
 

L’influence du secteur privé sur les politiques publiques n’est pas nouvelle. Dans le cadre des traités récents de libre-échange (TAFTA, CETA), des tribunaux d’arbitrage privés permettent à des multinationales d’attaquer des Etats et des gouvernements qui prennent des mesures écologiques ou sociales qui nuisent au « climat des affaires ». Plus récemment, l’épisode du glyphosate a révélé le lobbying au sein de l’Assemblée Nationale, pour influencer le vote de tel ou telle députée et ainsi influencer (ou vider de leur contenu) certaines lois.

On connaît moins bien ce travail d’influence dans les plus hautes sphères : le Conseil Constitutionnel et le Conseil d’Etat, méconnus du grand public. L’Observatoire des multinationales et les Amis de la Terre viennent de publier un rapport détaillé sur le lobbying totalement opaque auprès de ces deux lieux d’influence qui disposent d’un grand pouvoir sur les lois.

Ce lobbying s’exerce via des contributions extérieures appelées « portes étroites ». Pourquoi pas, si tout le monde pouvait y participer. Le hic ? Ces pratiques sont invisibles de l’opinion publique, de la société civile et des parlementaires. Le mécanisme consistant à transmettre aux Sages des « contributions », rédigées par d’éminents professeurs de droit constitutionnel se fait dans la plus grande opacité. Personne ne sait quand, ni à qui il faut adresser ses contributions, et leur contenu n’est jamais rendu public. Faire pencher les décisions dans tel ou tel sens dépend uniquement du bouche-à-oreille dans les arcanes du pouvoir. Ainsi, les milieux d’affaires se jouent du droit et des plus hautes institutions pour tuer dans l’œuf les réformes fiscales, sociales et environnementales au nom des « droits et libertés économiques ». Même plus besoin d’un accord de libre-échange ou d’une loi pour faire primer les intérêts économiques sur tout le reste… Des procédures très opaques ainsi que l’entre-soi de l’ENA et du pantouflage suffisent !

Le Conseil d’État à le monopole sur l’expertise juridique de l’État. Créé en 1799, il conseille le gouvernement sur les projets de loi. Les plus hauts responsables de la nation sont issus de ce Conseil d’État. Mais on les retrouve également dans les directions et conseils d’administration de plusieurs entreprises publiques et dans de nombreux cabinets d’avocats d’affaires. Et les deux institutions sont très liées entre elles. Une grande partie des « Sages » du Conseil constitutionnel sont d’anciens responsables politiques sans compétences juridiques particulières. Une autre partie, issue de la sphère judiciaire, regroupe des conseillers d’État. De plus, le pantouflage est devenu la norme au sommet. Exemple emblématique : Édouard Philippe, actuel Premier ministre, issu du Conseil d’État, a navigué entre cabinets ministériels, cabinet d’avocat d’affaires et grande entreprise (Areva) avant d’occuper ses fonctions actuelles.

Cet entre-soi et ce réseau tentaculaire comportent un risque démocratique. Comme le signale Olivier Petitjean de l’Observatoire des Multinationales, « le président de la section du Conseil d’État chargé de rendre son avis sur la loi Hulot était issu de la même promotion de l’ENA (École nationale d’administration) que Philippe Crouzet, autre conseiller d’État présidant (…) l’entreprise parapétrolière Vallourec, fer de lance du gaz de schiste en France, mais aussi [de la même promotion ndlr] que la directrice de cabinet de Nicolas Hulot. Le tout étant soumis à l’arbitrage d’un autre conseiller d’État encore, le Premier ministre Édouard Philippe ». Fameuse promotion de l’ENA baptisée justement « Droits de l’Homme ».

On découvre ainsi les coulisses de l’élaboration de la loi « Hulot » sur les hydrocarbures (votée en décembre 2017), vidée de sa substance suite à un avis du Conseil d’État. Des représentants de l’Union française des industries pétrolières (UFIP) et du MEDEF ont murmuré à son oreille pour obtenir un avis en faveur des industriels. L’argument massue a été le suivant : cela porterait atteinte aux « espérances légitimes » des industriels. Et porter atteinte au droit de propriété contreviendrait à la « Convention européenne des droits de l’homme ». Les droits des multinationales seraient donc couverts par les « droits de l’Homme » ! Y compris au détriment d’autres droits comme celui de vivre, et de vivre dans un environnement sain. Le gouvernement a donc revu sa copie à la dernière minute pour suivre cet « avis » pourtant non contraignant. Résultat : un projet de loi qui n’interdira pas l’exploitation d’hydrocarbures sur le sol français avant 2040.

Aujourd’hui, le lobbying s’accélère. La procédure de « question prioritaire de constitutionnalité » (QPC), créée il y a 10 ans, permet à chacun de saisir le Conseil constitutionnel pour vérifier la conformité d’une loi à la Constitution de la Ve République. Mais elle est surtout utilisée par les cabinets d’avocats d’affaires au service de multinationales pour remettre en cause des législations et des normes existantes. Ils ont ainsi réussi à faire censurer par le Conseil constitutionnel plusieurs projets de loi dans le domaine fiscal (par exemple la taxe à 75% voulue par François Hollande ou les règles de transparence fiscale ciblant les multinationales). Pour résumer, en amont le Conseil d’Etat formule des avis qui influencent le contenu de la loi rédigée par le gouvernement. Et si la loi votée au Parlement a échappé aux griffes des lobbyistes, les avocats s’occupent a posteriori de la remettre en cause !

C’est pour cela qu’il faudrait rendre les processus de délibérations de ces deux instances plus transparents et encadrer les contributions extérieures et leur poids dans les décisions. Aux dernières nouvelles, le Conseil Constitutionnel commence à y réfléchir. D’après le rapport, le Conseil constitutionnel a confié cette tâche à Denys de Béchillon… qui n’est autre que le principal rédacteur des contributions au Conseil d’Etat pour le Medef. Mieux, il est précisé qu’il est également professeur de droit à l’université de Pau (historiquement très liée à Total), mais aussi « consultant juridique auprès de grandes entreprises » et auteur de nombreux articles sur la valeur constitutionnelle de la « liberté d’entreprendre ». De quoi établir des règles claires et des mécanismes transparents pour garantir une expertise indépendante du Conseil Constitutionnel et du Conseil d’Etat. Ou pas.


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