L’ex-chef de la police municipale de Vincennes condamné pour agression sexuelle

dimanche 1er juillet 2018.
 

L’ex-chef de la police municipale de Vincennes a été condamné en appel pour agression sexuelle et figure désormais dans le fichier des délinquants sexuels. Alertes ignorées en interne, préjugés sexistes, silence des agents : cette affaire concentre toutes les problématiques des cas de violences sexuelles au travail.

« Je crois que c’est juste ça que je voulais entendre, c’est ce mot final. Quand la juge a prononcé les mots “condamne monsieur T.”, je n’ai fait qu’entendre “condamne”, “condamne”, et là les émotions sont montées. » Le 20 juin, Karine Guigue a obtenu, devant la cour d’appel, la condamnation pour agression sexuelle de son ancien supérieur, Stéphane T., 60 ans, ex-chef de la police municipale de Vincennes (Val-de-Marne). Le sexagénaire figure désormais dans le fichier des délinquants sexuels, une inscription automatique après ce type de condamnations.

Pendant près de neuf années, cette agente de la ville de Vincennes, qui élève aujourd’hui seule un enfant avec un lourd handicap, a mené la bataille judiciaire aux côtés de son avocate, Sivane Séniak, et de Lætitia Bernard, juriste à l’AVFT (l’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail, qui s’est constituée partie civile dans cette affaire). Ensemble, elles ont préparé les confrontations avec l’accusé, épluché le dossier, encaissé plusieurs coups durs, comme le classement, dans un premier temps, de leur plainte.

Ce 20 juin, attablées au « Deux Palais », le café en face de la cour d’appel de Paris, le trio relate le « soulagement » à l’annonce de la décision, une heure plus tôt. « Un verre avec un petit drapeau “victoire”, monsieur, s’il vous plaît ! », lance Sivane Séniak à l’adresse du serveur. Si l’avocate se félicite que la condamnation ait été confirmée, elle se dit déçue de voir que la peine a été revue à la baisse : dix mois de prison avec sursis – contre dix-huit mois en première instance –, assortis du versement de 4 000 euros de dommages et intérêts.

Karine Guigue a accepté de nous raconter ce long combat judiciaire, sa lente « reconstruction » et sa « dignité » retrouvée. Son récit pourrait être celui de centaines d’autres femmes qui dénoncent les violences sexuelles subies sur leur lieu de travail, brisent l’omerta, sont difficilement entendues, rarement crues, pas souvent soutenues par leur hiérarchie. Et qui, la plupart du temps, perdent le poste qu’elles occupaient.

Pour comprendre cette affaire, il faut remonter au début des années 2000. En 2003, Karine Guigue, 31 ans à l’époque, est embauchée comme agente de surveillance de la voie publique (ASVP) à Vincennes, sous l’autorité du chef de la police municipale, Stéphane T., en poste depuis 1986. Elle découvre l’ambiance « particulière » qui règne dans ce service mixte d’une vingtaine de personnes, dirigé par celui qu’elle continue d’appeler « monsieur ». Une ambiance « assez lourde et qui met mal à l’aise », se souvient-elle : « On savait le matin comment la journée pouvait vite déraper. »

Dans ce service, « tout le monde, y compris le chef, se tutoie, s’embrasse, parle de sexe à longueur de temps sans que cela ne pose aucun problème à personne », raconte-t-elle à Mediapart. La quadragénaire décrit le comportement de son ancien supérieur comme celui d’un « petit roi avec sa cour ».

« Lors des pauses, il vient nous voir, il essaye de faire des choses. Cela allait des “plaisanteries” qui ne tournent qu’autour du sexe, aux attouchements, aux gestuelles, souligne-t-elle. Il parlait de sexe, et parfois de ce qu’il pratiquait, de ses positions sexuelles avec sa femme, ce qu’il a fait aussi dans ses relations extraconjugales, il s’en vantait. Il ne se cachait pas de regarder des films porno pendant ses heures de travail. D’ailleurs, quand on rentrait dans son bureau, je l’ai déjà vu qui visionnait des sites porno. Le matin c’était assez folklorique, c’était “Venez voir, regardez comment il la prend”. Il mimait aussi des scènes sexuelles avec des collègues qui en jouaient, d’autres qui se laissaient faire pour ne pas se le mettre à dos et pouvoir rentrer dans ce système “tu es mon pote, demain je vais te demander tel truc, et tu ne vas pas refuser”. »

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À l’inverse, selon elle, les collègues qui ne « rigolaient pas » étaient stigmatisés : « Moi on m’a dit : “toi tu es une frigide”. Monsieur T. a critiqué le fait que je ne sois pas ouverte à la rigolade, à certains propos. » Face à cette ambiance que l’AVFT qualifie de « contexte de harcèlement », l’agente dit ne pas avoir su « comment [se] positionner. Je voyais que les collègues féminines rigolaient, se laissaient faire. Je me disais c’est curieux. C’était le grand n’importe quoi ».

Dès son arrivée dans le service, Karine Guigue relate avoir été « mal à l’aise » face à son chef. « Lors de l’entretien d’embauche, il m’a dit “vous allez porter ça et ça comme tenue, effectivement je pense que le petit chapeau va bien vous aller”, en étant de suite très lourd dans sa façon de parler, son regard, sa façon de me dire bonjour et de me serrer la main en insistant. »

Selon elle, la situation « dégénère » en 2005, lorsqu’elle change de poste pour s’occuper de l’accueil du service de la police municipale. « J’étais désormais toute la journée au service, au secrétariat, souvent seule avec lui qui avait son bureau à côté, ou avec son adjoint. » La jeune femme dit avoir subi un « harcèlement » qui l’a « perturbée » et dont elle s’est plainte auprès de son médecin en mai 2009. « Monsieur T. se permettait de passer à côté de moi, de se frotter à moi au passage, derrière moi pour aller à la photocopieuse. Il m’a mis des mains aux fesses, explique-t-elle. Il se permettait de me masser le dos, parce qu’à l’époque j’en souffrais. Il disait “tu vois c’est là qu’il faut appuyer”, en descendant. »

Karine Guigue raconte les parades qu’elle a mises en place pour échapper à cette « ambiance lourde » et éviter de se retrouver seule avec son supérieur. Comme « se réfugier à côté de l’adjoint », Jean-Pierre*, « quelqu’un de droit et professionnel », « pour travailler sur l’ordinateur à côté de lui ». « Je me suis dit : “il ne se passera jamais rien quand il sera là”. »

L’agente explique aussi avoir « systématiquement » demandé à des collègues de rester avec elle le soir, le temps qu’elle se change, « lorsque monsieur T. n’était pas encore parti ». « Les vestiaires femmes ne ferment pas à clé, les vestiaires hommes sont juste à côté, je me doutais qu’un jour il rentrerait pour me voir. J’avais peur. Parfois d’ailleurs je rentrais en “panaché”, c’est-à-dire en tenue de travail avec juste mon manteau dessus. »

En 2009, un palier va être franchi à l’occasion d’un déjeuner de fin d’année arrosé, dans les locaux de la police municipale. C’était le 16 décembre 2009. Ce jour-là, toute l’équipe est réunie dans la cuisine pour un repas festif. « Lorsque la directrice de réglementation part, l’alcool commence à couler. Monsieur T. a le verre assez levé », se souvient la plaignante.

Des jeux commencent – arrosage, bagarres à la mousse à raser, allusions sexuelles. D’après Karine Guigue, son supérieur a alors « mimé des actes sexuels avec un long rouleau en carton », avec deux agentes (se frottant le sexe sur les fesses, simulant une pénétration, mains sur les seins). « Et il est arrivé derrière moi, par surprise, et a mis ses mains au niveau de ma poitrine. Moi j’ai pris quelque chose, je lui ai tapé dessus, j’ai dit “non mais stop”. Là ça passait un cap. » Un collègue – Pascal*, brigadier en poste depuis 1996 – a aperçu la scène. « Il a dit quelque chose comme “oh j’ai rien vu, m’enfin, j’ai rien vu !”, explique-t-elle. C’était tout le temps comme ça. » Aux enquêteurs, Pascal dira avoir vu Stéphane T. mettre ses mains sur les épaules de Karine et les descendre vers sa poitrine, sans cependant les toucher.

Comme chaque soir avant la fermeture des locaux, à 18 heures, la jeune femme doit aller se changer dans les vestiaires, au sous-sol, avant de rentrer chez elle. Elle se retrouve seule avec son supérieur et demande à une collègue, Catherine*, de l’attendre. Mais celle-ci est en retard et doit partir. « J’avais vu que monsieur T. avait bu, je sentais le dérapage. Lorsque je suis descendue me changer, il m’a suivie et a eu des gestes déplacés dans l’escalier. » Selon le récit qu’elle a fait aux enquêteurs, Stéphane T. lui a touché les fesses à plusieurs reprises, puis les seins. « Je le repousse avec des coups de coude, je lui dis “ça suffit”. C’est là que je me rends compte que je suis réellement en danger. » Il la suit jusque dans le vestiaire des femmes d’après son témoignage : « Il m’attrape par les hanches. Il devient insistant. Il sent l’alcool, c’est quelque chose que je n’oublie pas. L’odeur de whisky. Il me dit que je lui plais, il tente de m’embrasser, et il dit : “Juste un petit coup, personne ne le saura.” Il s’est frotté à moi et j’ai senti qu’il était en érection, et là c’était hyper gênant. »

« À ce moment-là, il y a deux possibilités qui s’offrent à moi : soit je lui rentre dedans et je ne sais pas comment il va réagir parce qu’il est saoul. Soit j’essaye de dialoguer et de négocier pour qu’il me laisse partir », raconte-t-elle. Elle choisit cette seconde option. « Je lui ai dit : “Vous ne pouvez pas me faire ça, vous connaissez mon mari [qui est policier national à Vincennes – ndlr].” »

Face aux enquêteurs comme à la justice, Stéphane T. – qui n’a pas souhaité répondre à nos questions – a dénoncé une cabale à son encontre et tout nié en bloc : l’agression sexuelle, mais aussi sa présence dans le vestiaire des femmes, affirmant qu’il était à ce moment-là au conseil municipal.

Mais un témoignage a mis à mal sa version. Celui de Pascal*. De retour de patrouille, cet agent découvre le bureau de son supérieur « anormalement ouvert ». Il descend au sous-sol, ne trouve Stéphane T. nulle part, mais remarque la porte fermée des vestiaires femmes. « J’ai frappé. Ça n’a pas répondu. J’ai entrouvert la porte et là j’ai vu [Karine] habillée avec son manteau civil, debout », a-t-il expliqué lors de son audition, en 2009. Pascal voit aussi des pieds apparaître sur la droite.

D’après Karine Guigue, son supérieur s’était en effet caché dans un renfoncement à l’arrivée de l’agent. « Il m’a fait “chut”, se souvient-elle. Il savait qu’il faisait quelque chose de mal. Je n’ai pas dit à [Pascal] qu’il était là, je n’ai pas dit que ça n’allait pas, parce que je ne savais pas ce qu’il allait faire et penser, pour moi, pour le service. J’ai eu peur qu’il pense que j’étais d’accord pour avoir un rapport sexuel avec mon chef. J’espérais que dans mon regard il voie que ça n’allait pas. »

Aux enquêteurs, Pascal concédera avoir « trouvé la situation curieuse », tout en expliquant avoir « eu un petit doute sur la situation étant donné que [Karine] avait l’air bien ». « S’il y avait eu quelque chose qui n’allait pas, je l’aurais vu, elle m’aurait fait un signe. C’est d’ailleurs pour ça que je l’ai attendue à la sortie. Mais elle allait très bien, puisqu’elle m’a dit “salut, bonne soirée”. » S’il a déclaré ne pas avoir « vu la personne » cachée, il a reconnu en « déduire » qu’il s’agissait forcément de Stéphane T., aucun autre agent n’étant au poste.

En rentrant chez elle, Karine Guigue appellera sa collègue Catherine pour lui relater les faits. Les deux femmes ne sont ni amies, ni spécialement proches, « mais je me suis dit qu’elle allait comprendre, me croire, parce que je lui avais demandé de rester », explique Karine. Ce soir-là, elle enverra aussi un mail que la défense n’a pas manqué d’utiliser, dans lequel elle demande à Stéphane T. s’il est bien rentré. « Je savais que monsieur T. ne serait pas là et que son adjoint allait lire ses mails. Je voulais qu’il sache qu’il n’était encore pas rentré dans son état normal et se demande ce qui avait pu arriver », justifie-t-elle. Le surlendemain, elle s’ouvrira d’ailleurs à cet adjoint de l’agression. « Il m’a dit : “On sait comment est Stéphane quand il a bu.” »

Mais le « premier déclic » n’a eu lieu que lorsque son mari de l’époque « a posé le mot ». « Il m’a dit “Karine, c’est une agression sexuelle”. Je ne savais pas. J’ai réalisé que c’était grave, mais je ne voulais pas déposer plainte, j’avais peur : peur de monsieur T., peur de la mairie, peur de perdre mon travail, de ce qui allait se passer. Mon mari m’a convaincue. »

La bataille judiciaire sera difficile : une audition lors de laquelle « le policier m’a traitée comme une menteuse », relate-t-elle ; une confrontation avec son agresseur au cours de laquelle elle fait « une crise de tétanie » ; un premier classement sans suite en 2010, « le jour de [son] anniversaire ». « L’accueil des femmes qui dénoncent ces violences, encore aujourd’hui, ça ne va pas. On voudrait décourager une victime que l’on ne s’y prendrait pas autrement », se désole Lætitia Bernard, de l’AVFT.

Karine Guigue fait une dépression et passe quatre années en arrêt maladie. Son mari la soutient, mais ses parents « ont du mal à l’entendre ».

Si elle n’est jamais retournée travailler dans la police municipale – elle évolue depuis 2014 au service urbanisme de la mairie –, son agresseur, lui, a convoqué ses collègues après sa garde à vue. « Il a remercié tous les agents qui l’avaient soutenu. C’est là que j’ai su qu’il ne fallait pas dire la vérité », a déclaré aux enquêteurs une agente qui a alors « décidé de partir alors qu’[elle était] censée rester trois ans ». Une autre ex-policière a elle aussi pointé la crainte du personnel en place pour expliquer leur silence : « Ils ont peur de lui et surtout des répercussions par la suite quand ils iront au travail. » Karine Guigue déplore que nombre de ses collègues n’aient « pas voulu voir, pour ne pas se mettre en porte-à-faux, ne pas avoir de problèmes ». Devant la justice, Stéphane T. a fourni une dizaine d’attestations d’agents de la Ville. L’un d’eux, un adjoint, corrigera d’ailleurs son témoignage face aux enquêteurs, reconnaissant avoir été alerté de l’agression par Karine, « en pleurs, triste, abattue ».

Pour Sivane Séniak, ce qui a permis à sa cliente de l’emporter devant la justice, « c’est la pluralité des victimes », qui a évité un « parole contre parole », configuration classique dans ce type d’affaires. L’enquête a en effet révélé l’existence d’autres victimes et témoins. Des femmes sans lien avec Karine qui, par le passé, avaient demandé leur mutation à cause du comportement de leur chef. C’est le cas de Muriel*, en poste dans ce service dans les années 1990 : la jeune femme a déclaré aux enquêteurs que Stéphane T. avait tenté de l’embrasser à plusieurs reprises, avait mis sa main sur son genou lors de patrouilles en voiture, lui avait touché les fesses plusieurs fois et mimait parfois « des relations sexuelles ». Elle aussi a relaté avoir été « coincée dans les vestiaires » à deux reprises par son supérieur, qui l’aurait « tripotée », dont une fois en étant « saoul ». « Au bout d’un moment, à force de refuser, il s’en est pris à moi. » Comme à Karine, Stéphane T. lui aurait lancé : « Juste un petit coup, personne ne le saura. » Comme Karine, Muriel dit avoir demandé à des collègues de ne pas la « laisser seule avec Stéphane ».

Face aux enquêteurs, une autre ex-agente a raconté avoir été « mise en garde », à son arrivée, par des collègues au sujet du comportement de Stéphane T. avec « des femmes du service » et de l’existence de « précédents ». « Je savais qu’il fallait se méfier de [lui]. » Elle-même a déclaré avoir vu son supérieur « titiller » et « draguer » une agente qui était importunée mais « ne savait pas lui dire non ouvertement ». De son côté, Stéphane T. a fermement contesté tout comportement déplacé envers une seule de ses collègues féminines.

Que savait la mairie de Vincennes, dont dépend la police municipale ? D’après les auditions menées par les enquêteurs, que Mediapart a pu consulter, la Ville a ignoré plusieurs alertes concernant le chef de sa police municipale. Muriel dit ainsi avoir écrit au maire de Vincennes dans les années 1990 – à l’époque Patrick Gérard – pour dénoncer la situation. Stéphane T. sera convoqué, sans aucune sanction. « C’était ma parole contre la sienne », a commenté la jeune femme face aux enquêteurs. Éprouvée par des années de « harcèlement » et se sentant « peu soutenue par [ses] collègues qui ne voulaient pas avoir de problèmes », Muriel n’a pas porté plainte : « Je n’en pouvais plus. Je ne voulais pas me lancer dans une procédure judiciaire, d’autant plus qu’il y a dix ans, les choses étaient plus difficiles que maintenant concernant ce genre d’affaires (...). De plus j’étais jeune et c’était mon premier travail. »

La directrice de la réglementation à la mairie a elle-même reconnu, lors de son audition, que des agentes s’étaient déjà plaintes de l’attitude de Stéphane T. à leur égard. Mais aussi que Karine lui avait déclaré, en juin 2009, lors d’une réunion avec des agents reprochant à leur supérieur ses méthodes de travail, qu’il lui avait mis « la main aux fesses ». Malgré cela, aucune enquête interne n’a été réalisée, aucun signalement n’a été effectué.

Pourquoi n’avoir rien fait ? Aux enquêteurs, la directrice de la réglementation a justifié sa décision par l’absence de plainte. « Je n’ai pas voulu me mêler de ces histoires », a-t-elle ajouté. Lorsque Karine Guigue a saisi la justice, la directrice de la réglementation a convenu, avec le maire de Vincennes – à l’époque le centriste Laurent Lafon – « de laisser faire la police et la justice ». Après l’agression, elle demandera simplement à Stéphane T. de prendre cinq jours de congés supplémentaires à Noël, « pour éviter qu’il ait des contacts avec les agents ». Puis il sera changé de service, et enfin suspendu après sa condamnation judiciaire, en 2017. Depuis le mois d’avril, il est à la retraite.

Laurent Lafon, maire (UDI) de Vincennes de 2002 à 2017 et actuel sénateur du Val-de-Marne, et Charlotte Libert-Albanel, qui lui a succédé fin 2017. © Reuters Laurent Lafon, maire (UDI) de Vincennes de 2002 à 2017 et actuel sénateur du Val-de-Marne, et Charlotte Libert-Albanel, qui lui a succédé fin 2017. © Reuters Contacté, Laurent Lafon, aujourd’hui sénateur du Val-de-Marne, s’est contenté de rappeler les « principes » qu’il a suivis lors du dépôt de la plainte : « Donner tous les éléments à la police pour qu’elle puisse mener son enquête dans les meilleures conditions possibles ; faire confiance aux décisions de justice ; accompagner madame Guigue afin notamment qu’elle puisse poursuivre son parcours professionnel dans les meilleures conditions » et retirer Stéphane T. « des effectifs de la police municipale sans attendre la décision de justice ».

Son ex-adjointe, Charlotte Libert-Albanel, qui lui a succédé dans le fauteuil de maire fin 2017, n’a pas souhaité faire de commentaire sur le sujet. Son cabinet souligne à Mediapart que « dès lors qu’une plainte a été déposée, la mairie a agi, en sortant Stéphane T. de ses missions ».

Mais s’agissant des alertes reçues au fil des années, aucun ne répond. Le cabinet de Charlotte Libert-Albanel souligne simplement que « des témoignages ne permettent pas la même latitude que des plaintes pour la mairie, qui est l’employeur ». « Pour nous, c’est une leçon à tirer, reconnaît-il. Une collectivité doit réfléchir à ces défaillances éventuelles. Si on devait faire face à la même situation, il est évident que les choses ne seraient pas gérées de la même façon. On doit être attentif à ce genre d’indices, comprendre aussi que les victimes aient honte ou peur de parler. »

De son côté, Karine Guigue déplore n’avoir « eu aucun soutien de la mairie ». La jeune femme a même dû engager une procédure devant le tribunal administratif contre la Ville pour que son agression soit reconnue comme un accident de travail et bénéficier de la protection fonctionnelle. En 2014, elle a obtenu une indemnisation de ses mois de salaire en demi-traitements et une prise en charge des honoraires d’avocat. « Ça a été une première victoire », se souvient l’agente.

Cette affaire révèle aussi les préjugés sexistes auxquels font face nombre de victimes de violences sexuelles dans le monde du travail. Plusieurs agents auditionnés ont décrit leur supérieur comme quelqu’un de « bon vivant », « ouvert », « cool », « qui ne pose pas forcément les barrières » et qui « aimait beaucoup les femmes ». Et s’il peut « engueuler » son personnel, c’est parce qu’il subit « une pression hiérarchique ». À l’inverse, Karine Guigue a été dépeinte par certains comme « provocante », « exubérante », « aguicheuse » avec les hommes, aimant « plaire » et « allumer », portant « des chemisiers transparents », cultivant un « petit côté mytho », faisant tout le temps l’objet « de bruits qui courent ». Comme celui-ci, après l’agression : « Certains sous-entendaient qu’elle avait pu passer sous le bureau de monsieur T. tout ça parce que parfois elle n’avait plus de rouge à lèvres », a relaté une agente. « Elle, c’est une chaude, lui c’est un homme », a déclaré une autre.

Quelques policiers municipaux ont même estimé que leur collègue avait pu « inventer » cette agression après avoir été prise en flagrant délit d’adultère. À l’image de Pascal, qui dira aux enquêteurs : « [Elle] a dû se dire “merde je me suis fait griller” et elle fait tout pour sortir de cette histoire en faisant croire qu’elle a été agressée. (...) J’ai l’impression qu’elle fait ça pour se mettre en valeur. » L’accusé lui-même s’est défendu des accusations de la plaignante en arguant qu’elle avait eu « le béguin » pour lui et aurait été éconduite.

Ce portrait a été fermement démenti par plusieurs agents. Telle cette jeune policière municipale, qui a souligné n’avoir « jamais vu Karine en chemisier transparent » ni « tenue provocante » et précisé qu’« elle travaillait en uniforme ». Ou cet agent qui décrit Karine comme « sérieuse », « appréciée de l’ensemble de ses collègues », « n’aguichant pas les garçons », « aimant bien s’amuser de temps en temps ».

Sivane Séniak déplore que dans ce type de dossier, « on continue de décortiquer la vie, le comportement, la vie sexuelle de la victime, bien au-delà de ce qu’on fait pour l’agresseur ». « Nous nous sommes battues depuis le début contre cela, insiste l’avocate. Mais alors même qu’on ne veut pas aller sur ce terrain-là, on est obligées de faire ce travail de défense, de justifier, de dire que non, elle ne portait pas ces vêtements, mais que quand bien même elle porterait des chemisiers transparents, cela ne justifie en rien d’être agressée. »

Cette image que lui ont renvoyée ses collègues a ébranlé Karine Guigue. « C’est d’une violence énorme. Je me suis dit, je dois être comme ça car on me voit comme ça », confie-t-elle à Mediapart. « Elle en était arrivée à se cacher », témoigne son avocate, qui a réalisé, en tandem avec l’AVFT, « un travail de renarcissisation » de sa cliente, afin de lui redonner confiance. « C’est important ce travail qu’on a pu faire, toutes les trois. À chaque sortie de ces rendez-vous, je me sentais plus forte, reconstruite même », confie-t-elle.

Au fil des années, Sivane Séniak dit avoir vu sa cliente « changer ». De « fragilisée » et « très émotive », elle « a retrouvé sa dignité dans le combat avant de la retrouver dans la décision de justice », se félicite son avocate. « On permet, avec ce long travail, la libération de la parole des femmes. Ensuite, la manière dont cette parole va être interprétée juridiquement ne nous appartient plus. Mais les femmes pourront se regarder dans la glace en disant : “J’ai arrêté d’avoir peur, j’arrive à me détacher du fait d’être crue ou pas.” Et la honte change de camp. »

Par Marine Turchi


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