Europe, Asie... : l’organisation Etat islamique, du « califat » à la guérilla mondiale

dimanche 24 juin 2018.
 

Traquée en Syrie, l’EI se mue en réseau clandestin et joue sa survie sur sa capacité à frapper ailleurs, notamment en Europe et en Asie.

« Le nœud coulant se resserre », affirme le commandement des opérations antiterroristes à Bagdad. Les services de renseignement irakiens sont convaincus qu’ils n’ont jamais été aussi proches d’Abou Bakr Al-Baghdadi, le chef de l’organisation Etat islamique (EI) et « calife » autoproclamé du premier « Etat » djihadiste de l’histoire moderne. La traque de l’homme né à Samara, dans le centre de l’Irak, s’est accélérée au début de l’année.

Dans l’est de la Syrie, les Forces démocratiques syriennes (FDS, à dominante kurde), appuyées par la coalition internationale dirigée par les Etats-Unis, ont relancé début mai un assaut contre 2 000 djihadistes retranchés dans la vallée de l’Euphrate. A 1 500 km au nord-ouest, une opération conjointe des services de renseignement irakiens, américains et turcs dans la ville de Sakarya (dans le nord-ouest de la Turquie) a permis de confirmer que, depuis la chute du « califat », symbolisée par la défaite de l’EI à Rakka, en octobre 2017, l’EI préparait activement la suite.

Transferts d’argent

Début février, c’est à deux heures de route seulement d’Istanbul que des policiers turcs ont arrêté, grâce à un renseignement venu d’Irak, un dirigeant du premier cercle de l’EI : Ismaïl Alwaan Al-Ithawi. Ce vétéran du djihad irakien est membre du « comité délégué », l’une des instances les plus influentes dans l’organigramme complexe de l’organisation : elle s’assure que les ordres et directives sont appliqués par toute la chaîne de commandement. Al-Ithawi était également à la tête d’un comité chargé des fatwas. Selon Hisham Al-Hashimi, un analyste irakien proche des services de renseignement de Bagdad, Al-Ithawi transférait, depuis la Turquie, les fonds considérables amassés par le groupe djihadiste en Irak et en Syrie vers l’extérieur.

Extradé en Irak, Al-Ithawi, sous la contrainte des services antiterroristes irakiens, a piégé en mars quatre hauts responsables djihadistes de la vallée de l’Euphrate. Le chef des renseignements et le commandant d’une unité chargée de la sécurité du noyau dur de l’EI ont été appréhendés par les forces spéciales américaines dans un village à la frontière irako-syrienne, où un rendez-vous leur avait été fixé. La Turquie a assuré être à l’initiative de l’opération, qui a été gardée secrète jusqu’en mai.

L’« OPÉRATION MARAWI », AUX PHILIPPINES, A ÉTÉ FINANCÉE PAR DES TRANSFERTS D’ARGENT PAR WESTERN UNION

Un mois avant cette révélation, des F-16 irakiens et américains ont décimé la direction du groupe djihadiste à Hajin. Le 17 avril, cette ville syrienne de 40 000 habitants de la rive est de l’Euphrate accueille une réunion du commandement de l’organisation. La frappe aérienne, déclenchée à la suite des informations recueillies après les arrestations, y aurait tué plusieurs dizaines de djihadistes. Parmi les morts, selon des sources américaines non confirmées officiellement, figure Abou Loqman Al-Suri. C’est l’un des cerveaux de l’EMNI, la branche spéciale qui chapeautait les réseaux extérieurs de l’EI. A ce titre, il est l’un des responsables de la vague d’attentats qui a frappé l’Europe en 2015-2016.

Parmi les cibles figure aussi Bachrumsyah Mennor Usman, l’un des fondateurs de l’organisation Etat islamique en Asie du Sud-Est, qui aurait assisté à la réunion. L’Indonésien, qui travaillait à renvoyer des combattants de l’EI vers leur région d’origine, avait notamment mis en place un réseau de collecte et de transport de fonds dans son pays. Par le biais de dizaines de versements effectués par Western Union depuis le Proche-Orient vers son pays, il a ainsi pu financer l’« opération Marawi » aux Philippines voisines : des djihadistes locaux et étrangers avaient pris et occupé, cinq mois durant, en 2017, la capitale de la province de Lanao del Sur, sur l’île de Mindanao.

Les hommes en charge des fonds et des « ressources humaines » qui s’activent depuis les derniers réduits de l’EI, le long de la frontière irako-syrienne, sont la cible prioritaire des frappes américaines. Le 6 janvier, les Algériens « Hassan », et son adjoint « Haïtham », responsables de ce que Washington nomme le « comité de l’immigration et de la logistique », périssent dans un bombardement près d’Al-Mayadin. Ce comité – en fait l’ancienne administration des frontières du « califat » – est soupçonné depuis des mois par Washington d’organiser les départs de cadres du groupe via la Turquie.

Contacts périodiques

Depuis sa prison irakienne, Ismaïl Alwaan Al-Ithawi a livré une autre information capitale : bien que traqués, les plus hauts dirigeants de l’EI maintiennent le contact entre eux et se réunissent encore périodiquement, y compris avec Abou Bakr Al-Baghdadi. « Ma dernière rencontre avec le “calife” remonte à la mi-2017 à Deir ez-Zor. Plusieurs commandants du premier rang nous accompagnaient », a assuré Al-Ithawi dans une confession diffusée par la télévision irakienne. Au menu des discussions, la survie du « califat » en Irak-Syrie, et la poursuite de son internationalisation.

Localement, des déserts irako-syriens aux confins kurdo-iraniens, l’organisation achève sa mue en réseau clandestin : « L’EI a lancé – et va probablement maintenir – une insurrection robuste en Irak et en Syrie en visant la réapparition sur le long terme de son soi-disant califat », résume un mémo de l’inspecteur général des opérations à l’étranger de l’armée américaine, qui ne parie guère sur une disparition à court terme de la menace. Les attaques attribuées au groupe sont en hausse sensible et les forces de la coalition ont, depuis le printemps, plus que triplé le nombre de frappes contre les éléments de l’EI en Irak et en Syrie.

En dehors du « califat » démantelé, et à plus long terme, la réorganisation de l’EI, telle qu’Al-Ithawi l’a présentée aux services irakiens, met au jour un organigramme subdivisant l’« Etat » (l’autre nom donné à l’organisation) en émirats et régions : Irak, « Levant » (Moyen-Orient), Asie, pays du Golfe, Afrique et Europe. Il s’agit des subdivisions géographiques de la branche des opérations extérieures de l’EMNI du temps où le « service de renseignement » djihadiste s’activait à l’ombre du « califat », en Irak et en Syrie.

On peut légitimement douter que l’EI, qui contrôle désormais un territoire réduit et dont les réseaux sont éclatés dans les pays de la région et à travers le monde, ait pu conserver des capacités conformes à ses ambitions. Mais l’Europe reste une cible prioritaire dans la propagande du groupe, selon le membre d’un service de renseignement occidental.

« CET ATTRAIT POUR L’EUROPE VIENT DU FAIT QUE TOUTE ATTAQUE QUI Y EST MENÉE, MÊME RATÉE, BÉNÉFICIE D’UNE EXPOSITION MÉDIATIQUE MAXIMALE »

« Cet attrait pour l’Europe vient du fait que toute attaque qui y est menée, même ratée, bénéficie d’une exposition médiatique maximale et provoque des réactions politiques et de l’anxiété dans l’opinion, rappelle Richard Barrett, ancien chef du contre-espionnage britannique au MI6 et actuellement directeur de Global Strategy Network, un think tank spécialisé sur les questions de sécurité. Toute attaque encourage de nouvelles attaques. Ces actions appuient l’objectif stratégique de l’EI : rester au centre de l’attention du public et maintenir sa posture de mouvement mondial. »

Si les attaques se multiplient en Europe, elles restent pour l’heure l’œuvre d’un terrorisme endogène, menées par des acteurs locaux qui n’ont jamais pu rejoindre le « califat ». « Les partisans de l’EI qui ne se sont pas rendus en Syrie peuvent être plus motivés à commettre un attentat que ceux qui s’y sont rendus. Ceux qui ont hésité trop longtemps et raté l’occasion peuvent estimer qu’ils doivent faire amende honorable », remarque Richard Barrett.

« La seule chose qui manque à ces voyageurs ratés, c’est l’expertise. A cet égard, les “revenants” sont particulièrement précieux. Il est probable qu’ils les chercheront. Comme il est probable que des “revenants” restés partisans de l’EI chercheront à établir un contact avec ces sympathisants », conclut M. Barrett.

Dès lors, le sort des milliers de combattants étrangers de l’EI qui ont survécu, leurs motivations et leur capacité à se déplacer posent question. Premier écueil, leur nombre et leur localisation restent aujourd’hui du domaine de la spéculation. « Malgré les succès militaires et les mesures prises par les Etats membres [de l’ONU], le sort et l’emplacement d’une proportion non négligeable de combattants étrangers semblent incertains », écrit le comité contre le terrorisme des Nations unies dans son dernier rapport, remis au Conseil de sécurité de l’ONU fin mars. Même si « des évaluations récentes ont conclu que les étrangers encore présents sur zone sont susceptibles de rester et de se battre jusqu’à la mort ».

L’avenir de ceux qui seraient parvenus à sortir de la nasse est l’objet de toutes les interrogations : retour dans leur pays d’origine, relocalisation vers des pays où des insurgés opèrent déjà, tentatives d’infiltration en Europe ?

Les arrestations, en janvier, à la frontière bulgaro-turque, d’un cadre marocain de l’EI en provenance d’Al-Mayadin (un ancien fief de l’EMNI en Syrie), et de trois djihadistes, fin avril, dont un commandant syrien de Deir Ez-zor, à Izmir, alors qu’ils s’apprêtaient à « traverser » vers la Grèce avec des migrants, indiquent que des membres de l’EI n’ont pas renoncé à gagner le Vieux Continent. Ces coups de filet mettent en lumière le cas sensible de la Turquie et de sa politique vis-à-vis des djihadistes en fuite ou en transit.

« La Turquie a surveillé, arrêté et expulsé des membres de l’EI à partir du moment où elle les considérait comme une menace pour sa propre sécurité, analyse Fehim Tastekin, journaliste à Al-Monitor et Gazette Duvar. Mais elle a aussi essayé de les utiliser, notamment contre les Kurdes. Lorsque la pression internationale s’est accentuée, elle a pris des mesures contre les étrangers. Certaines sont de pure façade, par peur de représailles djihadistes. Des militants de l’EI ont été placés en garde à vue et sont ressortis par la porte de derrière. Il leur a été demandé de quitter le pays. »

Cette porte de derrière s’ouvre parfois vers l’Afghanistan, où des militants d’Asie centrale ou des Kurdes iraniens affluent, quoi qu’en nombre limité aujourd’hui. Mais l’Etat islamique du Khorassan, la branche régionale de l’EI en Afghanistan-Pakistan, met désormais en avant sa légion étrangère naissante et appelle ouvertement les combattants irako-syriens à « émigrer » vers l’Afghanistan.

Autres portes de sortie : les pays qui n’imposent pas de visas aux détenteurs de vrais-faux passeports syriens, comme la Malaisie, la Somalie, la Tanzanie ou le Soudan. Cette dernière destination permet de rejoindre de nouvelles terres des missions djihadistes comme le Mozambique. Surtout, elle ouvre la route de l’Egypte et de la Libye, vers laquelle des centaines de djihadistes maghrébins avaient déjà convergé avant la chute de la « wilaya » de Syrte, occupée par l’EI jusqu’en 2016.

« Réaffirmer l’influence du groupe »

« L’EI avait mis en place un réseau d’opérations extérieures à partir du sol libyen le reliant à ses partisans au sein de la diaspora libyenne et tunisienne en Europe, dont les auteurs des attaques de Berlin et de Manchester, en décembre 2016 et mai 2017 », rappelle Johannes Saal, chercheur à l’université de Lucerne et auteur d’une étude sur les opérations extérieures de l’EI, publiée en décembre 2017 par le Combating Terrorism Center à West Point. « L’organisation y a connu de sérieux revers avec la perte de Syrte. Mais une présence continue de militants avec des contacts en Tunisie et en Europe est une menace », ajoute M. Saal.

« Depuis la fin de 2017, il y a une augmentation du nombre d’attaques de l’EI en Libye, dont certaines significatives, comme celle qui a visé la commission électorale à Tripoli, le 2 mai. Même s’il est difficile d’attribuer cette hausse à des combattants venus du Moyen-Orient, estime Rhiannon Smith, directrice générale de Libya Analysis, think tank qui conseille les Etats et les entreprises. Ces récentes offensives de l’EI répondent aussi probablement à des directives de ses dirigeants qui veulent trouver un moyen de réaffirmer l’influence du groupe. Cela s’inscrit dans une tendance mondiale. »

Si les capacités de planification de l’EI sont aujourd’hui incertaines, ses ambitions ne font guère de doute. Le comité contre le terrorisme des Nations unies a une certitude : dans l’histoire des conflits contemporains, « la vague de combattants étrangers [qui l’ont rejoint] est à ce jour la plus expérimentée au niveau opérationnel ».

Madjid Zerrouky


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