Productivisme, huile de palme, FNSEA et Total : duel entre pollueurs

samedi 23 juin 2018.
 

La FNSEA bloque des raffineries de Total jusqu’à mercredi 13 juin et proteste contre l’importation d’huile de palme pour fabriquer des agrocarburants. Mais le modèle agricole productiviste défendu par le syndicat est lui aussi destructeur pour l’environnement.

Il y a plusieurs manières de lire le conflit qui oppose le syndicat agricole FNSEA au groupe Total au sujet de sa raffinerie de la Mède (Bouches-du-Rhône), qui doit produire 500 000 tonnes de biodiesel par an, à partir de cet été. Jusqu’à mercredi, des militant·e·s de la première organisation professionnelle agricole perturbent et parfois bloquent des raffineries et des dépôts de pétrole, afin de dénoncer notamment l’importation d’huile de palme pour fabriquer des agrocarburants.

« Les importations qui ne respectent pas les normes françaises, sans étiquetage sur les conditions de production, sans contrôles suffisants aux frontières, et à prix cassés à coups de dumping, vont totalement à l’encontre de la demande des consommateurs de plus de traçabilité et de qualité », expliquent Christiane Lambert, présidente de la FNSEA, et Jérémy Decercle, à la tête des Jeunes Agriculteurs, dans un communiqué [1].

Ce conflit regroupe en fait une triple discorde :

Un conflit économique. Les fournisseurs historiques de biodiesel en France, qu’ils produisent très majoritairement à partir d’huile de colza, voient d’un très mauvais œil l’arrivée d’un nouvel acteur sur le marché : le pétrolier Total. La multinationale veut produire de l’agrocarburant en utilisant la technique de l’hydrotraitement de l’huile végétale (HVO), qui permet de fluidifier l’huile de palme. Cette matière première importée massivement d’Indonésie et de Malaisie est moins chère que l’huile extraite du colza – et dans une moindre mesure du tournesol – sur le sol français.

Les agriculteurs français bénéficient d’une forte politique publique de soutien depuis le milieu des années 2000 pour développer la culture de colza. D’abord pour compenser les effets du gel des terres issu de la réforme de la PAC, puis pour mettre en œuvre les objectifs climatiques européens : 10 % de renouvelables dans les transports d’ici à 2020. La France a choisi d’incorporer le biodiesel dans le gazole à hauteur de 7,7 % et l’éthanol dans l’essence pour 7 %.

Selon la Cour des comptes, dans un rapport de 2016 [2], le cumul des exonérations fiscales du secteur des agrocarburants s’élève à 3,6 milliards d’euros entre 2005 et 2014, dont 2,3 milliards pour la filière biodiesel. Le groupe Avril, dirigé jusqu’à son décès par Xavier Beulin, ancien président de la FNSEA, exerce un quasi-monopole sur la fabrication de biodiesel en France, avec ses produits commercialisés sous la marque « Diester ». Pour les magistrats de la Cour des comptes, il a bénéficié d’une « rente de situation ». Pour Sylvain Angerand des Amis de la Terre, ce soutien public au secteur a créé « un marché artificiel. Il est économiquement plus rentable de produire de l’huile de colza pour en faire du carburant que de l’huile alimentaire ».

Un conflit « douanier ». C’est ce système économique qui se retrouve aujourd’hui menacé par la mondialisation du marché de l’huile de palme. Total va importer d’énormes quantités d’huile de palme, profitant du faible prix de cette matière première, au détriment de la filière française qui repose sur une technologie vieille de dix ans, l’estérification. Pour justifier son action, la FNSEA se décrit en « lanceur d’alerte pour les consommateurs » et dénonce la signature des accords de libre-échange, comme le CETA (entre l’UE et le Canada) qui « permet l’importation de produits contenant 46 molécules interdites en France ». Pour le syndicat, « le gouvernement ouvre grand les portes à l’importation distorsive de produits alimentaires qui ne respectent pas les standards de production français ».

Un conflit environnemental. L’extraction de l’huile de palme est un désastre écologique et la source de violences endémiques contre les habitant·e·s des forêts décimées pour y planter des palmiers : orangs-outans, gibbons, tigres… À l’inverse, la production de biodiesel à partir de colza ou de tournesol et d’éthanol à partir de blé, de maïs et de betterave permet de fournir aux éleveurs de l’alimentation pour leur bétail : drêches de blé et de maïs, pulpes de betterave, tourteaux de colza et de tournesol, qui constituent autant de substituts à l’importation de soja – très souvent OGM – et de protéines végétales.

Plus de la moitié de l’huile de palme importée en Europe sert à fabriquer du biodiesel, selon un rapport de l’ONG Transport & Environnement [3]. Le carburant fabriqué à partir d’huile de palme est le plus nocif , explique Laura Buffet, spécialiste au sein de T&E. On trouve 53 fois plus d’huile de palme dans les moteurs des véhicules européens que dans les produits de Colgate-Palmolive dans le monde entier, 38 fois plus que dans le Nutella et 16 fois plus que dans les produits alimentaires du groupe Unilever. Le problème principal vient du « changement d’usage des sols » : la destruction de forêts pour y cultiver des plantes destinées à fabriquer des agrocarburants.

Ces trois discordes ne doivent cependant pas cacher la dimension souterraine mais déterminante de cet affrontement : c’est un duel entre deux pollueurs. L’impact de l’exploitation de l’huile de palme est catastrophique sur l’écosytème. Mais le bilan de l’agriculture productiviste défendue bec et ongles par la FNSEA est tout aussi destructeur pour l’environnement.

L’élevage animal intensif prôné par le syndicat est une cause majeure de déforestation car, pour nourrir les cheptels, il faut faire pousser du soja. Or les cultures de protéine végétale entraînent la coupe massive d’arbres. On les retrouve ensuite dans les tourteaux de soja, de plus en plus cultivé sous forme d’OGM, qui alimentent le bétail français. Il est à ce titre très instructif de consulter les amendements déposés par les Jeunes Agriculteurs au projet de loi « Agriculture et Alimentation », devant la commission des affaires économiques du Sénat, pour ses séances du 10 au 13 juin. L’un d’entre eux propose de supprimer purement et simplement l’article créant l’étiquetage « nourri sans OGM » pour les denrées alimentaires animales ou d’origine animale.

Les champs de colza défendus par la FNSEA font partie des cultures arrosées d’insecticides néonicotinoïdes, ces produits tueurs d’abeilles, explique Camille Dorioz pour France Nature Environnement. Le colza est victime d’un prédateur, le méligèthe, combattu par ce produit hautement toxique. Des alternatives existent, les néonicotinoïdes sont en train d’être interdits. Mais le temps de la mise en œuvre de cette prohibition laisse perdurer l’usage de ces substances nocives.

La culture de colza, même en France, contribue au changement d’affectation des sols : si l’on remplace un hectare de culture alimentaire sur notre territoire par une parcelle pour les agrocarburants, cet hectare sera compensé quelque part dans le monde par une autre mise en culture. Et représente ainsi une source indirecte de déforestation, elle-même source d’émissions de CO2 et destructrice de biodiversité. Le calcul exact de cet impact carbone est très difficile à établir, mais c’est la raison pour laquelle le bilan climatique des agrocarburants est jugé très mauvais par la plupart des ONG écologistes.

L’agriculture productiviste, même bien de chez nous et étiquetée « made in France », détruit les sols par la monoculture et en les saturant d’engrais ainsi que de pesticides. Elle contamine les ressources en eau, pourtant de plus en plus précieuse à l’heure du changement climatique. Elle enferme les agriculteurs et les agricultrices dans un modèle économiquement condamné par la concurrence mondialisée.

La bataille de la FNSEA contre Total ne doit pas rester un affrontement entre deux acteurs majeurs. Il est urgent que citoyen·ne·s et pouvoirs publics s’en saisissent pour exiger un aggiornamento agricole : pour un soutien massif aux cultures locales et vivrières mais dans le sens de la transition écologique et solidaire. Autrement, les conséquences économiques et environnementales promettent de devenir difficilement réversibles.

JADE LINDGAARD

Notes

[1] http://www.fnsea.fr/presse-et-publi...

[2] https://www.ccomptes.fr/sites/defau...

[3] https://www.transportenvironment.or...


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