Les réfugiés, une bonne affaire

lundi 4 juin 2018.
 

Comme dans tous les salons internationaux, les stands sont bardés d’affiches aux couleurs vives, de photographies aguichantes et d’hôtesses apprêtées. Des hommes en costumes cintrés échangent ostensiblement leurs cartes de visite. Parmi les présentoirs, de larges maquettes de conteneurs bien alignés ; des villes miniatures dans lesquelles règnent l’ordre et la propreté. « Je peux vous envoyer toutes les informations à propos de nos camps. Miniers, pétroliers, militaires ou de réfugiés : comme vous voulez », annonce fièrement Mme Clara Labarta, représentante de la société de logistique espagnole Arpa, à un homme qui se dit simplement l’envoyé d’un « gouvernement africain ». Derrière son stand, une large photographie d’un camp de base regroupant divers types de tentes et des hélicoptères. « Nous travaillons d’abord comme fournisseur d’équipements militaires pour le ministère de la défense espagnol, mais nous sommes ici pour comprendre le marché humanitaire. C’est un marché très complexe, avec toutes sortes d’agences », poursuit-elle.

La foire organisée parallèlement au premier Sommet humanitaire mondial de l’Organisation des Nations unies (ONU), en mai 2016 à Istanbul, a réuni avec force publicité plus de six cents exposants venus du monde entier. Elle témoigne d’une évolution assumée des organisations internationales chargées des camps de réfugiés : l’association de plus en plus étroite du secteur privé à l’action humanitaire. Plusieurs fois par an, à Dubaï ou à Bruxelles, de gigantesques salons commerciaux réunissent les grandes agences onusiennes, les organisations non gouvernementales (ONG) traditionnelles et des sociétés privées, de la jeune entreprise locale aux plus grandes multinationales. À Istanbul, les présentoirs de vendeurs de drones, lampes photovoltaïques ou kits alimentaires côtoyaient les stands des sociétés de services financiers MasterCard Worldwide ou des grands cabinets d’audit et de réduction des coûts en entreprise, Accenture et Deloitte. On passe sur la présence d’un émissaire de la société de notation en ligne de services hôteliers TripAdvisor à des tables rondes consacrées aux déplacements de populations réfugiées.

« C’est aujourd’hui un énorme secteur. Certains l’appellent “l’industrie de l’aide”. Nous savons que cela représente au moins 25 milliards d’euros par an. Évidemment, d’un point de vue commercial, il y a de l’argent à faire, et, pour cette industrie, une nouvelle efficacité à prouver », constate M. Ben Parker, directeur jusqu’en 2013 du Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies (Unocha) en Syrie et en Afrique de l’Est.

Bien visible parmi les centaines d’exposants, un stand particulièrement prisé des entrepreneurs permet de mieux comprendre les logiques à l’œuvre. On y découvre une tente pour réfugiés contenant un faux service à thé et la reproduction photographique grandeur nature d’une famille syrienne particulièrement avenante. Le stand est géré par le grand ordonnateur des camps dans le monde, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). La tente, elle, est financée par la célèbre marque d’ameublement suédoise Ikea. M. Per Heggenes, président de la fondation du groupe et chargé du programme, se montre dithyrambique sur son nouveau produit, qui évoque les meubles en kit vendus habituellement aux particuliers. « Elle n’est pas transparente comme les autres tentes, et préserve donc mieux la dignité des réfugiés. On peut fermer les portes, il y a des fenêtres, de l’isolation. Cela offre une qualité de vie très différente à des personnes qui sont déplacées pour longtemps. (...) Le modèle est plus solide ; sur le long terme, cela revient donc moins cher pour le HCR d’investir dans nos tentes. »

Depuis 2010, la Fondation Ikea, domiciliée aux Pays-Bas, finance intégralement une entreprise à responsabilité sociale : Better Shelter (« un meilleur abri »). Installée en Suède, cette société a signé avec le HCR un contrat portant sur trente mille tentes pour un montant de près de 35 millions d’euros. Le produit en kit a déjà été envoyé dans des camps de réfugiés du HCR en Éthiopie, en Irak, au Soudan du Sud ou encore au Kenya. Pour M. Heggenes, ce partenariat commercial ne s’oppose en rien à l’esprit humanitaire : « Pour moi, ce n’est pas “faire du profit” ou “faire de l’humanitaire”, mais plutôt : faire du profit d’un côté, et en même temps du développement (...). De toute façon, les profits que génère Better Shelter doivent être réinjectés dans l’entreprise sociale ou dans notre fondation. »

« Vous ne pouvez pas savoir combien de CV je reçois chaque jour »

Si le géant suédois communique aujourd’hui largement sur le succès de son partenariat dans ses catalogues de vente de meubles, M. Parker se montre, lui, beaucoup plus dubitatif quant à la place qui lui est accordée dans les camps : « Lorsque je travaillais au Kenya, en 2011, il y a eu une grave sécheresse dans la partie du pays où se trouve ce très grand camp de réfugiés pour Somaliens, Dadaab. On nous a dit à l’époque qu’Ikea allait donner 60 millions de dollars juste pour Dadaab. Et c’était en lien avec ce concept de tentes, d’abris magiques qui seraient construits pour fournir aux réfugiés des conditions de vie formidables. Dadaab avait-il vraiment besoin à l’époque de nouveaux habitats design ? Très franchement, je ne pense pas. Parfois, aujourd’hui, le secteur privé essaie d’explorer de nouveaux marchés à travers le secteur caritatif ; c’est probablement ce qui se passe avec Ikea. C’est bien vis-à-vis des actionnaires ; pour les réfugiés, je suis moins sûr. » En 2016, Ikea n’était pas seulement fournisseur de tentes, mais aussi premier donateur privé du HCR, à hauteur de 32 millions d’euros.

À Genève, l’imposant siège de verre de l’organisation onusienne abrite près de mille salariés, principalement chargés de la gestion des camps de réfugiés pour les États qui ne peuvent en assurer la logistique. Avec une particularité importante : si l’agence dépend officiellement de l’ONU, elle est en réalité financée par quelques grandes puissances qui dictent sa politique et ses priorités. En 2016, les États-Unis fournissaient près de 40 % d’un budget avoisinant les 7 milliards d’euros. Traditionnellement, l’Allemagne, le Royaume-Uni, le Japon et la Suède complètent chaque année le budget. « Nous mettons maintenant en place des partenariats avec le secteur privé pour plus d’efficacité, explique Mme Melissa Fleming, porte-parole de l’organisation à Genève. Dans une certaine mesure, cela revient à professionnaliser notre travail. Le système humanitaire a grandi ; c’est devenu une profession d’être un humanitaire. »

Mais une profession en manque de ressources. Pour faire des économies, l’agence a créé en 2012 une branche intitulée « Laboratoire Innovation », destinée à lancer de nouveaux partenariats : Ikea pour l’habitat, la société de livraison américaine United Parcel Service (UPS) pour la logistique d’urgence, et bientôt Google pour l’apprentissage scolaire. Interrogé sur le risque de voir ces sociétés prendre une place croissante dans les processus de décision, le HCR répond invariablement que leur participation financière reste encore marginale comparée à celle des États. Pour autant, les partenariats conçus à l’origine comme de simples donations prennent de nouvelles formes. Selon M. Parker, l’agence a mis le doigt dans un engrenage dont il devient difficile de sortir : « La Fondation Ikea a promis des dizaines de millions de dollars au HCR. Et, maintenant, elle a envoyé quelqu’un en Suisse pour voir ce qu’il advient de son argent. Au début, je crois que le HCR imaginait pouvoir simplement recevoir du personnel bénévole et des dons. Il est en train d’apprendre que ce n’est pas vraiment comme cela que fonctionne le secteur privé. (...) Les entreprises ne viendront pas sans contreparties. Que dire si Ikea, par exemple, décide de tester du matériel dans les camps de réfugiés ? » Et comment réagir lorsque des parlementaires européens révèlent, comme cela s’est produit en février 2016, qu’Ikea est impliqué dans un vaste scandale d’évasion fiscale, échappant à l’impôt dans des États qui financent le HCR (La Tribune, 13 février 2016) ? L’agence de l’ONU n’en a jamais entendu parler...

Au-delà de l’utilité plus ou moins réelle des tentes Ikea se pose la question du modèle économique et des forces politiques auxquels se soumet aujourd’hui l’agence chargée du sort de millions de personnes déplacées à travers le monde. Dans le cercle fermé et souvent confidentiel de l’humanitaire, les French doctors, ces médecins hérauts de causes ignorées qui, dans les années 1970, partaient à quelques-uns monter des dispensaires en Afrique, se voient dorénavant remplacés par des gestionnaires diplômés des écoles de commerce ou des facultés de droit du système universitaire mondialisé. « Vous ne pouvez pas savoir combien de CV je reçois chaque jour. Un nombre incroyable de personnes veulent faire ce travail ; notamment des jeunes qui cherchent un sens à leur vie et qui me disent : “Finalement, je ne veux plus travailler à Wall Street” »,confirme Mme Fleming. Pour ces nouveaux cadres de l’humanitaire, bien souvent nourris aux théories économiques néoclassiques, le remplacement des vieilles ONG par les entreprises privées, considérées comme plus compétentes, relève de l’évidence.

Mais le renouvellement générationnel ne saurait expliquer à lui seul cette avancée du marché au sein d’un HCR aux responsabilités de plus en plus étendues. L’influence permanente du grand pays donateur (les États-Unis) conduit peu à peu l’agence à se conformer au modèle managérial dominant ; un modèle qui valorise à l’extrême la notion d’efficacité et les matrices de rentabilité. Historien des camps de réfugiés à l’université de Glasgow, Benjamin White observe depuis quelques années cette transformation : « En créant une logique de financement par appels d’offres, par définitions et quantifications permanentes des besoins, les États, et principalement les États-Unis, ont obligé l’organisation à fonctionner comme une entreprise, avec ses services de marketing, de “redevabilité” et d’évaluation, avec un budget pérenne. Les grandes ONG, comme Care ou le Norwegian Refugee Council, fonctionnent sur le même modèle. On peut dans ces cas-là parler d’entreprises humanitaires. »Si l’agence refuse d’admettre officiellement cette influence américaine directe sur son modèle de gestion, sa porte-parole confesse néanmoins que son premier bailleur opère un tri entre les crises : « Ce n’est pas nous qui choisissons ; ce sont nos donateurs qui, parfois, prennent cette décision. Il existe des situations tout aussi tragiques qu’en Syrie, par exemple au Soudan du Sud ou en Centrafrique, mais les financements ne seront accordés que pour les Syriens. »

Des cartes bancaires virtuelles pour effectuer ses achats

Dans la lumière ocre du matin, la terre poussiéreuse se soulève en gigantesques nuages et des grappes de linge se balancent, accrochées aux rebords de conteneurs jaunis par le temps. Entourés par un désert hostile, des enfants jouent sur une balançoire de fortune fabriquée à l’aide de vieux pneus. Loin de l’image lisse et chatoyante des maquettes du salon humanitaire, le camp de Zaatari, ouvert en Jordanie en 2012 par le HCR à moins de quinze kilomètres de la frontière avec la Syrie, abrite aujourd’hui plus de 80 000 réfugiés de ce pays. Trois ans après son ouverture, le Programme alimentaire mondial (PAM), l’organisme de l’ONU chargé de la distribution de nourriture, a décidé d’y introduire pour la première fois de son histoire l’économie de marché. Les colis alimentaires ont été remplacés par deux supermarchés concurrents : Safeway — simple homonyme du géant américain — et Tazweed, une filiale d’un groupe alimentaire koweïtien qui se consacre spécifiquement aux camps de réfugiés. « Le fait d’avoir deux supermarchés aux logiques commerciales affichées, dans lesquels vous pouvez, avec 1 dollar par jour, dépenser ce que vous avez et ce que vous voulez, a transformé les gens en consommateurs heureux »,proclame M. Kilian Kleinschmidt, qui a dirigé le camp pour le compte du HCR entre 2013 et 2016 et qui défend ardemment ce nouveau système, selon lui beaucoup moins onéreux.

L’économie informelle qui se développait peu à peu grâce aux réfugiés eux-mêmes au sein du souk de Zaatari s’est heurtée à l’arrivée de ces nouveaux acteurs aux logiques agressives. Une carte bancaire virtuelle, provisionnée par le HCR et le PAM à hauteur de 50 dollars par mois pour chaque réfugié syrien, mais ne fonctionnant que dans les deux supermarchés concurrents de Zaatari, permet aux nouveaux « clients » de retrouver les joies de la consommation en grande surface. « Nous sommes spécialisés dans les camps. Nous avons déjà travaillé en Irak et au Yémen pour le HCR,déclare, au milieu de larges étals remplis de produits importés du Koweït, M. Laith Al-Jazi, responsable du développement du groupe Tazweed. Je pense que la concurrence est quelque chose de sain. Cela garantit les meilleurs services, les meilleurs prix pour les réfugiés, ou plutôt — laissez-moi utiliser ce terme — pour les bénéficiaires. »

Dans ce marché captif, le PAM assure limiter les profits des deux supermarchés à 5 % de leur chiffre d’affaires. Mais M. Kleinschmidt, aujourd’hui consultant indépendant et très influent dans le secteur, souhaiterait pousser encore plus loin ce système de sous-traitance privée et en finir avec le modèle dépassé de l’humanitaire-providence. Pourquoi ne pas facturer directement aux réfugiés qui ouvrent des échoppes dans les camps les services humanitaires qu’ils reçoivent ? « C’est très malsain, pour moi, ce système d’assistance généralisée. Alors quoi ? Vous revenez ensuite dans votre pays d’origine et vous demandez à votre gouvernement : “Que puis-je avoir gratuitement ?” Acceptons le fait que toute chose a un prix, et que le système économique actuel est fondé sur le fait que chaque service que vous recevez doit être monnayé. »

Au début des années 1980, dans une intervention militante à propos des boat people du Vietnam, le philosophe Michel Foucault déclarait : « Les réfugiés sont les premiers enfermés dehors ! » Pouvait-il imaginer qu’ils devraient un jour payer pour cela ?

Nicolas Autheman

Le Monde diplomatique


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