Souvenirs de mai 1968, début de 50 ans de militantisme politique

jeudi 7 juin 2018.
 

En mai 1968 je suis âgée de 15 ans et demi et élève de première C (mathématiques) au lycée Marie-Curie à Sceaux. C’est un lycée de jeunes filles (2500 élèves en 1958), la majorité des lycées de l’époque n’étant pas mixte.

Le système éducatif est alors très différencié socialement.

Jusqu’en 1959, les cours complémentaires annexés aux écoles primaires permettent à quelques enfants des milieux populaires, notamment des jeunes filles, de dépasser l’enseignement primaire à une époque où seuls les enfants de la bourgeoisie, à l’exception de quelques boursiers, ont accès à l’enseignement secondaire. En 1959 l’examen d’entrée en 6ème est supprimé et la scolarité obligatoire passe de 14 ans à 16 ans.

Puis sont créés les CEG (collège d’enseignement général) où vont très majoritairement les élèves des classes populaires. Ils peuvent sortir avec le certificat d’études à 14 ans ou s’ils sont bons élèves aller jusqu’en 3ème où ils passent le brevet élémentaire. Ce brevet permet d’entrer dans la vie active notamment dans le secteur des services qui commence à se développer (banques, assurances). Passer du CEG au lycée est alors très difficile. En 1970, il y a encore 67% des enfants d’ouvriers qui arrêtent leurs études avant 15 ans.

Il y a 1 100 000 élèves dans le secondaire en 1950, 2 628 000 en 1960 et 4 654 000 en 1970.

En 1969, année où je passerai mon bac, seulement 14,4% de la classe d’âge obtient un bac général et 1,7% un bac technique sachant que le taux de réussite est de 66% et que seuls 32% ont une mention contre 54,3% en 2012. Le nombre d’enfants d’ouvriers ayant la chance de passer le bac à l’époque est faible. Le lycée est un lycée élitiste, peu ouvert aux classes populaires, avec un recrutement sur dossier et non en fonction d’une carte scolaire.

Pour ma part, j’ai vécu ces années de lycée comme une humiliation sociale assez permanente. J’étais boursière, nous étions 2 dans la classe. L’administration n’avait rien trouvé de mieux que de passer dans les classes pour faire payer la cantine en remettant les mandats à toutes les élèves puis en dernier aux deux boursières ! Pas stigmatisant ! En plus j’étais de parents divorcés, ce qui était exceptionnel et athée à une époque, 1962 et 1963, où les retraites de communion se déroulaient encore dans les locaux du lycée, pourtant lycée public ! Et évidemment la majorité des élèves y participait. Heureusement j’étais très bonne élève bien que très timide (ce qui peut sembler bizarre pour celles et ceux qui me connaissent aujourd’hui).

A l’époque toute activité politique est sévèrement interdite dans les lycées.

En 1965, j’ai 13 ans, je suis en 3ème et c’est l’élection présidentielle. La classe est majoritairement pour De Gaulle mais moi je prends position pour Mitterrand ce qui m’amène à me battre avec une autre élève. Je serais exclue quelques jours pour l’avoir fait à coup de poings et non comme « une jeune fille de bonne famille » qui se contente de tirer les cheveux ! Ma mère appréciera peu mais cela fera beaucoup rire mes frères qui m’avaient effectivement appris à me défendre ainsi. Cette même année nous ferons une grève de la faim, à laquelle je participerai, pour protester, à vrai dire abusivement, contre les repas de la cantine.

Au lycée existe un club Unesco qui m’amène à m’investir dans la lutte contre la faim dans le monde. Mais je prendrai peu à peu conscience que vendre des pains au chocolat en solidarité ne change rien au fonds. C’est aussi l’époque de la guerre du Vietnam et de même que ma famille était pour l’indépendance de l’Algérie, elle est contre cette guerre même si personne ne participe aux manifestations.

J’habite à l’époque à Châtillon-sous-Bagneux, une commune communiste de la banlieue rouge. Avec mes frères nous fréquentons assidûment le centre culturel, privilège des communes PCF. Nous avions ainsi accès à des films et à des expos que nous n’aurions jamais vu autrement. Je fréquentais aussi beaucoup la bibliothèque et m’éveillais ainsi à la politique. De plus, dans notre immeuble habitaient plusieurs anciens du PCF qui avaient rompu en 1956 au moment de l’intervention soviétique en Hongrie. La JC essaiera de me recruter mais ces fréquentations d’anciens communistes portaient notre famille vers le rejet du stalinisme.

Dans ce bouillon pré mai 68, la vie au lycée était morose. Tout était interdit : interdit de porter un pantalon, interdit évidemment de se maquiller, interdit de porter des nu-pieds, des tennis, d’avoir les cheveux non attachés, de pratiquer le saut en hauteur selon la méthode ventrale … Les cours de secourisme donnés par la Croix Rouge furent aussi arrêtés sous la pression de parents d’élèves, les formateurs étant de jeunes bénévoles masculins, Le fait d’être vue avec un garçon à proximité du lycée valait sanctions. Mes camarades de classe jouaient au bridge aux récréations. J’étouffais et je suppliais ma mère de me changer de lycée. Mais elle ne voulait rien entendre.

Nous n’avions pas la télé aussi les premiers événements sont entrés chez nous par l’intermédiaire de la radio. Un de mes frères était en terminale, l’autre travaillait déjà. Tous deux ont plongé immédiatement dans la mobilisation, en faisant ainsi résonner les échos à la maison.

A Marie-Curie, les lycéens de Lakanal, le lycée de garçons bien plus politisé, sont venus immédiatement nous interpeller. Et c’est ainsi que Marie-Curie, peu réputé jusque là pour sa politisation, a fait partie des lycées qui ont débrayé assez tôt. C’était comme une libération, enfin le sentiment de pouvoir vivre. Le lycée ne fut jamais occupé de nuit et des cours ont continué pendant tout mai 68 parallèlement aux AG permanentes et aux groupes de travail sur la réforme de l’éducation. Je me suis jetée à corps perdue dans le mouvement bien que ma classe de 1ère C continua les cours. A vrai dire nous étions peu de scientifiques à participer à la grève.

J’ai alors découvert la JCR , les maos, Lutte Ouvrière et l’UJFF Union des jeunes filles de France. Et oui au moment où une des revendications centrales des lycées de filles était la mixité, le PCF nous proposait des structures non mixtes ! Il faut se rappeler qu’en 1956, Jeannette Vermeersch, au nom de l’Union des femmes françaises, prend parti contre le « contrôle des naissances » et comme le reconnaît Laurence Cohen en 2005 « le mouvement de libération des femmes qui lutte pour la contraception et l’avortement est considéré comme un mouvement petit-bourgeois faisant diversion par rapport à la lutte de classe. »

J’ai aussi appris comment une AG pouvait être retournée par de simples prises de paroles lorsque après avoir voté pour accueillir les lycéens du lycée de Chatenay-Malabry, qui avait été évacué après son occupation, il a suffit d’une intervention de professeurs pour faire passer le vote de favorable à les accueillir à refus de peur de subir le même sort. J’ai alors découvert ce qu’était être minoritaire quand on décidait de ne pas céder à la peur et de défendre ses convictions même contre ses camarades et contre les profs. La proviseure, prof de français latin grec, ne supportera pas de nous voir manger nos sandwichs sur les marches de l’escalier d’honneur et dépassée par les événements renoncera à son poste.

Je viens d’une famille de résistants déportés (ma mère, mon père, ma grand-mère) avec des débats à n’en plus finir sur la justesse ou non des attentats contre les allemands et sur le fait de réserver les armes aux hommes (il n’y en avait tellement peu comme m’expliquait mon parrain, dirigeant de l’OCMJ, Organisation Civile et Militaire Jeunes). J’en garde une solide éducation antifasciste. Aussi lors de ma première participation à une manifestation devant la sous-préfecture d’Antony, je ne comprends pas le slogan CRS-SS.

Je rejoins le CAL, comité d’action lycéen

A l’écoute des radios mais aussi de mes frères lorsqu’ils repassent par la maison pour se changer, l’envie d’aller voir ce qui se passe à la Sorbonne me démange et je décide donc d’y aller en stop avec une amie, il ne faut pas oublier qu’il n’y a plus de transports. Le retour à la maison fut moins glorieux, ma mère appréciant peu cette initiative, malheureusement pour moi soutenue par mes frères qui gardaient encore des restes de l’éducation très stricte que nous avions reçu. Il faut dire qu’à l’époque une jeune fille de 15 ans ne se promenait pas seule et encore moins en stop et dans une ville en ébullition. La majorité est alors à 21 ans et ce jusqu’au 5 juillet 1974 où elle passera à 18 ans.

Ces semaines de grève me vaudront un refus de passer en terminale C. N’ayant qu’une obsession, quitter le lycée, je me poserai même la question de passer mon bac en 68 en candidate libre mais renonçais faute de savoir quoi faire ensuite, et me résignais à passer en terminale D, c’est à dire sciences. C’était une sanction absurde car je n’étais pas bonne en sciences naturelles et par contre avait obtenu quasiment chaque année depuis la sixième un prix ou un accessit de mathématiques, puis des accessits en physique et chimie. Ma mère rêvait de me voir rejoindre l’école de physique et chimie de Paris. Mai 68 vint briser ce rêve d’une mère qui n’avait pas eu la chance de pouvoir faire des études et qui avait donc investi énormément dans ses enfants et qui m’avait constamment répété qu’une femme devait avoir un métier pour ne pas dépendre d’un homme. Elle voulait que la leçon douloureuse de sa vie évite à sa fille de se retrouver dans la même situation. Je lui en saurai gré à tout jamais.

En août, je suis en vacances en Espagne au moment de l’intervention soviétique à Prague. L’espagnol, appris en seconde langue au lycée, me permet de discuter avec de jeunes espagnols. Il faut remarquer d’ailleurs qu’à l’époque l’enseignement de l’espagnol était assez orienté avec en première par exemple des poèmes de Federico Garcia Lorca, alors censuré en Espagne, des textes autour de la guerre d’Espagne et en terminale l’étude de José Marti et y compris de textes de Che Guevara et Fidel Castro. Et comme une de mes profs était fille de Républicains espagnols, j’ai ainsi appris au lycée non seulement l’histoire du monde hispanique mais aussi l’amour de la langue et de la littérature.

A la rentrée je continue avec le CAL et je deviens déléguée de classe. La possession d’un vieux solex offert par un voisin, ajouté à mes activités sportives qui me servent à justifier mes absences vis à vis de ma mère, me permettent des occupations militantes en dehors du lycée. Ce subterfuge s’écroula le jour où j’oubliais mes affaires de sport et mes déplacements furent rendus plus difficiles une fois le moteur du solex perdu dans une côte.

Pour la première fois de ma scolarité, il m’arrive de sécher des cours et de passer des heures au parc de Sceaux dans des discussions enflammées avec une copine qui a rejoint les maos et essaie de me convaincre de la suivre. Mais mon rejet de Staline tout comme le refus du culte de la personnalité me tiendront toujours éloignée de cette mouvance. Par contre je me laisse approcher par Lutte Ouvrière pendant quelque temps. Mais les discussions tourneront court lorsqu’on m’expliquera, que faute d’argent de poche, il faut que je vole ma mère pour donner à LO tout comme l’explication que la lutte des vietnamiens est une lutte petite bourgeoise puisqu’il n’y a pas de prolétariat.

Je décroche mon bac D en juin 1969 avec mention assez bien et, faute d’idée précise sur quel métier envisager, je m’inscris en histoire à Censier et en économie à Assas (Tolbiac n’existe pas). L’époque de la bonne élève est derrière moi et la politique passera dorénavant avant les études, ce que je déconseille totalement aux jeunes d’aujourd’hui. Mais l’époque était au plein emploi et la révolution pour le jour suivant !


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