Mai 68 dans les entreprises (articles NPA)

vendredi 1er juin 2018.
 

- 3) 68 : La plus grande grève générale de l’histoire de France
- 2 «  Une grève dont l’ampleur et la logique poussaient les masses elles-mêmes à déborder les revendications immédiates  » (Ernest Mandel)
- 1) Grève et occupation à Renault Billancourt

3) 68 : La plus grande grève générale de l’histoire de France

En permettant la jonction du mouvement étudiant et du mouvement ouvrier, la manifestation du 13 mai donna à ce dernier une nouvelle confiance en ses forces, ce qui aboutit à la plus grande grève générale que la France ait jamais connue.

La manifestation du 13 mai intervint dans un contexte de montée en puissance de la contestation ouvrière. Conforté par l’union syndicale entre la CGT et la CFDT, le mouvement ouvrier avait engagé une lutte de longue haleine contre «  les ordonnances scélérates  » de casse de la Sécurité sociale que le gouvernement avait mises en place en août 1967. Surtout, la période avait vu éclater des conflits radicaux, à l’exemple de la lutte des OS de la SAVIEM à Caen, qui avait rencontré un tel soutien populaire que la ville s’était trouvée en état d’insurrection en janvier 1968, ou encore les grèves très dures de la Rhodiaceta qui avaient touché les usines de Besançon, Lyon-Vaisse et Saint-Fons en février-mars 1967.

Le succès de la manifestation du 13 mai, mais aussi les jonctions qui existaient un peu partout entre étudiantsE et salariéEs, redonnèrent un nouvel élan à ces luttes ouvrières.

Entre 7 et 10 millions de grévistes

Le soir du 14 mai, les ouvriers de Sud Aviation de Bouguenais votaient la grève, occupaient l’usine et séquestraient la direction. Le lendemain, l’usine de Renault Cléon se mettait en grève et le mercredi 16 mai, la grève s’étendait dans les autres usines Renault, avant de faire tache d’huile, le 17 mai, à la SNCF, à la RATP et à la poste. Le vendredi 18 mai, la grève se diffusait comme une trainée de poudre dans toutes les usines du pays et, le lundi 20 mai, elle sortait des usines pour se répandre dans l’ensemble des lieux de travail. Sans aucune consigne syndicale, la grève s’était ainsi diffusée par le bas et était devenue générale en moins d’une semaine.

À partir du 21 mai, la France compta pendant deux semaines entre 7 et 10 millions de grévistes, la grève ayant atteint un tel niveau qu’il était devenu impossible de compter précisément les grévistes. Dans un pays qui comptait alors 15 millions de salariéEs, la grève était majoritaire, atteignant un niveau bien supérieur aux grèves de 1936 qui n’avaient sans doute jamais rassemblé plus de 2 millions de salariéEs. La grève n’était pas seulement ouvrière puisqu’elle concernait aussi bien les ouvrierEs que les employéEs, les cadres que les comédienEs ou les journalistes de l’ORTF.

Haut niveau de radicalité

Les grèves de 1968 se caractérisèrent d’abord et avant tout par leur haut niveau de radicalité. Sous l’impulsion de jeunes ouvriers, mais aussi de jeunes ouvrières, les grévistes élaborèrent des revendications radicales qui, en dénonçant «  l’usine-caserne  », ne se limitaient pas à réclamer des augmentations de salaire ou une diminution du temps de travail, mais remettaient radicalement en cause le système. Cette radicalisation était entretenue par les liens qui se tissèrent un peu partout avec le mouvement étudiant, malgré l’opposition de la CGT et du PCF, mais avec le soutien de la CFDT qui avait des relations étroites avec la direction de l’UNEF.

Cette radicalité se trouva vite étouffée par la politique des directions syndicales, en premier lieu celle de la CGT qui refusait toute centralisation du mouvement. Malgré le caractère massif de la grève, celle-ci resta donc morcelée, entreprise par entreprise, sans jamais disposer d’une plateforme de revendications nationales. Par ailleurs, malgré le développement des idées autogestionnaires, les grévistes ne parvinrent pas, à de rares exceptions près, à établir un contrôle sur la production ou à se doter de coordinations locales et encore moins nationales. Dans ces conditions, la question d’un pouvoir ouvrier ne pouvait se poser et les directions syndicales ne voyait d’autre débouché que dans le cadre institutionnel, la CFDT travaillant au retour au pouvoir de Mendès France, tandis que la CGT optait pour la mise en place d’un gouvernement d’union de la gauche dans lequel le PCF aurait joué un rôle hégémonique.

Maigres acquis

Incapable de se poser comme prétendante au pouvoir, la classe ouvrière ne pouvait impressionner le gouvernement. Lorsque Pompidou réunit du 25 au 27 mai les directions syndicales au ministère des Affaires sociales, rue de Grenelle, il ne leur proposa que des miettes que les confédérations s’empressèrent d’accepter. Refusant de céder sur les ordonnances de 1967 ou encore sur la retraite à 60 ans, le gouvernement ne consentit qu’à des augmentations de salaire qui peuvent paraître importantes (35 % pour le SMIG et 10 % pour les autres salaires) mais qui, en l’absence de toute échelle mobile des salaires, devaient être balayées en quelques mois par l’inflation. Pour le reste, le gouvernement se contenta de reconnaître les sections syndicales d’entreprise mais se sentit suffisamment fort pour refuser le paiement des jours de grève.

On comprend que dans ces conditions les grévistes aient pu rechigner à arrêter leur mouvement. Benoît Frachon et Georges Séguy purent s’en apercevoir lorsqu’ils se heurtèrent aux huées massives des ouvriers de Renault-Billancourt, auxquels ils présentèrent le 28 mai le protocole d’accord de Grenelle. De fait, la grève se prolongea dans la première semaine du mois de juin et la reprise du travail ne se fit que dans la deuxième quinzaine de juin, entreprise par entreprise, souvent de manière extrêmement violente, comme par exemple à Peugeot-Sochaux où les CRS attaquèrent l’usine le 10 juin, ouvrant le feu et tuant deux ouvriers.

Si la grève générale de mai 1968 ouvrit un cycle de très fortes luttes ouvrières, elle n’obtint donc aucun acquis fondamental, ce qui explique qu’elle ait pu aussi facilement disparaître des mémoires collectives. Mai 1968 fut en effet tué une deuxième fois, en étant progressivement réduit à un mouvement étudiant, voire même à une simple contestation «  sociétale  », alors que le mouvement fut d’abord et avant tout marqué par une grève générale qui porta à échelle de masse l’espoir d’une transformation révolutionnaire de la société, sans toutefois pouvoir aboutir en raison du verrou que faisaient peser les directions syndicales et réformistes.

Laurent Ripart

2) «  Une grève dont l’ampleur et la logique poussaient les masses elles-mêmes à déborder les revendications immédiates  »

Extrait de Ernest Mandel, «  Leçons de Mai 68  », les Temps modernes, juillet 1968

Il y a une preuve bien plus convaincante encore du fait que les travailleurs voulaient, eux aussi, aller plus loin qu’une simple campagne routinière «  pour les salaires et de bonnes élections  ». C’est leur comportement partout où ils ont eu l’occasion de s’exprimer librement, où l’écran bureaucratique était ébranlé et tombé, où des initiatives ont pu se développer à partir de la base. On est loin d’avoir fait l’inventaire complet de ces expériences, mais la liste est déjà impressionnante  :

– à l’usine CSF de Brest, les travailleurs décidèrent de poursuivre la fabrication, mais produisirent ce qu’ils estimèrent, eux, important, notamment des «  walkie talkies  » qui aidaient les grévistes et manifestants à se défendre contre la répression  ;

– à Nantes, le comité de grève cherchait à contrôler la circulation vers et hors de la ville, en distribuant des permis de circuler et en bloquant par des barricades les accès à la ville. Il semble d’ailleurs que le même comité ait même émis des bons crédit acceptés comme monnaie par certains commerçants et cultivateurs  ;

– à Caen, le comité de grève a interdit tout accès à la ville pendant vingt-quatre heures  ;

– aux usines Rhône-Poulenc, à Vitry, les grévistes décidèrent d’établir des rapports d’échanges directs avec des cultivateurs, cherchèrent à étendre l’expérience à d’autres entreprises, et discutèrent du passage à la «  grève active  » (c’est-à-dire à la reprise du travail à leur propre compte et d’après leurs propres plans), tout en arrivant à la conclusion qu’il serait préférable de remettre cette expérience jusqu’au moment où plusieurs autres entreprises les suivraient dans cette voie  ;

– aux Cimenteries des Mureaux, les ouvriers ont voté en assemblée générale la révocation du directeur. Ils ont refusé d’accepter la proposition patronale de recommencer le vote. Le directeur en question a dès lors été renvoyé à une succursale de ces cimenteries où, par solidarité avec les gars des Mureaux, les travailleurs ont immédiatement déclenché une grève, la première dans l’histoire de cette usine  ;

– aux piles Wonder, à Saint-Ouen, les grévistes ont élu un comité de grève en assemblée générale, et, pour manifester leur réprobation de l’orientation réformiste de la CGT, ils se sont barricadés dans l’usine et en ont interdit l’accès aux responsables syndicaux  ;

– à Saclay, les travailleurs du centre d’énergie nucléaire ont réquisitionné du matériel de l’usine pour poursuivre la grève  ;

– aux chantiers navals de Rouen, les travailleurs ont pris sous leur protection des jeunes vendant la littérature révolutionnaire, et ont interdit l’accès de l’usine aux CRS qui les poursuivaient et qui cherchaient à les arrêter  ;

– dans plusieurs imprimeries parisiennes, les travailleurs ont soit imposé la modification d’une manchette (Le Figaro), soit refusé d’imprimer un journal (La Nation), quand le contenu était directement nuisible à la grève  ;

– à Paris, le CLEOP (Comité de liaison étudiants ouvriers paysans) a organisé des convois de ravitaillement approvisionnés auprès des coopératives agricoles, qui distribuèrent les produits dans les usines ou les leur vendirent au prix coûtant (poulets à quatre-vingts centimes, œufs à onze centimes, par exemple) ;

– chez Peugeot, à Sochaux, les travailleurs construisirent des barricades contre l’intrusion des CRS et chassèrent ceux-ci victorieusement de l’usine  ;

– aux usines Citroën, à Paris, une première tentative, modeste et embryonnaire, est faite pour réquisitionner des camions en vue de ravitailler les grévistes  ;

– cas peut être le plus éloquent  : aux Chantiers de l’Atlantique, à Saint-Nazaire, les travailleurs ont occupé l’entreprise en refusant dix jours durant de déposer un cahier de revendications immédiates, malgré la pression constante de l’appareil syndical.

Lorsqu’on complétera cette liste, comment pourra-t-on contester qu’elle exprime la tendance spontanée de la classe ouvrière à prendre en main son propre sort et à réorganiser la société d’après ses convictions et son idéal  ? Sont-ce là des manifestations d’une grève purement revendicative, d’une grève «  quelconque  », ou d’une grève dont l’ampleur et la logique poussaient les masses elles-mêmes à déborder les revendications immédiates  ?

1) Grève et occupation à Renault Billancourt

Renault Billancourt est, en 1968, une usine de 38000 travailleurEs où sont représentées 56 nationalités parmi lesquelles prédominent Algériens, Marocains et Portugais.

La CGT est majoritaire dans l’usine de Renault Billancourt, et le PCF l’organisation politique la plus importante. N’ont cessé de se manifester depuis 1945, dans et devant l’usine, divers groupes politiques, principalement de références trotskiste ou anarchiste. La « forteresse ouvrière » est sans doute l’usine de France la plus « politique ».

Depuis la fin de la guerre d’Algérie, la « routine syndicale » a repris son cours. Mais avec l’irruption du mouvement étudiant et les barricades, la répression policière est massivement perçue chez Renault comme inacceptable. L’appel des confédérations à la grève pour le lundi 13 mai est ressenti positivement. C’est le déferlement à la République. Fraternité retrouvée !

Les événements se précipitent. Le 14 mai, grève avec occupation à Sud Aviation. Le mercredi 15 mai, la grève démarre à Renault Cléon. Partout le sentiment que cette fois il faut y aller est dominant. Entre les usines Renault, les contacts s’établissent. Il n’y a pas internet, mais le téléphone fonctionne à plein régime. Et le jeudi 16 mai, c’est parti à Billancourt.

De la place Nationale, les professionnels du département 11 de l’atelier d’outillage central, déferlent en direction de l’Ile Seguin. La fusion est réalisée, délégués en tête, entre OS et ouvriers professionnels. Tout le monde est dans le coup. Enthousiasmant ! Vendredi 17 mai, la grève se généralise. L’usine est bloquée. La direction de l’usine et les cadres ont déserté les locaux.

L’occupation commence, différente de celle de 1936. Les grévistes font des apparitions ponctuelles, l’occupation étant le fait des militants et proches sympathisants des syndicats (les transports en grève ne facilitant pas les déplacements). Les travailleurs immigrés sont massivement présents. Pas d’assemblée générale quotidienne mais regroupement des occupants par atelier ou département.

Les militants d’extrême gauche présents dans l’usine interviennent dans leur secteur. Mais aucun d’entre eux ne modifiera le cours du mouvement.

Si les revendications pour la retraite à 60 ans, les 40 heures et l’augmentation des salaires avec l’échelle mobile soudaient les travailleurs, et si des discussions abordaient la question du rôle et du pouvoir des travailleurs dans une entreprise nationalisée comme Renault, la perspective politique n’apparaissait pas clairement.

De temps à autre un rassemblement général se faisait au carrefour Zola, où chaque syndicat s’exprimait. Alors que des revendications spécifiques (logement, formation professionnelle, promotion, alphabétisation) sont élaborées dans des commissions réunies pendant la grève, les immigrés pourtant majoritaires dans le mouvement se sont vus refuser le micro. À l’initiative de militants algériens et portugais expérimentés, un tract reprenant ces revendications fut rédigé à l’attention de leurs compatriotes.

Le sentiment diffus d’être « noyés » dans le mouvement général, né pendant ces journées d’occupation, eut des conséquences durables dans les décennies suivantes. Alors que jusqu’alors les luttes spécifiques des travailleurs immigrés avaient été marquées dans l’usine par la question nationale, Mai 1968 a été un moment clé de leur insertion dans le mouvement social autour de leurs revendications spécifiques de travailleurs et d’OS.

Clara et Henri Benoits, délégués du personnel CGT à Renault Billancourt en mai 1968

* « Mai 68 à Renault Billancourt : comment la grève et l’occupation ont commencé ».


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