1968 "l’essor du collectif", "l’aspiration à l’émancipation" (Ludivine Bantigny)

samedi 26 mai 2018.
 

Pour Ludivine Bantigny, historienne auteure de « 1968, de grands soirs en petits matins », la contestation ne constitue pas l’amorce d’un individualisme mais l’essor du collectif, « non plus la concurrence mais la solidarité, non plus la compétition mais le commun »

Avec 1968, de grands soirs en petits matins, publié ce mois-ci aux éditions du Seuil, l’historienne Ludivine Bantigny sort du Quartier latin et sillonne ce pays qui, durant deux mois, de la Creuse à la Meuse, de la Bretagne à la région marseillaise, partout, vit un événement qui « suspend le temps et le rend extraordinaire ». Des archives départementales aux papiers de l’Elysée, elle a revécu, à travers les débats, les corps et les émotions, ce mouvement social inédit. Ludivine Bantigny ne s’en cache pas : souvent elle a été émue, touchée politiquement par ce qu’elle a lu. Elle montre 68 dans « sa matérialité historique », mais pour mieux lui redonner aussi toute sa conflictualité.

Sonya Faure , Cécile Daumas - Quel 68 faut-il commémorer ?

Ludivine Bantigny – 1968 est multiple. On s’est focalisé sur les étudiants mais, ce qui frappe, c’est la diversité sociale des mobilisations. On croise sur les barricades plongeurs de restaurants, coursiers, employés de banque, boulangers, infirmiers et ingénieurs… Selon les archives policières, dès les premiers affrontements, des rencontres incroyables se passent entre univers sociaux qui ne se parlaient pas : étudiants (une petite minorité - 12 % - d’une classe d’âge), jeunes ouvriers, jeunes employés… Cette diversité sociologique sous-tend le projet politique de 1968. L’idée de se délester des identités, qui anime beaucoup d’étudiantes et d’étudiants, n’est pas une naïveté de « fils à papa ». Ils ne veulent pas devenir de futurs cadres ou patrons, des dominants, des « bourgeois ». Je ne sais pas s’il faut commémorer quoi que ce soit de 68, mais s’il y a un hommage populaire à lui rendre, c’est autour de cette idée de commun : la mise en partage de solidarités, de projets, une créativité qui est à la portée de chacun.

1968 n’est donc pas l’acte de naissance de l’hyperindividualisme contemporain ?

Tous les intellectuels qui dénigrent 68, de Marcel Gauchet à Gilles Lipovetsky, répètent à l’envi : « Ils ne savaient pas ce qu’ils voulaient. » Ce qui m’a frappée, au contraire, c’est l’importance des projets, de tous les projets, du « changer la vie » ! Dans son métier, dans son quartier, on imagine parfois une société sans publicité, sans monnaie, sans concurrence… C’est passionnant. Les chauffeurs de taxi font grève avec les autres salariés pour dénoncer leurs conditions de travail, mais aussi pour pointer du doigt la pollution des villes. Les danseurs et danseuses de l’Opéra de Paris entrent dans le conflit social pour la première fois de leur existence : ils se posent des questions sur la place que pourraient occuper la danse et le corps dans une autre société. Les employés du musée de l’Homme réfléchissent à la manière dont un musée pourrait être autre chose qu’un conservatoire figé, au contraire un lieu vivant dans lequel le public serait partie prenante. Chez les lycéens aussi, la maturité politique est fascinante. Dans beaucoup d’établissements de France, des cahiers de doléances réfléchissent à la pédagogie. L’idée très répandue d’un 68 qui aurait donné naissance au néolibéralisme, à l’individualisme et au présentisme est fausse. Tous ces projets ne conçoivent pas l’émancipation individuelle déconnectée du collectif.

68 serait donc une immense conversation politique qui saisit tout le pays ?

« En 68 on a pris la parole comme en 1789 on avait pris la Bastille », a écrit le philosophe Michel de Certeau - si on en croit les archives, la phrase avait été prononcée par un inconnu dans l’Odéon occupé. Ce n’est pas juste de la palabre. J’y vois l’essence même du politique. C’est le politique en actes, à partir des choses les plus quotidiennes,les plus ordinaires. Enfin, on a du temps pour échanger. Enfin, à Flins [Yvelines, ndlr], les ouvriers ont le temps de réfléchir à leur vie, à leur travail : « Et si on n’avait plus de contremaîtres ? » C’est ce qui est fondamental, ce dont on doit tirer, sinon des leçons, du moins des espoirs pour aujourd’hui : 68, c’est se sentir légitime à la chose politique. Des ouvrières occupent leurs usines, plantent leurs tentes, organisent des sit-in. Le corps est engagé, très impliqué : s’asseoir par terre, s’approprier les lieux, pour les femmes de l’époque, ça n’est pas rien. Annie Ernaux le dit très bien : on abandonnait tous les carcans des corps engoncés.

Pourquoi faites-vous une lecture de 68 par les émotions ?

1968 est une expérience sensible du politique. Ce ne sont pas que du discours et des pratiques, mais de la joie et aussi la peur de ne pas être à la hauteur de l’événement. On sait qu’on vit un moment historique et cela rend heureux : ça ne sera plus jamais comme avant, se dit-on. En même temps, ça passe si vite ! Qu’est-ce qu’il faut faire ? Est-ce qu’on fédère les comités d’action ? A chaque étape, il faut prendre la bonne décision, avec cette peur de ne pas faire le bon choix…

Le présent est embarqué dans l’histoire, le passé affleure bien souvent. 1968 mobilise les passés. On reprend la conversation interrompue en 1936 : le Front populaire a-t-il gagné ou perdu ? Sera-t-on trahi à nouveau ? La Commune, qui a alors presque 100 ans et dont la mémoire n’a cessé de se transmettre dans le mouvement ouvrier, est un leitmotiv des événements. On entend souvent : « La Commune n’est pas morte. » Et comment ne pas penser à une autre référence historique, les morts de la station de métro Charonne pendant la guerre d’Algérie face aux violences policières qui scandent les événements, dès le 3 mai ? Dans les archives de la police ou de la « police des polices », à lire les plaintes des badauds et les témoignages détaillés des violences policières, on ne peut que se demander comment il n’y a pas eu plus de morts. On parle peu, d’ailleurs, des morts de 68, sinon celle du jeune Gilles Tautin, et parfois celle du commissaire René Lacroix. Mais on oublie les noms des autres, Pierre Beylot et Henri Blanchet - les deux morts de Peugeot Sochaux -, le jeune manifestant Philippe Mathérion, le colleur d’affiches du PCF Marc Lanvin.

Au commencement du livre, vous décrivez un climat marqué par la crainte du chômage…

Le mythe des Trente Glorieuses mérite d’être interrogé. A l’époque, la vie et l’ordinaire s’améliorent, c’est indéniable. Mais on oublie qu’il y a encore cinq millions de personnes sous le seuil de pauvreté. C’est aussi ça, le déclenchement du Mouvement du 22 mars, à Nanterre : quand on va faire ses études de sociologie au milieu de bidonvilles, on voit que la prospérité n’est pas au rendez-vous pour tout le monde. Les conditions de travail aussi sont encore dures, les semaines font 46, 48 heures, voire plus, et une idée traverse toutes les catégories sociales : « On n’est pas des robots. » On parle beaucoup des accords de Grenelle, mais quand on plonge dans les archives des négociations locales, au plus près des entreprises, on voit que les salariés quémandent presque : « donnez-nous un bleu de travail supplémentaire », « donnez-nous des douches ». On a du mal à l’entendre aujourd’hui car la situation s’est considérablement dégradée depuis, mais en 68, on ne vit déjà plus dans une société de plein-emploi. Un discours naît sur « la crise des débouchés ». Du côté du pouvoir, comme du patronat ou des renseignements généraux, on commence à parler de « crise économique ». Il n’est pas anodin que l’ANPE soit créée en 1967. Dans les archives départementales, on est surpris de voir toutes ces usines qui ferment. Des jeunes munis de diplômes professionnels se retrouvent ouvriers spécialisés à la chaîne. Les étudiants sont bien conscients qu’ils sont privilégiés, mais ils estiment qu’il existe malgré tout une situation propre à leur génération : ouvriers ou étudiants, on n’est plus sûrs d’avoir la situation à laquelle on aspire. L’inquiétude est lancinante.

Vous avez eu accès à des archives inédites : RG, préfectures, police, Elysée, etc. Dans quel état d’esprit est-on du côté du pouvoir ?

On ressent le grand ébranlement. Et là aussi, la peur de ne pas être à la hauteur. On lit la grande lassitude de Pompidou dans ses correspondances. On sent De Gaulle perdu. Il se raccroche à l’histoire, à la figure de l’homme providentiel. Il y a beaucoup d’émotions de ce côté-là aussi… A un moment, les deux hommes lâchent prise, ils ne maîtrisent plus la situation. On le voit aussi au niveau local : c’est la panique, y compris dans des coins comme la Meuse ou la Creuse. Les préfets sont inquiets, les commissaires aussi. RG et policiers s’étonnent dans de nombreux rapports de la qualité de l’organisation de ceux qu’ils ont en face d’eux. Ils sont habiles, ils sont forts et courageux, ils ont un sens tactique, notent-ils. Pompidou et De Gaulle répandent l’idée du complot : De Gaulle y voit la main de Moscou ou de Pékin. Les renseignements généraux réfutent l’hypothèse d’une main étrangère, mais ils sont soucieux de repérer les militants, les militantes qui viennent de l’étranger.

Vous montrez une focalisation de la police sur les étudiants étrangers ?

Pas seulement les étudiants, tous les étrangers. Beaucoup sont interdits de territoire français ou expulsés. La traque de Cohn-Bendit après son arrêté d’expulsion, le 21 mai, qu’on retrouve dans toutes les archives des préfets, en est le symbole. Dans un petit village de la Creuse, toute la gendarmerie est mobilisée car on a cru le repérer dans un vieux moulin abandonné. Des patrons de Meurthe-et-Moselle demandent au préfet d’intervenir dans leurs entreprises occupées, celui-ci leur répond que la police est mobilisée au cas où « l’individu Cohn-Bendit » repasserait la frontière. Et il arrive à revenir en France, réapparaissant au beau milieu de la cour de la Sorbonne !

68 a-t-il été une révolution ?

Non, si on l’entend comme un renversement de l’autorité de l’Etat. La question du pouvoir est posée très fortement, mais d’un point de vue réflexif. Ce n’est pas le Grand Soir, mais c’est quand même une révolution anthropologique, qui peut nous aider à nous délester de nos critères de référence pour les remplacer par d’autres : non plus la concurrence mais la solidarité, non plus la compétition mais le commun, non plus le marché mais le partage, non plus la publicité mais l’art par et pour chacun. Il y a de la poésie chez les grévistes de chez Peugeot, qui font des fresques sur les murs de leur entreprise et affirment ainsi leur légitimité à faire de l’art. C’est pour cela qu’il ne faut pas opposer la lecture culturelle de 68 à sa lecture sociale.

68 est toujours d’actualité ?

La période actuelle est extrêmement dure, violente, parfois marquée par la perte de tout espoir. En 68 résistait tout de même une aspiration à des formes d’émancipation. Toutefois, on retrouve aujourd’hui des projets et des mobilisations ; des solidarités passent souvent inaperçues mais elles peuvent faire penser à l’énergie de ces années-là.

Dans les années 80 est tombée une chape de plomb sur la pensée et le débat. A nouveau on se remet à avoir le droit d’imaginer autre chose que la pensée dominante. A Nuit debout ou sur les places occupées de tant de pays différents s’est exprimée une nouvelle prise de parole, mais aussi le rejet de son monopole. Beaucoup de gens font plein de choses avec le sentiment de ne pas en faire assez. Je ne crois pas du tout que nous soyons condamnés à la passivité.

Sonya Faure, Cécile Daumas

* « 68, c’est de la joie et aussi la peur de ne pas être à la hauteur ».


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