Comment les immigrés ont eux aussi incarné « Mai 68 » – Avant, pendant, après 1968

mercredi 16 mai 2018.
 

« 68 » reste le moment fondamental d’ouverture vers la compréhension d’une société nouvelle : nouveaux acteurs, nouveaux enjeux, nouvelles luttes et façons de faire de la politique.

Avec la cinquantaine, l’histoire de « Mai 68 » atteint donc son âge mûr. Dès lors, il est peut être temps d’interroger non seulement les nostalgies de ce moment si intense mais aussi les espoirs, les illusions provoquées. Savoir également si « Mai 68 » a installé un nouveau processus touchant au fonctionnement de l’Etat, de l’école, des rapports entre femmes et hommes... Et de l’immigration, question rarement posée, qui reste toujours un point aveugle de cette histoire. La date « Mai 68 » peut-elle se regarder comme anniversaire de la participation première, massive, des immigrés aux mobilisations qui ont ensuite traversé la société française ? La réponse n’est pas si simple, évidente. Mai 68 ne marque pas vraiment le coup d’envoi des mobilisations propres aux travailleurs immigrés en France. Des mouvements sont bien antérieurs aux années 60.

En effet, un véritable engagement politique de l’immigration maghrébine et surtout algérienne en France a commencé bien avant mai 1968, en autonomie par rapport aux mouvements politiques français. Par la question coloniale et la guerre d’Algérie. Il n’y a pas eu d’adéquation mécanique et directe entre la mobilisation politique des immigrés en métropole, et les mouvements politiques français. On peut à ce propos évoquer trois dates significatives. D’abord, le 14 juillet 1953 la manifestation du cortège autonome, derrière la CGT, des Algériens du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) a été mitraillée par la police place de la Nation et fait 7 morts et plus de 50 blessés graves [1] ; le 9 mars 1956 la grande manifestation à l’appel du MNA (Mouvement national algérien dirigé par Messali Haj, qui s’oppose au Front de Libération nationale) contre le vote des « Pouvoirs spéciaux » votés à l’assemblée nationale par la gauche française est réprimée très violemment par la police ; et, enfin, le 17 octobre 1961 la répression de la manifestation organisée par la Fédération de France du FLN contre le couvre-feu, a provoqué à la mort de plusieurs dizaines de manifestants algériens, sept ans seulement avant 1968. Ces trois dates de mobilisation des ouvriers algériens sont menées en faveur de l’indépendance de l’Algérie, en dehors du cadre des organisations ouvrières françaises. Il faut savoir qu’en 1961, il y avait plus de cent mille cotisants à la Fédération en France du FLN dont la plupart étaient des ouvriers engagés. Avant 68, une forme d’autonomie des travailleurs immigrés s’était ainsi manifestée dans la mobilisation politique. Cette autonomie revendiquée par les nationalistes algériens n’a jamais empêché la jonction avec le mouvement syndical classique car la plupart de ces immigrés étaient aussi syndiqués. Même si leur priorité était la question coloniale. Dans les années 60, une fois l’indépendance de leur pays obtenue, leur mobilisation s’est lestée de la question coloniale. En 1968, cette question est derrière eux, elle semble dépassée. Les immigrés algériens, marocains, et mêmes européens, comme les Espagnols et Portugais sont davantage préoccupés par l’actualité de la situation politique dans leur pays que par ce qui se passe en France. Une avant-garde politisée des puissantes immigrations espagnoles ou portugaises, mène un combat démocratique contre les dictatures de Franco et de Salazar-Caetano. Les Espagnols militent dans des formations républicaines et communistes notamment, qui organisent des rassemblements très importants numériquement à Paris ou à Toulouse entre 1967 et 1968. Beaucoup sont à la CGT. Ces immigrés vivent encore dans une problématique du retour, une fois les dictatures abattues dans leur pays d’origine.

Quand mai 68 éclate, le Parti communiste et la CGT sont les plus importants mouvements, les plus représentatifs dans les milieux immigrés. Pas l’extrême-gauche qui s’appuie sur les mouvements étudiants. Ils auront plus tard une influence dans les immigrations les plus récentes dans les combats contre les bas niveaux du travail ouvrier, avec des salaires de misère, des contrats précaires, avec des conditions de logement épouvantables. Je me souviens de la rencontre politique avec le « monde immigré » lorsque, étudiant à Nanterre en 1970, les militants d’extrême-gauche se rendaient dans les cités, anciennement bidonvilles, toutes proches de l’université.

La CFDT deviendra, progressivement, l’organisation phare de l’immigration et des minorités mais seulement après 68. L’extrême-gauche va aussi contester ce monopole du PCF et de la CGT dans l’immigration en invoquant que la question immigrée est importante, spécifique au sein, à l’intérieur du monde ouvrier. « Ce n’est pas diviser la classe ouvrière que de traiter cette question à part » : cela sera en particulier la thématique des organisations maoïstes. Les trotskistes sont, de leur côté, rattachés à une vieille histoire du mouvement ouvrier qui est celle du refus de la division de la classe ouvrière par l’origine ethnique. Ils veulent s’enraciner dans cette vieille histoire. Alors que les maoïstes apparaissent à l’époque comme une organisation très jeune, sans véritable inscription dans la durée. La question de l’immigration leur permet de défier le PCF et de mobiliser les ouvriers à la sortie des usines. Les « maos » veulent passer par le prolétariat immigré pour mobiliser l’ensemble de la classe ouvrière. Pour ce qui me concerne, je comprenais en partie cette vision parce que ma mère travaillait chez Peugeot à la Garennes-Bezons où elle m’avait fait rentrer quand j’avais 17 ans pour travailler l’été à la chaine. Il y avait beaucoup de Kabyles dans l’usine, et ils l’avaient désigné comme responsable CGT parce qu’elle parlait l’arabe. Même si les ouvriers parlaient berbère entre eux, surtout quand ils ne voulaient pas qu’elle comprenne leurs débats.

Les maoïstes avaient compris cette réalité ouvrière de l’immigration et ils souhaitaient entrer dans le monde ouvrier par la « porte » des immigrés. Mais leurs revendications étaient surtout centrées sur le défi lancé à l’autorité patronale. Leur revendication principale était « à bas les petits chefs ! », contre les contremaîtres dans les usines. Alors que pour les ouvriers, immigrés ou pas, la revendication « à travail égal, salaire égal » dominait. Pour les travailleurs immigrés, existait aussi la revendication d’avoir des papiers, être en règle, pour pouvoir rester en France. Mais aussi existait la revendication de la dignité et de l’égalité au sein de la classe ouvrière [2]. Pour les maoïstes, la principale revendication était de savoir comment on pouvait casser les hiérarchies dans les usines. Leur approche était en fait très idéologique. Alors que les trotskistes pensaient aussi contester le monopole du PCF en considérant que la classe ouvrière formait un tout homogène. J’appartenais dans ces années-là la tendance lambertiste qui pensait qu’il fallait rester sur des revendications salariales classiques sans diviser la classe ouvrière et les immigrés. L’autre tendance, celle de la Ligue communiste révolutionnaire et sous influence d’une extrême-gauche plus radicale, pensait que l’immigration était un nouveau mouvement social avec qui il fallait compter. Ils étaient plutôt proches de la CFDT.

Il faut également dire que la répression policière fut très forte à l’encontre des immigrés qui ont été actifs dans les manifestations ou les grèves dans les usines. Certains ont été expulsés pour avoir été des « meneurs », ou trop visibles, dans certaines mobilisations [3]. J’étais à l’usine pendant l’été 68, comme je l’explique plus haut, et je me souviens que les ouvriers immigrés se méfiaient des mouvements étudiants. Les immigrés pensaient qu’ils risquaient de les isoler ou d’occasionner des expulsions, et qu’ils n’allaient pas leur apporter des améliorations dans leur situation. La vague à droite qui est élue massivement à l’Assemblé nationale durant l’été 68 les a déçus : ils ne voulaient pas devenir les bouc-émissaires de ces mouvements nés de « mai 68 ». Progressivement, la confiance reviendra par les engagements sociaux qui se développeront tout au long des années 1970.

Dans l’après-mai 68, l’apparition de la CFDT dans le paysage syndical va s’adosser à la « deuxième gauche », au PSU, en s’appuyant sur les nouveaux mouvements sociaux – féminisme, immigration, écologie - et les questions sociétales pour combattre le PCF et la CGT au profit du Parti socialiste. Ce dernier s’intéressera à la question immigrée à partir de 1974 quand le PSU le rejoindra. Le Parti socialiste était resté lui-aussi dans des conceptions traditionnelles sans que l’arrivée avec 68 de nouveaux acteurs politiques ne remette en question la vision ancienne d’une lutte pour défendre les acquis de la vieille classe ouvrière. Le congrès d’Epinay en juin 1971 est encore un congrès centré sur des enjeux internes. La question immigrée ou le droit de vote des immigrés, ne correspondent pas à l’histoire de la gauche jacobine française. Cette question va progressivement être intégrée comme revendication sous l’effet des « mouvements beurs » et citoyens, seulement à partir des années 1980. Avec la lutte contre le racisme qui prenne en compte l’héritage colonial ; mais aussi la bataille pour les droits, pour l’égalité entre Français et migrants ou immigrés.

« 68 » reste le moment fondamental d’ouverture vers la compréhension d’une société nouvelle : nouveaux acteurs, nouveaux enjeux, nouvelles luttes et façons de faire de la politique. Sans en avoir vraiment conscience au moment où cela s’accomplissait. C’était un ébranlement. Avec les défis lancés à l’autorité, une volonté de libération de la parole et un désir de métissage très forts. Si je reviens sur mon cas personnel, vivant à l’époque dans une cité ouvrière à Sartrouville, avec ma mère, ouvrière en usine qui subit en arrivant en France après 1962 un véritable déclassement social, je vais aller vers Paris, le Quartier Latin, la Sorbonne, que je ne connaissais pas avant mai 68. J’accompagne le mouvement des fils d’ouvriers vers les « élites », alors qu’en 68, d’après les discours prononcés, c’était les élites qui devaient aller au peuple. Je découvre des quartiers parisiens, ceux des étudiants mélangés grâce au brassage social et culturel. Cette ouverture à l’autre m’a permis de quitter l’enfermement de classe pour découvrir les circulations possibles entre différents milieux. Mai 68 a drainé l’espoir de quitter sa condition et de fabriquer un monde nouveau dans une métropole cosmopolite. De m’ouvrir aux engagements internationaux par la rencontre avec les mobilisations des étrangers en France.

Benjamin Stora. Historien, Président du Musée national de l’histoire de l’immigration. Il est l’auteur de "68, et après", aux éditions Stock.

Notes

[1] J’ai traité longuement de ces trois événements dans ma thèse d’Etat sur l’immigration algérienne en France, soutenue en 1991, et publiée sous le titre Les Algériens en France. Une histoire politique, Ed Hachette, collection « Pluriels », 2005.

[2] Sur cette dualité d’engagement, voir le beau film, Vivre au paradis, de Boualem Guerdjou, avec Rochdi Zem, sorti en 1999.

[3] Voir sur ce point le livre de l’historienne Ludivine Bantigny, 68. De grands soirs en petits matin, Ed Seuil, 2018.


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