Aux origines de 1968 – Les mutations à l’œuvre

lundi 14 mai 2018.
 

Une année ou un couple d’années marquent toujours de leurs empreintes une dite génération : 1917-1920, la révolution russe et ses suites en Allemagne, en Autriche ou en Italie ; 1933 : le nazisme triomphant ; 1936 : le Front populaire en France ; 1936-1937 : la Guerre civile et la révolution en Espagne ; 1943-1947 : l’essor de la résistance populaire armée dans divers pays occupés par les forces du IIIe Reich et les grands espoirs trahis de l’immédiat après-guerre…

Pour ceux qui étaient jeunes à l’époque, 1968 représente une de ces années symboliques. Ceci avec la double signification des symboles, c’est-à-dire renvoyant à la fois à des événements bien réels du monde social et politique et à un imaginaire collectif – celui d’une « génération » – qui a saisi le réel, mais l’a parfois transformé au point d’en faire un mythe. Ceci, d’autant plus que, si la société a été effectivement ébranlée dans quelques pays (évidemment pas en Suisse !) en 1968, elle le fut au point le plus élevé d’une longue vague de croissance économique qui avait permis au système d’accumuler de très importantes réserves. Il put donc allouer, sans trop de difficultés, des concessions significatives, aux salariés·e·s et aux étudiants, qui commençaient à faire « masse ». Dans ce sens, il n’y a pas d’analogie possible entre la situation de l’entre-deux-guerres en Europe et la période ouverte par 1968.

Rétrospectivement, nombreux sont les « soixante-huitards·e·s » [1] qui, ayant nourri le mythe (et le rêve) durant quelques années, sont tentés de régler les comptes avec leur adolescence. Ce faisant, ils sont enclins à nier la césure qu’a représenté 1968 (et les années qui y firent suite) dans la vie sociale, culturelle et politique à l’échelle européenne et internationale, à sous-estimer l’ampleur et les potentialités des mobilisations sociales de cette période, à ne pas faire la différence entre les espérances (déçues et donc déniées) et la vigueur effective de certains chocs sociaux et politiques.

Ce désenchantement n’empêche d’ailleurs pas les déluges de nostalgie. Quant à nous, nous préférons « ni rire, ni pleurer, mais comprendre » (comme le conseillait Spinoza) ce qui fut à l’origine de cette rupture de 1968.

Par là, nous préciserons sa signification, comme l’ampleur et les limites de l’envol des luttes ouvrières dans une série de pays européen, avant tout la France, l’Italie, l’Espagne, la Grande-Bretagne… puis le Portugal (1974-1975).

Dans ce premier dossier, nous chercherons à dégager les lignes de force des mutations qui frayent la voie à 1968. Dans un prochain dossier, nous examinerons « l’explosion de 1968 » et ses suites. Puis dans un troisième volet de ce triptyque, nous tenterons de mettre en lumière le sens de l’élan, puis du déclin, des affrontements sociaux et politiques qui marquèrent une série de pays européens jusqu’en 1975-1976.

Les trois dimensions de 1968

Il y a trois dimensions au tournant de 1968. La première est internationale : une conjonction exceptionnelle dans le temps de conflits et crises à l’échelle mondiale et une montée de luttes étudiantes presque universelles. Une simple énumération traduit cette rencontre unique : en janvier 1968, l’offensive du FNL (Front national de libération) au Vietnam révèle la capacité miliaire du mouvement de libération qui frappe jusqu’au sein de Saigon (offensive du Tet), mais aussi sa faiblesse politique ; en mars, la mobilisation des étudiants polonais est brutalement réprimée par le POUP (PC polonais) qui joue ouvertement la carte antisémite et nationaliste ; le printemps se lève à Prague, le 5 avril le PC tchécoslovaque adopte son nouveau programme d’action ; l’explosion étudiante de mai 1968 en France débouche sur une grève générale de 9 millions de travailleurs, la plus grande de l’histoire du mouvement ouvrier ; en Italie, les luttes étudiantes, qui commencent à la faculté d’architecture de Rome en mars, se généralisent et les heurts avec la police sont violents ; la fermentation ouvrière commence à la Pirelli, à la Fiat, etc. ; dès le début de l’année, les occupations d’universités dans l’Etat espagnol font écho à une accentuation des luttes ouvrières ; les étudiants de la ville de Mexico sont brutalement (des dizaines de morts) réprimés ; aux Etats-Unis, dans le sillage des dernières grandes luttes des ghettos noirs, les manifestations contre la guerre menée par l’impérialisme américain au Vietnam prennent véritablement leur envol…

La seconde a trait au changement qui s’opère dans le rythme et l’ampleur des luttes ouvrières et démocratiques dans une série de pays – France, Italie, Espagne et, dans une moindre mesure, la Grande-Bretagne.

La troisième concerne l’émergence ou le renforcement d’organisations politiques – en Europe en particulier, mais aussi en Amérique latine, au Japon – qui se situeront à l’extrême-gauche sur l’échiquier politique et une relance du mouvement syndical, puis des partis de la gauche traditionnelle.

La fin de la guerre froide

Quels sont les éléments qui annonçaient et préparaient cette mutation de 1968 ? En effet, historiquement, pour que se développe un changement dans la situation sociale et politique analogue à celui connu durant la période 1968-1975, il est nécessaire que s’effrite, antérieurement, le système de références politiques et de « vue du monde » hérité de la période précédente. C’est ce qui se passa avec le déclin de la « guerre froide ».

La situation de guerre froide – suscitée par l’impérialisme américain dès 1947 pour tenter de stabiliser la situation internationale à son avantage – avait abouti, dans les esprits de la majorité du mouvement ouvrier organisé européen traditionnel, à diviser le monde en deux : le « bloc communiste totalitaire », d’un côté, et le « monde libre occidental », de l’autre.

La social-démocratie européenne joua à fond la carte de l’Occident démocratique et de l’anticommunisme ; les partis communistes s’alignaient sur Staline et le Kremlin, identifiant frauduleusement socialisme et régime de pouvoir absolu d’un « parti communiste ».

Chacun se renvoyait l’image inversée des prises de position de l’autre.

Tout cela aboutissait à emprisonner la réflexion sociale et politique dans un système binaire stérile (soit la démocratie occidentale, soit le « socialisme à la Staline ou à la Brejnev »). En outre, le pouvoir bourgeois comme bureaucratique utilisait l’argument « vous travaillez pour l’autre camp », afin de légitimer ses mesures répressives. On avait donc la « chasse aux sorcières » du Maccarthysme – qui eut aussi ses adeptes enthousiastes en Suisse – à l’Ouest ; les grands procès des années 1950 et la répression, à l’Est.

C’est ce monde – reconstruit sans cesse avec une application propagandiste effrénée dans les « deux camps » – qui va être lentement ébranlé par des forces sociales qui sortent du lit de Procuste dans lequel les « dirigeants des peuples » voulaient les enfermer.

A ce propos, il est intéressant de citer l’éditorial du numéro un de la Revue Internationale du Socialisme (janvier-février 1964), une revue qui regroupait des représentants de la gauche anti-capitaliste européenne en rupture aussi bien avec l’orientation officielle des partis communistes que de la social-démocratie :

« … Les blocs opposés, s’ils existent encore, ont perdu de leur caractère monolithique ; des exigences autonomes, des différenciations se font jour à l’intérieur de chacun d’eux, et les pays qui ne sont intégrés ni dans l’un, ni dans l’autre des deux blocs, représentent une zone de plus en plus riche et organique. Dans de telles conditions, le mouvement ouvrier international lui aussi acquiert une articulation nouvelle : n’étant plus étouffé, ou soumis aux exigences des blocs opposés, il est plus à même de développer ses possibilités de lutte autonome, de retrouver partout son rôle historique : la lutte pour le socialisme. »

Du nouveau à l’Est

Une première série de mutations intervient dans le « monde socialiste ». Staline est mort, le régime de terreur massive qu’il symbolisait et personnalisait ne pouvait aisément se perpétuer. La bureaucratie était avide de mettre en place des mécanismes lui assurant un peu plus de stabilité. Les purges et liquidations rendaient le « métier de bureaucrate » instable et risqué, ce qui est précisément l’inverse de tous les vœux des bureaucrates !

La reconstruction économique comme le développement de la société russe exigeaient une certaine « libéralisation ». Une pression diffuse de la population s’exerçait. Après quelques maigres réhabilitations effectuées par Khrouchtchev, c’est par dizaines de milliers que des lettres écrites par les parents des victimes furent envoyées à la direction du Parti communiste d’Union soviétique (PCUS).

Le XXe congrès du PCUS, en 1956, et le XXIIe, en 1961, traduisent ce passage du stalinisme au khrouchtchévisme, sans que cela implique une disparition des structures fondamentales du pouvoir monopolistique de la direction du PCUS. Même après l’évincement de Khrouchtchev, en 1964, et le refroidissement soufflé par Brejnev, le pouvoir bureaucratique ne retournera plus aux méthodes de répressions massives de l’époque stalinienne, quand bien même il réprimera systématiquement les tentatives d’activités sociales, politiques et culturelles indépendantes.

1956, c’est aussi la « révolution hongroise » et l’essor des luttes ouvrières en Pologne qui mettent à l’ordre du jour la possibilité effective d’un combat de masse contre le pouvoir de la caste bureaucratique. La Révolution hongroise – car ce fut une révolution ! – fit apparaître sur la scène politique l’idée (certes pas toujours très élaborée) d’une démocratie des conseils dans le cadre d’une économie non capitaliste ; une idée qui s’appuyait sur l’expérience même du combat mené contre l’intervention soviétique. Une autre voie que celle du « socialisme réel existant » ou du capitalisme occidental commençait à être pensée et ouverte, non seulement par des écrits théoriques, des projets politiques, mais par l’activité sociale et politique des masses.

Les processus de réformes dans divers pays de l’Est, au milieu des années soixante, précipitèrent à leur façon ce vaste débat. De plus, la polémique permanente autour de l’expérience yougoslave d’autogestion, qui captait même l’oreille de secteurs de la gauche sociale-démocrate européenne, nourrira l’idée qu’une troisième voie est possible. Le Printemps de Prague, qui commence en janvier 1968, est l’aboutissement le plus éclatant – et le plus explosif – de ces processus de réformes par « en haut » qui sont soudainement bousculés par « en bas ».

A tout cela viendra s’ajouter le « débat sino-soviétique » dès la fin 1962. Même si les raisons effectives pour lesquelles s’affrontent Moscou et Pékin se reflètent de façon très biaisée dans le contenu idéologique du débat, ce dernier va provoquer une large discussion publique dans le mouvement ouvrier d’avant-garde sur plusieurs thèmes : les rapports économiques entre économies planifiées (les méthodes soviétiques de pillage au sein du COMECON) et entre ces dernières et les pays impérialistes ; la déstalinisation qui renvoie à toute la problématique de la dégénérescence bureaucratique de la révolution russe, au rôle du parti et au dépérissement de l’Etat (dès 1958, le PC chinois attaquait l’autogestion yougoslave, puis il fera une défense, plus que tactique, de Staline face au XXIIe Congrès) ; la « coexistence pacifique » avec la double dimension : équivaut-elle à un statu quo social et se dirige-t-on vers un condominium américano-soviétique ? ; les modalités de progression du socialisme à l’échelle internationale : l’accent doit-il être mis (comme le faisait l’URSS) avant tout sur la compétition économique ou sur le décrochage du système capitaliste de pays de la « périphérie » qui conquièrent leur indépendance face à l’impérialisme (le PC chinois faisait du tiers-monde le « foyer des contradictions mondiales ») ? Dans cette nouvelle phase de la crise du « mouvement communiste mondial » naissaient, en réalité, les conditions d’un nouvel internationalisme.

A cette polémique s’adjoindra, dès le printemps 1966, la dite Révolution culturelle. Cette dernière entrera en syntonie avec des aspirations confuses d’une partie de la jeunesse étudiante européenne. La lutte contre les « quatre vieilles » – les « vieilles coutumes, idées, cultures, habitudes » – renvoie à des sentiments et revendications qui percent dans la jeunesse étudiante. La télévision et des médias, qui mondialisent presqu’en temps réel les événements, ne sont pas pour rien dans cette réutilisation de thèmes politiques « étranges » par des acteurs tout aussi étrangers à l’origine même de ces thèmes. Ainsi, les étudiants catholiques de l’Université « Statale » de Milan se reconnaîtront – avec la fausse conscience que cela implique – dans la « révolution culturelle de Mao », c’est-à-dire dans une révolution culturelle qui, pour eux, n’avait rien à voir avec la Chine… mais avec « leur malaise » dans « leur » société italienne.

La démocratie occidentale réprime et bombarde

La deuxième grande mutation concerne le monde occidental, dit libre. Aux Etats-Unis, le combat pour les droits civiques des Noirs, au début des années soixante, a révélé à l’opinion publique européenne une facette de la démocratie américaine qui avait été soigneusement voilée. La révolte des Noirs, surtout de 1964 à 1967, étaye la démystification du modèle de démocratie américaine. En 1967, à Detroit, ce sont les blindés de la Garde fédérale qui écrasent le soulèvement du ghetto. En 1965, Malcom X est assassiné. Il représentait l’aile la plus radicale et la plus politisée du mouvement noir et sa force de conviction, son charisme, pouvait lui permettre de jouer un rôle important dans l’évolution politique d’une large couche de militants noirs. Ceci explique cela. Le 4 avril 1968, Martin Luther King sera abattu. Une première jonction s’était faite en 1964 entre les deux ; elle mérite plus d’attention.

Un deuxième volet du diptyque démocratique américain va être barbouillé par le début des bombardements étatsuniens sur le Vietnam et par l’intervention des GI’s à Saint-Domingue, en 1965. Le véritable visage de l’impérialisme américain, pour une génération entière, apparaît plus clairement.

A cela s’ajoute le coup d’Etat militaire en Indonésie, en octobre 1965, alléguant (sans aucun fondement) d’une tentative de coup d’Etat du Parti communiste (le PKI), dirigé par Aidit. Le PKI était le plus grand parti communiste hors du « bloc socialiste », il revendiquait 300’000 cadres et plus de 2 millions de membres. L’armée va assassiner quelques centaines de milliers militants (réels ou supposés) du PKI. La férocité répressive sera toute particulière dans l’île de Java dont le centre était un fief du PKI. Ce massacre recevra l’assentiment de Washington, trop content de voir l’Indonésie « nettoyée des communistes » au moment où les Etats-Unis tentent de briser la révolution vietnamienne. Contre-révolution et « terreur blanche » deviennent, pour une fraction plus large de l’opinion, synonymes de politique impérialiste.

La dramatique liquidation du PKI, dans ce pays qui avait été un symbole de « non-alignement », suscitera dans l’avant-garde du mouvement ouvrier international un large débat sur l’orientation du PKI. En effet, ce dernier alléguait de la nécessité d’une alliance stratégique avec Soukarno et les capitalistes locaux afin de « vaincre les capitalistes étrangers en Indonésie » ; la révolution sociale devant venir plus tard. Les faits s’inscrivirent tragiquement en faux contre cette approche.

De Cuba à l’Algérie

On débouche ainsi sur la troisième mutation : celle impulsée par les révolutions cubaines et algériennes – qui ne sont pas identiques – ainsi que par la projection, sur la scène internationale, de la « cause palestinienne », dans la foulée du « conflit israélo-arabe » de 1967. Evidemment, durant la seconde moitié des années soixante, la lutte armée menée par le FNL (Front national pour la libération) pour l’indépendance nationale et la transformation sociale du Vietnam restera l’élément clé de toute la situation internationale, dans la mesure où, pour la première fois depuis la seconde guerre mondiale, la puissance hégémonique des Etats-Unis est mise en échec.

Une modification significative des rapports de force internationaux se dessine bien qu’encore peu perceptible. Il faut de même mentionner les débuts de la lutte armée en Angola et Mozambique ; en septembre 1964, le FRELIMO (Front de libération nationale du Mozambique) annonce les premiers engagements des guérilleros nationalistes contre l’armée d’occupation portugaise.

Mais revenons à la révolution cubaine, dont les incidences sur la formation politique d’une « nouvelle gauche », y compris en Europe, furent importantes. La victoire du « Mouvement du 26 juillet », en 1959, introduisit un élément radicalement nouveau dans le mouvement révolutionnaire à l’échelle internationale.

En effet, c’était la première fois – après la dégénérescence stalinienne – qu’une lutte antidictatoriale (contre Battista) et une véritable révolution sociale, conjointement, se faisaient sous la direction d’une organisation qui n’était pas rattachée au mouvement communiste issu de la Troisième Internationale stalinisée. Quand bien même la direction titiste (Tito) avait rompu, en 1948, avec le Kominform (l’organisation des PC placée sous l’égide du PCUS) la Ligue des communistes de Yougoslavie était un enfant du mouvement communiste stalinisé.

Une nouvelle génération révolutionnaire et un large éventail d’intellectuels d’origines diverses, évidemment d’abord en Amérique latine et dans le tiers-monde, mais aussi en Europe, vont appuyer la révolution cubaine. Guevara et Castro rompent – dans le propos, la pratique et le style – avec l’orientation des divers partis communistes latino-américains.

Lorsqu’en août 1961, dans son discours de Punta de l’Este, Che Guevara déclare : « la révolution cubaine… est une révolution avec un caractère humaniste. Elle est solidaire de tous les peuples opprimés du monde », il déclare à la fois l’originalité du projet révolutionnaire à Cuba et la manifestation d’un nouvel internationalisme, expression politique de la défense de valeurs humaines universelles et de la nécessité pratique d’un combat anti-impérialiste radical.

La victoire du « Mouvement du 26 juillet » conforte l’idée qu’une force révolutionnaire crédible peut se constituer en dehors du cadre de références politiques et organisationnelles des PC. Nombreux seront, alors, les militants qui espéreront la naissance dune sorte de regroupement de forces révolutionnaires allant du « Mouvement du 26 juillet » aux « révolutionnaires vietnamiens ».

Les initiatives prises par les Cubains, en 1966, avec la mise en place de l’Organisation de solidarité des peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine (la Tricontinentale) nourrissent cette perspective. Et le Message du Che – tué dans les montagnes de Bolivie en octobre 1967 – à la réunion de la Tricontinentale mettait l’accent sur la nécessité de rompre la tragique solitude du peuple vietnamien qu’il désignait comme « un moment illogique de l’histoire de l’humanité ».

Cette nouvelle « atmosphère politique » sera enrichie – avant tout en France – de l’expérience de la solidarité avec la lutte du peuple algérien pour son indépendance, avec le combat du FLN (Front de libération nationale). L’image de la « démocratie française » – la démocratie coloniale ! – va aussi en prendre un coup durant ces années de guerre (depuis 1954), où tortures et tueries (des centaines de milliers de morts) deviendront un instrument quotidien de gouvernement dans la dite Algérie française. En juin 1965, le coup d’Etat conduit par Boumediene pour renverser Ben Bella provoquera, parmi ceux et celles qui avaient soutenu la cause algérienne, une réflexion critique sur les limites de l’autogestion algérienne, sur le rôle respectif de structures comme l’armée, le FNL, l’UGTA (syndicat), l’administration civile (fort anarchique). Cuba et l’Algérie devenaient des points de référence comparatifs.

En Europe, dans un milieu très restreint mais actif de militants, ces « luttes révolutionnaires d’autres continents » consolident l’idée d’un nouvel internationalisme, qui allie au-delà du mouvement de la paix qui avait rythmé la fin des années 1960 et le début des années 1970. Cela confère de même une plus grande validité aux projets de formation de forces radicales « à côté » des partis socialistes et des partis communistes.

Tout cela peut apparaître quelque peu détaché des processus sociaux qui se développèrent effectivement alors en Europe capitaliste. Néanmoins, pour une génération militante, qui a fait ses premières armes dans les partis socialistes ou les partis communistes, l’ensemble de ces événements – répercutés directement ou indirectement dans les grandes formations de la gauche, dans leurs organisations de jeunesse et dans les revues et la presse « engagée » – vont fournir un des creusets de leur formation politique. Certes, elle se fera parfois au prix d’un manque de compréhension affiné de la situation sociale et politique européenne, étant donné une politisation alimentée par ces « grandes causes » internationales plus que par la participation directe à des luttes sociales (qui étaient limitées dans leur nombre et leur ampleur, par ailleurs). Et la clarté sur les « appareils politiques » menant ces luttes d’émancipation, dans des formations sociales blessées par le sous-développement, n’était pas celle que l’on a pu avoir a posteriori.

En résumé, ces trois grands ensembles de mutations ont multiplié les failles dans la « vision du monde » issue de la guerre froide et dans l’organisation des forces politiques que cette situation sous-tendait. Tout cela a facilité l’émergence d’une nouvelle culture politique qui ne s’est d’ailleurs pas limitée à l’extrême gauche ; une culture politique dont une des caisses de résonance était fournie par des médias – la TV s’imposait ! – qui rendaient présents, en Europe, l’intervention à St-Domingue, la « bataille d’Alger », l’occupation américaine du Vietnam, la réunion de la Tricontinentale, le Printemps de Prague…

L’explosion universitaire

Evidemment, en Europe, ces chambardements dans le système de références politiques hérité de la guerre froide s’effectuent sur la toile de fond d’une profonde transformation de la société, sous l’impact de vingt ans de croissance extraordinaire du capitalisme Ce n’est pas le lieu, ici, de les analyser. Néanmoins, il est utile d’en mettre en relief quelques-unes dans la mesure où elles interviennent directement dans le tournant de 1968.

Le nombre d’étudiants explose et l’université change. Une université comme celle de Nanterre, près de Paris – qui se veut l’exemple de l’université moderne – compte, en 1964, 2000 étudiants. Ils seront 15’000 en 1968. En France, on comptait 128’000 étudiants de niveau universitaire en 1950 ; en 1968, ils atteignaient le chiffre de 500’000.

L’explosion du nombre d’étudiants implique aussi un début de changement dans l’origine sociale du monde étudiant. Les étudiants commencent à se recruter parmi les fils et filles des salariés à revenus moyens. La contradiction entre l’organisation et la hiérarchie de la vieille université et les besoins d’une université « de masse » s’aiguise. Il n’est, dès lors, pas étonnant de voir qu’aussi bien en RFA (République fédérale allemande), en France qu’en Italie éclatent des mouvements de revendications étudiants qui portent tous sur des thèmes plus ou moins analogues : en finir avec les cours ex cathedra et considérer les étudiants comme des participants de plein droit à la détermination des études ; démocratiser les systèmes d’examen ; mettre fin au règne des professeurs « grands patrons » dominant une armée d’assistants et d’élèves ; accroître le nombre de bourses et ouvrir l’université à tous et à toutes…

Ces mouvements se développeront souvent en dehors du cadre des partis traditionnels de la gauche. Les forces d’une extrême gauche très petite y jouent un rôle significatif. En RFA, le SDS (Association des Etudiants socialistes), qui avait été exclue de la social-démocratie (SPD) au tout début des années soixante, représente l’exemple le plus avancé de cette combinaison entre mobilisations étudiantes et développement d’un projet politique.

C’est en 1961 déjà que le SDS publie son document Hochschule in der Demokratie (Université dans la démocratie). Dans la préface à la deuxième édition de ce mémorandum (1965), on pouvait lire : « La démocratisation de l’instruction en République fédérale a été plus entravée qu’encouragée par la pression de « l’état d’urgence de l’instruction ». Des mesures à courte vue n’ont en général pas élargi les voies d’accès aux écoles supérieures, mais ont, au contraire, renforcé les types d’école déjà existantes… Il ne sera possible de réunir les fonds nécessaires à l’instruction que par le moyen d’une active politique de détente qui réduise sensiblement les dépenses militaires ». Le SDS fut un facteur décisif pour entraîner le mouvement étudiant allemand dans l’action de solidarité avec la lutte du peuple vietnamien.

En juin 1967, il fut à l’initiative d’importantes manifestations contre la visite du Chah d’Iran à Berlin ; manifestations violemment réprimées par la police qui tuera un étudiant. Cette période marque la résurgence d’une activité collective d’opposition qui se fondait, en partie sur l’homogénéité de leurs expériences d’étudiants dans l’université. Sous l’impulsion des étudiants de l’Université libre de Berlin, des liens plus étroits furent établis, dès 1966-1967, entre le changement de l’université et celui de la société. L’idée d’une « université critique » (dans l’institution et à côté d’elle), qui devait dévoiler les implications sociales et politiques de certains enseignements, fit son chemin. La montée étudiante de 1968 se profilait.

Comme cela se vit aussi au début mars 1968 en Italie, les formes de l’activité étudiante rompaient avec celles qui régnaient alors dans le mouvement ouvrier. Les mobilisations étudiantes vont rythmer 1968 et les trois ou quatre années qui suivent. Elles marqueront la mémoire collective ; elles ne constituent néanmoins pas le principal facteur de cette nouvelle période ouverte par 1968. Mais il reste vrai qu’elles fonctionnèrent, en partie, sur le mode exemplaire. En effet, elles frayèrent à nouveau la voie à l’action directe, à l’initiative collective (dite de masse) pour mettre en avant des revendications.

Relance des luttes ouvrières

Les années de boom ont modifié le tissu social des pays européens : diminution drastique de la population paysanne et gonflement des rangs des salariés·e·s. Dans le milieu des années soixante, le poids des salariés du secteur industriel (mine, sidérurgie, métallurgie, automobile, chimie ou production de biens de consommation durable) était encore fort important comparativement aux secteurs des services qui certes s’élargissaient. Des grandes concentrations industrielles, souvent modernes, symbolisaient ce qui sera qualifié par Jean Fourastié en 1979 : « Les trente glorieuses » (1945-1973) de la croissance du capitalisme. Il y a là l’explication de la place des salariés industriels dans les affrontements sociaux au cours des années à venir. L’augmentation du nombre de travailleurs/euses durant la période de croissance portait aussi en elle le renouvellement de leurs rangs.

Ainsi, en Italie comme en France, des jeunes travailleurs issus de régions agricoles de leur pays étaient massivement entrés dans les entreprises. Par leur culture politique et leur manque de tradition, ils étaient moins enclins à adhérer au mouvement syndical tel qu’il était, ou plus exactement à se soumettre passivement aux directives centrales. Ils constituèrent dans de nombreux cas le ferment de luttes ouvrières qui échappèrent aux formes, et parfois aux structures syndicales traditionnelles. En outre, un renouvellement des cadres syndicaux facilita, à son tour, des initiatives de luttes. Dans divers pays d’Europe, les grèves sauvages se firent plus nombreuses dans la seconde moitié des années soixante. Enfin, les services publics (postes, chemins de fer, santé) avaient vu les rangs de leurs salarié-e-s grossir. Ils commencèrent à fournir des contingents appréciables aux mobilisations syndicales.

Lorsque les gouvernements tentèrent de mettre en place des politiques des revenus pour assurer une relation moins favorable entre salaire et productivité (dès 1962), ou encore lorsque les récessions commencent à être marquées (dès 1966-1967 en RFA), des ripostes des salariés se manifestèrent. Les tensions sur le marché du travail – le chômage était marginal et n’avait rien à voir avec la situation présente – donnaient un sentiment de force aux travailleurs.

Ils engageaient, en quelque sorte, des conflits défensifs – sur les salaires – avec une capacité offensive. Dès 1963-1964, dans plusieurs pays d’Europe (Italie, France, RFA, Grande Bretagne, Espagne), le nombre de conflits de travail augmente. Et les luttes se terminent la plupart du temps par des victoires. L’idée que la « lutte paie » – thème qui marquera de son empreinte l’après 1968 – commence à s’affirmer. Quelques points de repère ne sont pas inutiles pour saisir cette lente maturation.

En France, dès 1966, suite à un accord unitaire entre CGT et CFDT, se déroulent une série de journées d’action nationale (grève de 24 heures) qui touchent tous les secteurs professionnels, les administrations, les services. Mais le plus révélateur, ce sont les grèves prolongées fortement organisées dans l’entreprise, qui éclatent en 1967 : usines aéronautiques de Dassault (à Bordeaux) ; occupation de l’usine Rhodiaceta (textile artificiel) à Besançon, puis extension du conflit dans tout le groupe dans la région lyonnaise ; grève aux usines Berliet ; conflit dans la sidérurgie en Lorraine et à Dunkerque ; 63 jours de grève des travailleurs mensualisés des chantiers navals de St-Nazaire… Les revendications portent souvent sur les salaires. Des méthodes nouvelles d’action sont utilisées : débrayages surprises ; arrêts de travail limités et répétés, accompagnés de manifestations originales dans les ateliers, les laboratoires, les bureaux même ; occupation d’entreprise, ce qui renoue avec juin 1936 ; blocage de l’usine Sud-Aviation avec l’aide de wagons de chemin de fer ; participation des techniciens aux luttes. 1968 se préparait.

En Espagne, dès juin 1966, les Commissions ouvrières de Biscaye au Pays basque, déclarent : « Conscients de l’inefficacité du syndicat actuel, de la caducité de ses structures, de sa non-représentativité… les travailleurs de Biscaye ont décidé de participer aux élections syndicales dans le seul but de constituer un syndicat authentiquement ouvrier, représentatif et libre. »

L’avant-garde ouvrière dans l’Etat espagnol mettra à profit les élections organisées par les syndicats liés au régime franquiste pour, en septembre 1966, commencer à mettre en place des structures autonomes dans les entreprises : les Commissions ouvrières (CC.OO) de Bilbao, Madrid, Barcelone, le mouvement ne pourra être freiné et, en 1967, une série de luttes significatives prennent leur essor (à la SEAT, Olivetti, AEG). Une nouvelle étape du combat contre le régime franquiste s’esquisse.

Rétrospectivement on voit se mettre en place dans divers pays d’Europe, depuis le milieu des années soixante, les pièces d’un puzzle dont le dessin n’apparaître plus clairement qu’après le tournant de 1968.

Dictatures et démocraties rigides

Une contradiction de plus en plus visible va surgir entre le développement économique, social, la « modernisation » de la société et les formes de domination politique bourgeoise. Ceci éclatait avec force à propos des dictatures héritées de l’avant-guerre : le franquisme (Espagne) et le salazarisme (Portugal). Le coup d’Etat des colonels grecs en 1967 renforça considérablement la sensibilité de larges couches de la jeunesse à la bataille antidictatoriale et démocratique. De plus, les colonels Papadopoulos et Patakos apparaissent comme des élèves des écoles de guerre psychologique de l’OTAN, ce qui donnait à ce coup d’Etat une saveur particulière.

Il faut replacer l’avant 68 dans ce contexte pour comprendre l’impact d’un film comme Z de Costas Gavras qui sort en 1969 et l’ampleur des mobilisations, dans toute l’Europe, contre les exécutions de militants antifranquistes dans l’après 1968.

La contradiction susmentionnée ne se limitait d’ailleurs pas aux régimes dictatoriaux, elle va bien au-delà. Le type de pouvoir mis en place par le coup d’Etat de de Gaulle en 1958 se révélait à des secteurs entiers de la société comme une sorte de « dictature constitutionnelle » : Lacouture, dans sa biographie de de Gaulle, stigmatisait ainsi le gaullisme fin de règne : « Le régime s’ossifie en une vaste entreprise d’ailleurs prospère, où le patronat de droit divin prend le double visage d’un vieux militaire génial (de Gaulle) et d’un intelligent fondé de pouvoir (Pompidou)… »

En Italie, le régime de centre-gauche n’avait pu venir à bout – et pourquoi l’aurait-il pu ? – des méthodes d’appropriation de l’appareil d’Etat développées avec constance par la Démocratie chrétienne dès la fin de la Seconde guerre mondiale. Depuis que les socialistes avaient donné leur appui extérieur au gouvernement Fanfani (en 1962), les divers gouvernements de centre-gauche, censés être plus à gauche politiquement, n’avaient que déplacé lentement à droite la politique économique. De quoi nourrir de vastes mouvements revendicatifs.

Donc, dans une série de pays européens, vont s’entremêler : une poussée revendicative de la jeunesse étudiante face à une université dont les structures – inertes – craquent sous le poids de « l’inflation » étudiante ; des réactions défensives des salariés devant la politique de revenus, les mesures déflationnistes, les restructurations dans des secteurs anciens (mines, sidérurgie), les modes nouveaux d’exploitation (dans de grandes concentrations industrielles modernes) ; et une crise institutionnelle plus ou moins aiguë. Tout ceci au sommet d’une onde de développement capitaliste presque sans précédent.

C’est en visualisant cet arrière-plan que le « grand tournant » de 1968 peut mieux être compris, aussi bien dans sa dimension mondiale – qui n’est pas le fruit d’une simultanéité purement hasardeuse, bien que la contingence y soit pour quelque chose – que dans sa maturation politico-culturelle et sa préparation sociale (les lutes étudiantes et ouvrières). A ce propos, il est évident qu’un aspect générationnel – comme toujours dans l’histoire – a joué. Il y a eu une reconnaissance mutuelle plus facile – quand bien même il ne s’est point agi d’une fusion – entre la jeunesse étudiante et la jeunesse salariée.

Vingt ans plus tard, il est facile de « voir venir » 1968, avec le semblant d’intelligence que donne l’analyse rétrospective. Sur le moment ce fut une surprise… pour tous : pour les gouvernants comme pour les partis traditionnels de gauche … et même pour l’extrême-gauche

Charles-André Udry, avril 1988

Notes

[1] Qualificatif révélateur, qui renvoie à Quarante-huitard (1848) et donc à barricades. En fait, il fait référence à une génération qui a découvert la politique, le plus souvent, en 1968 et dans les années qui suivent.


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