Le 1er mai 2018 à Paris : qui sont les 15 000 personnes qui ont défilé devant le cortège syndical ?

mercredi 16 mai 2018.
 

Apparu pendant la mobilisation contre la « loi travail », en 2016, le cortège de tête réunit des militants, surtout issus de la mouvance anarcho-autonome ou antifasciste ainsi que des black blocs.

Le « cortège de tête », qui défilait devant le carré syndical traditionnel, mardi 1er mai 2018 à Paris, a réuni 14 500 personnes, selon la police. Jamais ils n’avaient été aussi nombreux. Et jamais le défilé officiel n’avait autant souffert de la comparaison. Mardi 1er mai, le « cortège de tête », agrégat de manifestants qui se positionnent au-devant du carré syndical traditionnel dans les manifestations, a réuni 14 500 personnes à Paris, selon les chiffres de la préfecture de police, tandis que 20 000 personnes défilaient derrière les banderoles de la CGT, de Solidaires, de la FSU et de plusieurs partis de gauche.

Apparu pendant la mobilisation contre la « loi travail », en 2016, le cortège de tête a d’abord réuni quelques centaines de militants, surtout issus de la mouvance anarcho-autonome ou antifasciste, dans toute sa complexe diversité. Il est allé grossissant, atteignant deux ans plus tard une ampleur inédite. Composante inhérente à ce cortège de tête, les black blocs, militants vêtus de noir et encapuchés, ont pour vocation de s’affronter aux forces de l’ordre et de porter atteinte aux symboles matériels du capitalisme. Mardi 1er mai, la préfecture de police en a décompté 1 200. « Casser, c’est récupérer l’argent que les multinationales volent au peuple », revendiquait un tract distribué en marge de la manifestation.

Sur les panneaux publicitaires JC Decaux dégradés, on pouvait notamment voir le sigle anarchiste ou le message « no border ». Sur les banderoles, les slogans révolutionnaires détournent la culture populaire à coups de « Marx attack » et autres « Sous les k-ways la plage ».

Une « certaine fascination pour ces mouvements de foule »

Le cortège de tête a revêtu une dimension « exceptionnelle », concède l’historien Sylvain Boulouque. « Dans toutes les catégories sociales et professionnelles venues manifester, à commencer par les étudiants et les cheminots, on trouve aujourd’hui des personnes solidaires des manifestants ultras, estime ce spécialiste des gauches radicales. Je dirai même dans toutes les strates de la société. »

Qui sont ces électrons libres ? Parmi les 109 personnes placées en garde à vue le 1er mai, et considérées par la préfecture comme faisant partie du « noyau dur », « près de la moitié sont des étudiants qui vivent majoritairement à Paris ou dans la petite couronne, décrit une source policière. Peu ont des antécédents judiciaires. » « J’ai surtout vu des jeunes qui, pour la plupart, sont venus à la manifestation dans une forme de curiosité », observe l’avocat Benjamin Gourvez, qui défend un collégien parisien de 15 ans, actuellement en garde à vue. Décrit comme « très bon élève » et issu d’un milieu social aisé, il aurait rejoint le cortège de tête avec un camarade de classe, équipé de lunettes pour se protéger des gaz lacrymogènes et d’une caméra GoPro, animé par une « certaine fascination pour ces mouvements de foule ».

Parmi les black blocs, « tout le monde ne casse pas, tient à souligner Louis, 29 ans, venu de Rennes pour participer à la manifestation. Mais on s’habille en noir pour montrer notre solidarité, et faire corps contre les forces de l’ordre. » Le cortège de tête est « extrêmement hétérogène et complexe à décrire, reconnaît la source policière. Ils sont plutôt sympathisants du black bloc mais sans nécessairement partager leur action violente. » Mardi 1er mai, on croisait dans cet ensemble disparate des comités de sans-papiers et de réfugiés, des cheminots syndiqués, des étudiants de Tolbiac ou encore des soutiens aux zadistes de Notre-Dame-des-Landes.

« Un truc de génération »

Vieux routier des manifestations et porte-parole de l’association Droit au logement, Jean-Baptiste Eyraud explique la présence de sa banderole au-devant du carré syndical : « Nous les associations, nous avons parfois du mal à trouver notre place dans l’ordonnancement officiel, dit-il. On se retrouve en fin de cortège et cela occasionne une attente un peu longue pour les mères de familles et les enfants. Alors on avait décidé de se mettre devant. » Habitués à égayer les mouvements sociaux d’airs révolutionnaires, les musiciens de la « fanfare invisible » participaient aussi du cortège de tête. « C’est une nébuleuse dans laquelle on croise des gens aux pratiques intéressantes », fait valoir l’un des fondateurs de la fanfare, Marc Boitel.

Bertrand, un cheminot cégétiste de 30 ans, apprécie aussi ce foisonnement : « Dans le cortège de tête, on peut davantage échanger avec un étudiant ou un postier. L’ambiance est plus festive et revendicative, souligne-t-il. C’est davantage compliqué de travailler à la convergence des luttes dans le cortège traditionnel. » Ceux qui participent au cortège de tête ont le sentiment de se trouver « là où ça se passe ». « Il y a un truc de génération », ressent Julie, doctorante à l’université de Poitiers et qui ne trouve pas son compte dans l’« ambiance merguez-Ricard » des défilés syndicaux.

« Il y a des slogans, des chansons, une énergie et une fraternité qui donnent un sentiment de puissance collective, témoigne à son tour Stéphane, travailleur social syndiqué à Solidaires et venu en famille défiler le 1er Mai. A l’inverse, les cortèges syndicaux sont des endroits mortels réduits à des enchaînements de camions et de sonos. Cette tristesse ne correspond pas à la colère et à la combativité que l’on veut exprimer. Les gens se demandent quoi faire de leur rage. Participer au cortège de tête, c’est presque plus sentimental et vital qu’intellectuel. »

« Aucune issue politique séduisante »

Trentenaire habitué à devancer les défilés officiels, Mathieu analyse la montée en puissance du cortège de tête comme le résultat d’un « étouffement » politique : « Avec l’arrivée de Macron, c’est la mort du politique. Il ne croit en rien d’autre qu’en la pure efficacité. Sa seule idéologie, c’est l’économie. Etant donné qu’il n’y a aucune issue politique vaguement séduisante, une partie de la population, et en tout cas de la jeunesse, se retrouve à faire ce qu’il y a de plus basique : aller dans la rue. En France, on a deux cents ans de contestation du pouvoir dans la rue mais, depuis quinze ans, il ne s’y passait plus rien tant cette contestation a été ritualisée et rendue impuissante. En tête de cortège, aujourd’hui, il se passe enfin quelque chose. »

« Quand je vois le peu de politisation de mes collègues, je me dis que la radicalisation des jeunes en est aussi une conséquence logique, considère à son tour un professeur de collège à Montreuil (Seine-Saint-Denis), dont plusieurs de ses élèves rejoignent le mouvement. Le maillage militant est de plus en plus lâche, et la nature a horreur du vide… »

Le porte-parole de l’Union nationale lycéenne (UNL), Louis Boyard, voit plusieurs des militants de son syndicat rejoindre la tête de cortège. Mais il veut croire que « ne pas défiler derrière une bannière ne vaut pas rejet des organisations syndicales ». Pourtant, de nombreux participants de ce défilé non orthodoxe sont défiants vis-à-vis des canaux traditionnels de représentation. Manifestant avec le cortège « interfac », qui réunit des étudiants des sites mobilisés contre la loi ORE (Orientation et réussite des étudiants), Léo attribue sa présence dans le cortège de tête à « la trahison des directions syndicales », incapables à son sens de représenter le mouvement étudiant. Inscrit à l’agreg de philosophie à Paris-I, il a occupé le site de Tolbiac jusqu’à son évacuation par la police, le 20 avril. Egalement militant au NPA, il valorise « l’auto-organisation ».

« On ne va pas pleurer pour un McDo »

Moins vindicatif, Gaël Quirante, syndicaliste à SUD-PTT et membre de la direction du NPA, explique que le Front social, collectif dont il est l’un des animateurs, et qui avait organisé les premières manifestations au lendemain de l’élection d’Emmanuel Macron, ne se distancie pas systématiquement du cortège officiel. « Pendant la loi travail, en 2016, nous étions dans le cortège de tête. Mais le 1er Mai, nous étions avec la CGT et Solidaires. Nous n’avons pas de position de principe mais il faut comprendre la volonté de radicalité qu’exprime le cortège de tête. On en a marre des stratégies perdantes des grèves perlées. Il faut que les directions syndicales, politiques et associatives prennent leur responsabilité et appellent à la grève générale. »

Le désir de radicalité ne s’accompagne pas nécessairement de celui d’un passage à l’acte violent. Et vis-à-vis des black blocs, les positions épousent là encore une grande hétérogénéité. « On ne veut ni suivre les syndicats ni être assimilés aux black blocs, revendique Camille Bernard, enseignante dans le Val-de-Marne et membre du collectif Education 94. La violence est contre-productive, elle éloigne les gens des manifestations. » « La captation de la manifestation par les black blocs est un peu dégueulasse, condamne plus volontiers encore Marc Boitel, de la Fanfare invisible. C’est sûr qu’il va y avoir de grosses discussions, car personne ne peut s’approprier ce cortège de tête. »

Louis Boyard explique qu’il participe d’une « zone pré-black bloc composée de jeunes qui ont en commun la colère mais qui ne soutiennent pas pour autant la casse ». D’autres ont des postures plus ambiguës. « On ne va pas pleurer pour un McDo et deux affiches JCDecaux », relativise Julie, qui adhère à l’idée qu’« on subit une violence d’Etat et qu’on peut, nous aussi, être violents ». Stéphane a toujours, pour sa part, appartenu à une culture non violente. Mais, depuis 2016, il manifeste dans le cortège de tête et les lignes bougent : « Tant que cette violence vise des biens matériels symboliques, elle exprime quelque chose que je partage », dit-il. Et s’interroge : « Comment peut-on célébrer Mai-68, ses barricades, ses voitures retournées et ses lanceurs de pavés et s’effaroucher de ce qu’il se passe dans le cortège de tête ? »

Julia Pascual, Pierre Bouvier, Camille Stromboni, Mattea Battaglia, Violaine Morin, Isabelle Rey-Lefebvre et Cécile Bouanchaud


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