Face à la crise démocratique, quelle révolution constitutionnelle  ?

vendredi 6 avril 2018.
 

A) Une constituante pour une VIe République par Ugo Bernalicis, député FI du Nord

Nous proposons de passer à une VIe République, mais si ce n’est pas juste pour changer le chiffre. Les moyens impliquent les fins. Sur la forme, on ne peut pas décider d’une VIe République dans un colloque, à une dizaine autour d’une table, comme ce fut le cas en 1958, après quoi on fait un référendum et soit on accepte, soit c’est de nouveau le chaos. Il faut coconstruire, et aujourd’hui, nous avons des outils à notre disposition qui nous permettent de le faire. Dans nos propres organisations politiques, si on n’est pas étudiant ou retraité, le niveau d’implication est tout de suite différent. Jeune élu et jeune papa, mon rapport au temps et à mon implication s’ajuste en fonction du temps contraint qui est le temps familial. Mais à un moment donné, il faut bien que l’on propose des choses, que l’on donne des perspectives aux Françaises et aux Français, aux citoyennes et aux citoyens, sur cette offre de société que l’on appelle de nos vœux, plus démocratique, plus écologique, plus sociale. C’est là que la proposition au départ institutionnelle de passer à une VIe République devient une proposition révolutionnaire au sens où elle refonde notre rapport à la règle du jeu démocratique. Sur la forme, l’idée est de convoquer une Assemblée constituante, dont une part de personnes serait tirée au sort. Pendant le vote sur la composition de l’ Assemblée constituante, on pourrait voter à la fois pour des personnes mais aussi pour le tirage au sort, et ce sont les électeurs qui définiraient la proportion de gens tirés au sort dans cette future Assemblée constituante. Il ne faut pas oublier que la démocratie n’est qu’un moyen, c’est juste la décision d’une majorité contre une minorité, l’objectif reste quand même la République, l’intérêt général, notre bien commun et notre vivre-ensemble. Le vote ne se suffit pas à lui-même. On donnerait deux ans à cette assemblée constituante pour réfléchir à ce que serait la nouvelle règle du jeu. Il semble important de donner du temps à cette assemblée constituante pour ne faire que cela, rédiger la nouvelle constitution qui serait au final soumise par référendum.

Sur le fond, la VIe République doit comporter des éléments importants. En finir avec la monarchie présidentielle de la Ve République semble être une évidence, et rappeler un régime parlementaire d’une seule chambre me semble être évident, avec peut-être davantage de députés. La Constitution de 1793 ne fixait pas un nombre de parlementaires, mais fixait un ratio. Il faudrait constitutionnaliser les biens communs, le droit à l’eau, la règle verte, c’est-à-dire qu’on ne prend pas plus à la terre que ce qu’elle est capable de renouveler. Cette VIe République doit évidemment avoir sa part de contrôle citoyen, de contrôle direct. C’est l’équilibre entre un régime représentatif et une démocratie plus directe. Et c’est la proposition de révocation des élus, qui peuvent être révoqués en cours de mandat, du président de la République au conseiller municipal. Et en fixant un pourcentage de la population, du corps électoral qui, par voie de pétition, de signature, pourrait demander de revérifier que c’est bien tel élu qui la représente ou pourrait en choisir un autre. Arrêtons de chercher de nouvelles recettes magiques, il faut maintenant se mettre en mouvement pour donner à voir une autre société à nos concitoyennes et à nos concitoyens.

B) Les humains se gouvernent eux-mêmes par Roland Gori, psychanalyste clinicien, cofondateur de l’Appel des appels

Roland GoriPsychanalyste clinicien, cofondateur de l’Appel des appels Ce sont aujourd’hui les normes qui préparent les lois, et ce, d’autant plus que les lois ont tendance à se dévaluer en circulaire de service, et c’est la raison pour laquelle elles sont constamment réécrites. C’est-à-dire qu’elles ont un peu perdu leur caractère sacré. Dans les métiers, on assiste à une véritable normalisation de l’humain à marche forcée. On ne peut pas tout attendre de la loi, et si la VIe République ne s’insère pas sur les lieux de travail et dans les mœurs, on pourra voter toutes les lois que l’on veut, on ne sera pas en démocratie. La question est donc de savoir comment favoriser un renouveau démocratique des normes à partir des lieux où elles se fabriquent. Dans nos sociétés modernes, les normes de vie, les manières d’éprouver et de penser s’acquièrent d’abord sur les lieux de travail. Il ne faut pas oublier, comme l’a montré Hannah Arendt, que nous sommes dans une société dont le grand organisateur est le travail. Et il n’y a donc pas plus douloureux que d’être dans une société organisée par le travail et être sans travail. Il est extrêmement important de penser qu’il n’y aura pas de liberté démocratique si elle ne vient pas sur la scène professionnelle, pas de liberté politique, de renouveau de la démocratie qui ne passe par la restitution d’une liberté dans le travail, liberté qui a été confisquée par ce que j’appelle une curatelle technico- financière. La prolétarisation des métiers aujourd’hui est une perte de liberté dans le travail, laquelle se diffuse comme perte de liberté dans le champ du politique.

Nous sommes aujourd’hui face à une perte de liberté qui, au niveau politique, produit des citoyens low cost. Ils sont invités à voter ou à pétitionner, mais ils n’ont pas acquis ce désir de démocratie. Il faut renouveler le désir de la démocratie. C’est justement cette liberté dans les conditions d’exercice des métiers qui a été constamment remise, et férocement, en cause depuis au moins deux décennies par une logique gestionnaire, par une financiarisation généralisée des actes professionnels, la tarification à l’activité à l’hôpital, la logique d’audimat dans les milieux de l’information et des médias, etc. Il faut en finir avec un mode d’évaluation, ce que j’appelle la néo-évaluation, qui passe par des procédures essentiellement formelles et quantitatives, et qui constitue une certaine manière d’éduquer l’humain ou plus exactement de le dresser, et de le dresser à perdre cette liberté dans son travail et, du coup, à perdre le désir de la démocratie.

Comment retrouver une liberté dans les métiers nous permettant de penser et de décider et ne pas tomber dans une sorte de gestion algorithmique des populations au travail  ? Je ferai une proposition très concrète. J’ai récemment fait une conférence sur le thème «  La démocratie est-elle soluble dans le numérique  ?  ». Cette question est importante car les nouvelles technologies devraient libérer du temps de travail. Elles devraient, bien sûr, casser un certain nombre d’emplois, mais il faut aussi le prendre du côté non seulement de la création des emplois, mais peut-être aussi d’un changement dans la manière de travailler. On peut considérer que cette libération du temps de travail permet de rentabiliser davantage, de faire davantage de profits, et de tenir un peu plus les gens en laisse. La deuxième solution consisterait à réduire le temps de travail, mais au risque de livrer les travailleurs aux jouissances matérielles immédiates, c’est-à-dire les inscrire dans une société de la consommation et du spectacle. En gros, on vous donne un peu de plaisir dans le loisir pour vous subordonner davantage dans le travail, et c’est là où je propose une troisième solution. Ce temps libéré par le numérique pourrait nous permettre de prendre du temps pour une véritable évaluation où nous pourrions parler ensemble. Vous avez beaucoup parlé de démocratie participative, mais il faudrait peut-être déjà la mettre en œuvre sur les lieux de travail. Parler ensemble veut dire échanger, faire des récits sur ce que l’on fait, sur ce que l’on fait ensemble, sur les relations que l’on a. On pourrait libérer du temps politique en libérant du temps de travail sur poste. On peut rester dans l’entreprise, on peut rester dans l’université, dans l’école, dans nos lieux de travail, et consacrer une partie de ce temps à se restituer ce qui a été confisqué par la technocratie et le taylorisme, c’est-à-dire l’échange. Ce serait une véritable évaluation, qui pourrait aussi reposer sur des chiffres. Les chiffres doivent être là pour nous permettre de parler et pas pour nous faire taire.

Cela renouvellerait le désir de démocratie et donnerait du temps pour que les gens puissent ensemble se parler, évaluer ce qu’ils font pour savoir si ce qu’ils font correspond bien aux finalités de leur métier. La manière de gouverner des humains est indissociable de la manière dont les humains se gouvernent eux-mêmes, et le désir d’apprendre aux hommes à se gouverner eux-mêmes, qu’il se manifeste par la voie de l’éducation, du soin, ou du travail, a quand même d’abord lieu sur des scènes professionnelles, à commencer d’ailleurs par le travail scolaire. Face à la déshumanisation du travail, je pense que l’on peut trouver au cœur du politique les conditions d’une démocratie qui nous rappelle cette phrase d’Hannah Arendt qui dit que la vraie liberté requiert la présence d’autrui.

C) La confiance dans les élus et l’engagement local par Frédéric Dabi, politologue, directeur général adjoint de l’Ifop

Frédéric DabiPolitologue, directeur général adjoint de l’IfopL’Ifop, qui fête ses 80 ans cette année, pose depuis une cinquantaine d’années la question de l’attachement aux idées démocratiques. 85 % à 90 % des Français nous répondent par l’affirmative. On leur demande aussi si la démocratie en France fonctionne bien ou mal. En avril dernier, le score de «  fonctionne mal  » a dépassé 60 %, ce qui n’était jamais arrivé, mais le révélateur de cette crise démocratique profonde, c’est l’abstention. Pour faire un peu d’histoire, c’est un schéma que l’on voit depuis une trentaine d’années, depuis les années 1980, depuis 1988 où il y a eu des records d’abstention à la suite d’une accumulation de votes. Nous sommes maintenant sur une abstention de masse, avec le schéma suivant qui est que les Français ne se déplacent massivement qu’à l’élection présidentielle, mais de moins en moins aux scrutins intermédiaires, hormis les élections municipales, mais on verra que, même là, la confiance s’érode.

Et au cœur de cette abstention de masse figure une logique de vanité du vote. Au sujet des élections, au-delà des traditionnels motifs d’abstention comme la protestation, sur le fait de se désintéresser de la vie politique, de plus en plus de Français nous disent que les élections ne changent rien ou ne changent pas les choses. Nous sommes donc au cœur de cette crise démocratique, puisque se joue le recul de la croyance spécifiquement hexagonale, qui relève presque même du pouvoir magique, qui est la capacité du politique en France à peser sur le cours des choses, à s’affranchir des contraintes externes, Union européenne, mondialisation, et à changer la vie des Français. C’est ce qui nous fait dire que la crise démocratique est d’abord une perte de confiance dans l’efficacité de ce régime face aux problèmes contemporains.

Un deuxième point qui nuance ce que je vais vous dire sur le constat de cette crise démocratique  : il ne faut pas seulement voir un cadre national, mais cette crise démocratique me semble moins forte à l’échelon local, ou en tout cas différente, ou moins profonde. Je vais parler d’enquêtes d’opinion. Ce sont systématiquement les élus locaux, notamment les élus municipaux, qui échappent au discrédit touchant le personnel politique. Ils sont vus comme ayant une cote de confiance meilleure que celle des députés, des sénateurs. Il y a une confiance très forte dans les parlementaires pour réduire les fractures et les inégalités territoriales. Il y a cette crédibilité liée aux élus municipaux, à la figure du maire, qui peut concrètement changer la vie des habitants. Et en cela le maire parvient à prendre en compte l’attente spécifiquement hexagonale touchant à la dimension performative du politique en France, le dire c’est faire, et rend concret, matérialise, la promesse de la puissance du politique qui peut peser et transformer la vie des Français.

Autre élément de nuance de cette crise démocratique  : à l’échelle locale, les citoyens veulent de plus en plus participer, toutes catégories confondues. Une enquête réalisée en janvier au moment d’assises sur la citoyenneté pour Ouest-France Dimanche montre que les critères de citoyenneté vertueuse ont fortement évolué ces dernières années. L’idée selon laquelle il faut, pour être un bon citoyen, participer à une association a perdu 13 % en vingt ans, 8 % de moins pour appartenir à un syndicat, mais la mobilisation autour d’un problème local et la participation à une manifestation d’intérêt local apparaissent comme une condition indispensable d’une bonne citoyenneté pour une majorité de Français, soit plus 17 % par rapport à une mesure faite il y a vingt ans. Le local peut donc être un lieu de régénération de cette crise démocratique.

Depuis qu’il est au pouvoir, Emmanuel Macron permet-il un reflux ou une exacerbation de cette crise démocratique  ? Les enquêtes d’opinion récentes ont tendance à montrer un certain reflux. Emmanuel Macron tire parti d’un contexte spécifique, il profite de l’échec des deux quinquennats précédents. Cette crise démocratique est une crise du résultat  ; les deux quinquennats ont été vus comme inutiles, comme n’ayant pas changé la vie, et il y a aussi une sorte de séduction chez les Français du ni gauche ni droite, mais en même temps du et gauche et droite.

Cela ne veut pas dire que le clivage gauche-droite a disparu, l’enquête annuelle que l’Ifop réalise pour l’Humanité montre bien que ce clivage est réel, mais il y a dans l’imaginaire des Français cette idée de faire travailler ensemble des élus de gauche et de droite, pour prendre les meilleures décisions pour la France. Surtout, Emmanuel Macron présente une méthode qui mise d’abord sur les résultats, sur une certaine efficacité, une rapidité. La manière dont il incarne la fonction, qui plaît aux Français en comparaison avec ses deux prédécesseurs, joue à fond sur cette corde de l’efficacité et des résultats.

Concernant la réforme constitutionnelle, il faut voir les sondages de deux manières. Lorsque l’on interroge les Français sur une réforme constitutionnelle, ils sont 93 % à souhaiter une réduction du nombre de députés et de sénateurs, à vouloir instiller une dose de proportionnelle, 84 % à souhaiter une interdiction du cumul d’un mandat parlementaire et d’exécutif local, mais, sur le principe, ils sont plutôt plus satisfaits d’avoir un relais local et un relais national. Toutefois, cette réforme n’est pas perçue comme une priorité par les Français. Les éléments de cette réforme pourraient être appréciés, mais cela ne rétablira pas la confiance dans le système démocratique qui, selon moi et selon le regard des Français, passe quand même par des résultats concrets et d’amélioration de la vie des citoyens.

D) Notre peuple a soif d’intervention par Éliane Assassi, sénatrice PCF de Seine-Saint-Denis

Le 23 juillet, devant le Parlement réuni en Congrès à Versailles, le président de la République a annoncé sa volonté d’engager une réforme institutionnelle et constitutionnelle. Parmi toutes les mesures annoncées  : la réduction du tiers du nombre de parlementaires et la limitation à trois mandats successifs pour les parlementaires et les présidents d’un exécutif local, hormis les communes de moins de 3 500 habitants. Au sein de notre groupe CRCE au Sénat, il nous a semblé utile pour ne pas dire urgent d’ouvrir un premier débat avec un certain nombre de personnalités afin d’élargir la confrontation des points de vue et de dégager des convergences d’idées. Urgent de dégager des convergences, car nous sommes nombreuses et nombreux à noter que depuis plusieurs années existe une concomitance entre le développement de la crise économique et sociale et le rejet croissant du fait politique, des acteurs politiques, à commencer par les parlementaires et les membres de l’exécutif, président de la République compris. Le nouveau chef de l’État, qui aime les démonstrations symboliques, a enfoncé le clou de la reprise en main du pouvoir législatif par le pouvoir exécutif en médiatisant, par exemple, les séances de signature de promulgation des lois. Une précision s’impose toutefois. Emmanuel Macron n’est pas le seul responsable de l’affaiblissement du Parlement face à l’exécutif. Le processus de rationalisation du travail parlementaire, à l’œuvre depuis des décennies, a participé au développement de la défiance de la population à l’égard des assemblées.

La réduction du nombre de parlementaires n’est pas anecdotique. Un Parlement ramené à une chambre de contrôle et d’enregistrement doit-il disposer du même effectif  ? Est-il nécessaire de maintenir le même lien avec les populations et les territoires  ? Cette initiative est démagogique, mais elle est avancée sans argument sérieux. Peut-on rénover la vie démocratique en commençant par diminuer la représentation populaire  ?

Il faut mettre en débat cette grave question, la sortir du constat démagogique et y résister fortement. Nous sommes à un moment où notre régime peut basculer. La crise démocratique que connaît notre pays traverse bon nombre d’autres pays occidentaux. Il suffit de regarder vers la Grande-Bretagne, l’Espagne, plus récemment l’Allemagne, et encore plus récemment ce qui s’est passé hier en Italie. L’accession de Donald Trump aux États-Unis va, quant à elle, amener à s’interroger sur les vertus du régime présidentiel. Les forces qui organisent la mondialisation économique et financière ont-elles encore besoin des institutions démocratiques  ? N’assistons-nous pas à une volonté de prise de pouvoir direct du marché évacuant ce qui n’était devenu qu’un seul intermédiaire  : le politique  ?

L’État ne peut pas tout, disait un ancien premier ministre il y a près de vingt ans. Cela sonnait comme un avertissement auquel pourrait faire écho la toute-puissance des places financières aujourd’hui. Et le peuple  ? Et le peuple dans tout ça  ? Va-t-il encore se satisfaire longtemps de donner les pleins pouvoirs tous les cinq ans à un individu dans une confusion idéologique croissante sans pouvoir intervenir sur les choix engagés durant le mandat, puisque l’élection législative est totalement inféodée au résultat du scrutin présidentiel, inversion du calendrier électoral oblige  ? Notre peuple a soif d’intervention, il ne s’est pas désintéressé de la chose publique. Il est, c’est vrai, dégoûté de toutes ces promesses non tenues, d’un système de nature oligarchique, mêlant monde de l’argent et fonction élective ou institutionnelle, sans oublier la haute fonction publique. Comme le disait Robespierre, qu’importe aux citoyens qu’il n’y ait plus d’armoiries s’il voit partout la distinction de l’or.

E) Un citoyen, majeur constitutionnel par Dominique Rousseau, professeur de droit constitutionnel à l’université Panthéon-Sorbonne

Je mettrai l’accent sur trois points qui me paraissent être des éléments importants dans la part des institutions dans la crise démocratique. Le premier est l’équivoque, le deuxième est le déséquilibre, et le troisième est l’oubli.

L’équivoque est un des éléments de la crise, parce que notre système politique repose sur deux Constitutions en une, en quelque sorte. On a une Constitution à structure parlementaire, celle de 1958, avec un premier ministre, articles 20 et 21, qui détermine et conduit la politique de la nation, qui est responsable devant le Parlement. Et on a un président de la République qui est, article 5, un simple arbitre. Il veille au bon fonctionnement des institutions. Cette structure parlementaire était présente dès 1958 et est encore présente en 2018. Le problème est que s’est surajoutée à cette Constitution de 1958 la Constitution de 1962 où le général de Gaulle a décidé que, désormais, le président serait élu par le peuple. Vous avez donc un élément du régime présidentiel. Le problème depuis 1958, c’est que l’on ne sait jamais réellement qui gouverne. Dans les autres pays, en Allemagne, en Italie, en Espagne, au Royaume-Uni, on sait qui gouverne, c’est le premier ministre. En France, on pense que c’est le président de la République qui gouverne, alors que la Constitution dit que ce n’est pas lui qui gouverne mais le premier ministre, et en même temps, quand on regarde l’histoire constitutionnelle de la Ve République, on se rend compte que, malgré les apparences, le président de la République n’a pas toujours eu le dernier mot et que c’est le premier ministre qui l’a emporté.

La solution est-elle de revenir sur l’élection présidentielle par le peuple  ? Pourquoi pas. Mais là aussi, le droit comparé montre qu’il n’y a pas de lien automatique entre élection du chef de l’État et primauté présidentielle. Le Portugal, la Roumanie, la Pologne, la Finlande, l’Islande, l’Autriche, tous ces pays élisent le président de la République au suffrage universel, et, dans tous ces pays, c’est le premier ministre qui dirige, pas le président. La suppression de l’élection populaire du chef de l’État ne résoudrait pas la question de l’équivoque constitutionnelle.

Le déséquilibre tient au fait que notre système constitutionnel est sans contre-pouvoir, et c’est là où la crise me semble la plus grave. Selon Montesquieu, la liberté politique, la démocratie tiennent à l’équilibre des pouvoirs qui, pour lui, repose sur le roi, le pouvoir absolu, et sur ce qui fait contrepoids au roi, l’Assemblée, le corps législatif. Et nous sommes encore dans cette problématique de rechercher dans le Parlement l’instrument d’équilibre du pouvoir exécutif. Et là, je dis  : erreur. Pas une erreur qui tient à la Ve République, mais, aujourd’hui, on constate que l’exécutif et le législatif ne sont pas séparés, qu’ils sont soudés l’un à l’autre. Nous n’avons plus de contre-pouvoir. Il faut donc aujourd’hui imaginer ce que Montesquieu a fait en 1756, c’est-à-dire imaginer des institutions permettant de faire équilibre au bloc législatif-exécutif. Quelles sont ces institutions  ? C’est assurer dans la Constitution le principe de l’indépendance, du pluralisme et de la liberté de la presse. C’est le principe de l’indépendance de la justice comme contre-pouvoir, donc une réforme profonde du Conseil supérieur de la magistrature permettant d’assurer l’indépendance de la justice et que le ministère de la Justice ne soit plus le maître de la formation et de la nomination des magistrats, de la discipline des magistrats du parquet. Certains savent peut-être ici que je suis moi-même pour la suppression du ministère de la Justice. Il faut enfin supprimer les anciens présidents de la République comme membres de droit du Conseil constitutionnel et faire en sorte qu’il ne soit plus possible d’être ministre des Affaires étrangères le matin et président du Conseil constitutionnel le soir. Donc remédier à ce déséquilibre et essayer de sortir de la crise peut-être en améliorant le Parlement, mais dans toutes les démocraties il y a ce bloc exécutif-législatif et c’est ailleurs qu’il faut chercher les instruments d’un rééquilibrage des pouvoirs et, par conséquent, d’une liberté politique.

Enfin, l’oubli, c’est le citoyen qui reste aux portes de la sphère de production des politiques publiques, de la production des lois, des normes. Notre système politique repose sur l’unidimensionnalité de la figure du citoyen. Le citoyen est électeur. On n’a pas bougé depuis Montesquieu. Un citoyen n’est bon qu’à élire son représentant, et cet oubli du citoyen dans la Constitution, dans la production des politiques publiques, me paraît être un élément important. S’il y a une révolution constitutionnelle à faire, il s’agit moins de réfléchir à un peu plus de pouvoir au premier ministre, un peu moins au président de la République, un peu moins au Sénat, un peu plus à l’Assemblée, car cela voudrait dire redistribuer le pouvoir à ceux qui l’ont déjà, mais plutôt de transformer le citoyen de mineur constitutionnel à majeur constitutionnel, pour reprendre le vocabulaire de Badinter, c’est-à-dire d’en faire un acteur de la production des politiques publiques. Bref, il faut imaginer les institutions permettant aux citoyens de rentrer dans le processus de production des politiques publiques car c’est par eux que se comblera le déséquilibre institutionnel et que l’équivoque sera levée.

F) Réinventer notre façon de travailler par Sophie Taillé-Polian, sénatrice PS du Val-de-Marne

Sophie Taillé-PolianSénatrice PS du Val-de-MarneIl faut être attentif à ce qui est en train de se passer en termes de critique de la démocratie. Il y a une critique qui est la nôtre, une critique qui aime la démocratie parce qu’elle se revendique d’une philosophie politique de l’égalité, mais il y a de plus en plus de critiques, notamment dans la jeunesse, que l’on pourrait qualifier d’externes à la démocratie qui, au nom de l’efficacité par exemple, rejettent l’idéal démocratique. C’est bien de demander aux gens leur avis, mais que savent-ils vraiment  ? Il est de notre devoir de nous interroger, de réfléchir à la façon de l’améliorer, mais il faut aussi faire attention à ne pas être instrumentalisé dans ce débat par un certain nombre de forces politiques qui remettent en cause la démocratie. J’ai été frappée par l’analyse d’un jeune politologue d’Harvard sur la montée en puissance en Occident, notamment parmi les élites, d’un certain cynisme à l’égard de la démocratie, élites qui osent le dire dans des interviews et dont la dynamique dans l’opinion publique est importante. Des études d’opinion réalisées auprès des Français par rapport à la notion de démocratie montrent que la plupart d’entre eux, notamment les jeunes, sont dans un relativisme par rapport à la nécessité de la démocratie. Il faut avoir en tête que la démocratie reste un combat. On aurait pu penser que c’était derrière nous, mais ce n’est pas le cas, et un certain nombre de personnes se disent  : «  Pourquoi pas un gouvernement d’experts avec un bon chef  ?  » Ce sont des tendances à l’œuvre que nous devons prendre en compte dans notre critique de la démocratie actuelle qui est largement imparfaite, largement inachevée, qui ne répond pas à ses promesses d’égalité, liberté, fraternité.

Il faut clarifier les formes de la démocratie participative. Des propositions ont été faites sur les conférences de consensus, mais il faut sortir de la permanence parlementaire ou de la pétition pour vraiment rentrer dans un travail où les associations et les citoyens peuvent porter leurs propositions auprès des parlementaires et que tout cela soit formalisé. Tous les partis doivent vraiment se réinventer dans leur façon de travailler, en sachant qui décide, à quel moment, sur la base de quelle proposition élaborée par qui. Le respect et le pluralisme des médias sont un point important pour renouveler la démocratie. Un certain nombre de véhicules législatifs vont mettre ce genre de question sur la table et il faudra être très attentif. Propositions sur la démocratie dans l’entreprise. Et sur les problématiques de l’Europe, et au-delà, les gens ont tendance à remettre en cause l’idée de démocratie, estimant qu’on ne peut rien faire, s’appuyant notamment sur la question de la fraude fiscale. C’est le type même de l’absence totale de volonté démocratique de se soumettre à la règle commune d’un certain nombre de personnes ou de grandes multinationales. Les États peuvent faire, ils doivent faire, mais un nouvel internationalisme est sans doute à mener, car si l’on ne dit pas aux citoyens que des luttes doivent être menées au niveau local, au niveau national et international, le politique dans aucun pays n’arrivera à reprendre la main.

G) Pour une démocratie plus proche des citoyens par Esther Benbassa, sénatrice EELV de Paris, groupe CRCE

Les Assemblées parlementaires ne sont pas, ou ne sont plus (si elles l’ont jamais été) représentatives de la société. Cet écart entre les citoyens et leurs représentants engendre une méfiance croissante qui se traduit de plusieurs manières  : une dépolitisation globale et des citoyens qui ne se rendent plus aux urnes.

Quand le peuple ne vote pas parce qu’il ne croit plus que ses élus agiront au nom de l’intérêt général, c’est l’idée même de la démocratie représentative qui est en jeu. À cela s’ajoute la perception négative des élus nourrie par des années de populisme systémique. Le modèle présidentiel de type monarchique de la Ve République ainsi que nombre de ses dérives autoritaires ont de même contribué à la perte de confiance des citoyens  : les moyens d’intervention du Parlement, censé être pourtant l’expression de la volonté du peuple, sont régulièrement bridés (vote bloqué, ordonnances, 49-3). L’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron est en grande partie liée à cet état d’esprit de la population ainsi qu’à l’étiolement et au manque de créativité où sont plongés les partis aussi bien à droite qu’à gauche. Ainsi le président a-t-il réussi à brouiller le clivage gauche/droite et ses vieilles querelles en se présentant comme l’artisan d’une société supposément «  nouvelle  », lorsqu’on sait qu’elle s’inspire des régimes libéraux classiques ailleurs en Europe et en Amérique du Nord.

Dans un tel contexte, il était quasi inéluctable que le président tende à vouloir réduire, voire à neutraliser le rôle du Parlement. Ainsi se lance-t-il dans une réforme institutionnelle et constitutionnelle susceptible de déstabiliser le fragile édifice de notre démocratie. L’exécutif exploite et renforce le populisme déjà en vogue. Une tactique qui fonctionne et qu’on applique dans divers autres domaines. Pour réformer la SNCF, on se sert de la crispation des citoyens à son endroit en raison de ses failles à répétition, et on transforme le cheminot en «  privilégié  » pour en faire une figure de cristallisation de la hargne populaire. Or, que représentent la possibilité de voyager gratuitement, une option pour partir à la retraite plus tôt face à la suppression de l’ISF, aux avantages accordés aux riches, aux entreprises du CAC 40, etc. ?

Mais le populisme ne consiste-t-il pas justement à opposer les uns aux autres  ? Les Français excédés par leurs conditions de vie, la rareté de l’emploi, le chômage finissent par tourner leur regard contre ceux qu’ils considèrent comme plus avantagés qu’eux – et pas contre les vrais riches, bien sûr, étrangement épargnés, parce que la machine à cliver du gouvernement ne les prend évidemment pas pour cible.

Pour compléter le tableau, le gouvernement transforme dans le même temps le migrant en ennemi de l’intérieur. Le migrant, ce «  sans-droits  » par excellence comme l’appelle Hannah Arendt dans un des chapitres de son livre les Origines du totalitarisme, l’être condamné à la «  vie nue  » pour reprendre une formule d’Agamben. Toutes ces lois qui veulent trier, enfermer et expulser, au prétexte de débarrasser la France de la misère, du problème et du désordre que représenteraient les migrants, n’ont pas d’autre fin.

Le populisme n’est pas la démocratie. Aujourd’hui, nous avons le devoir de repolitiser les citoyens, en donnant la chance au plus grand nombre d’entrer en politique, dans le but de diversifier les profils afin d’avoir des Assemblées qui ressemblent davantage à la population.

Il faudrait que la démocratie renaisse par le peuple, par l’engagement citoyen, hélas, un peu éteint par le découragement, par une parité réellement appliquée, par l’instauration d’un vrai statut de l’élu, par la discrimination positive déjà en amont dans les partis et dans les institutions, par le scrutin proportionnel enfin. Est venu le temps de la démocratie participative à tous les échelons, du local au national. Plus l’échelon réduit aura de prérogatives, plus les décisions se prendront au plus près des citoyens, sans être contraintes par une volonté étatique centralisatrice.

Si la Constitution doit changer, cela doit se faire dans le sens de l’établissement d’une VIe République, d’une démocratie plus proche des citoyens, d’une liberté d’initiative, de choix et d’action accrue du Parlement, d’une séparation des pouvoirs effective, et d’une place plus grande attribuée à l’opposition. Une démocratie saine n’est pas une tyrannie de la majorité.


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