Les mouvements du 22 mars 2018 changent le climat

mardi 3 avril 2018.
 

Il est toujours hasardeux, au début d’un mouvement social, de prédire sa portée subversive ou sa puissance de déstabilisation de l’ordre socio-politique. Les mobilisations recèlent toujours une part d’imprévu, et dans tous les sens. Le 22 mars 1968 est emblématique de ces surprises qui annoncent un chamboulement. En 1995, ce fut la grève des fonctionnaires du 10 octobre, après les provocations d’un certain ministre : Madelin.

En France surtout, nous sommes habitués à des jaillissements populaire, mais aussi à des retombées consternantes. Il faut donc rester prudents, mais constater néanmoins une accumulation de signaux encourageants. Examinons donc la journée du 22 mars 2018, qui fut le rendez-vous de plusieurs mouvements convergents, avec des coups de projecteurs diversifiés : grévistes, manifestations, jeunes, slogans, propositions syndicales à venir, présences politiques. Nous le faisons aussi avec l’aide de nos correspondants régionaux.

Une journée qui aura des suites

La popularité du gouvernement et de la lutte- Un sondage BFM-Elabe montre que 74% des sondés estiment que le gouvernement mène une politique « injuste », soit +6% en trois semaines, et 77% qu’il « ne rassemble pas » les Français. L’effet Macron « président des riches » est donc profond. Pour autant, il semble qu’une autre majorité de Français sondés estiment pour le moment que la grève des cheminots est « injustifiée ». Ces deux indices montrent une opinion indécise, mais aussi un défi : dans les luttes d’aujourd’hui, plus que jamais, la bataille d’opinion est décisive. Les citoyen-nes s’informent et réfléchissent. Michel Pigenet, historien des luttes sociales, interrogé par Le Point, explique : « Si la grève dure, d’un côté elle peut exacerber le mécontentement des usagers, mais d’un autre côté elle est l’occasion d’un débat et, à ce moment-là, une argumentation peut être entendue ». Voilà l’enjeu des prochains jours.

Les chiffres de grève  : lorsque les cheminots organisent une manifestation nationale à Paris, il n’y a pas de mot d’ordre général de grève, car il faut que les trains fonctionnent. Cette fois, SUD Rail et l’UNSA ferroviaire ont déposé un préavis, et le chiffre de 35% de grévistes est annoncé par la direction (qui a allègrement supprimé des trains), ce qui est beaucoup ! Une enquête interne de la SNCF estimait il y a quelques jours que 94% des cheminots étaient prêts à faire grève, y compris les cadres (lu sur Médiapart).

Dans la fonction publique, on note presque 40% de grévistes aux finances, sans doute 15% dans la territoriale. La CGT estime que le chiffre global fonction publique (difficile à agréger) avoisine les 30%. Dans l’Education nationale, le SNU-IPP estime qu’« un enseignant sur quatre » a fait grève dans le primaire et le SNES donne le chiffre de 40% dans le secondaire.

Au total, il est probable que la grève fonction publique a été un peu moins forte que le 10 octobre 2017, en raison de l’absence de la CFDT et de l’UNSA. Mais le ministère de l’intérieur estime que les cortèges de manifestants ont été 50% plus forts que le 10 octobre 2017, ce qui signifie une plus grande détermination à agir.

Les manifestations  : Il existe toujours le fameux écart entre les chiffres syndicaux et ceux de la police. Il est positif que des médias, qui ont pour mission d’informer, aient décidé une méthode de comptage rigoureuse. Les écarts nationaux subsistent, mais se resserrent : 500 000 manifestants selon la CGT, 320 000 selon la police. A Paris, lieu d’application de la méthode des journalistes, les chiffres coïncident autour de 50 000, selon toutes les sources. Mais Médiapart, qui participait au calcul, estime le chiffre de 50 000 « considérable », si on le compare au chiffre de la police du 9 mars 2016 (29 000), première grande action contre la loi El Khomri, et des plus grandes mobilisations de 2010 sur les retraites (90 000). Ce qui est remarquable au total, c’est que la nouvelle comptabilisation n’a pas abouti à déprécier la portée contestatrice de la journée du 22 mars. Il s’est bien « passé quelque chose ».

La santé était souvent un des secteurs les plus représentés dans les manifestations (en tête à Lyon). Mais il faut noter aussi la présence de salarié-es du secteur privé : Pau, Nantes, Hautes Alpes. L’évocation de mai 1968 est souvent présente.

La jeunesse, un peu partout, et des slogans tout neufs : On le sait, les mobilisations contre la sélection à l’entrée de l’université ont peiné à se cristalliser depuis le mois de janvier. Mais cette fois, c’est la dynamique annoncée des « salariés » le 22 mars qui a pu entrainer « les jeunes » à se remobiliser. A Paris, le cortège jeunes (étudiants, collégiens, lycéens) était sans doute le plus puissant depuis que les mobilisations contre Parcoursup ont commencé : plusieurs milliers très motivés, et avec une myriade de slogans créatifs. Ainsi : « Facs ouvertes aux enfants d’ouvriers », « On se prend par la main dans cet enfer moderne », « On ne veut pas une part du gâteau, mais toute la boulangerie ». Des cortèges jeunes importants ou significatifs à Le Havre, Lyon, Toulouse évidemment (faculté Le Mirail occupée et en lutte depuis longtemps), Bordeaux (fac occupée), Nice, Nîmes, Poitiers…Il n’est pas du tout certain cependant que ces mobilisations soient le signe d’une généralisation à court terme.

Les partis politiques de gauche actifs : un peu partout, des forces politiques se sont mobilisées pour soutenir les manifestants et grévistes. La France Insoumise est souvent la plus représentée, organisant des cortèges de quelques centaines de personnes : Toulouse, Nantes, Rennes, Lyon, Nice, Bordeaux. Génération.s a aussi défilé à Toulouse. A Nantes, un cortège commun a aussi rassemblé PC, GDS, Générations.s, EELV. A Paris, Lutte ouvrière a défilé derrière la manifestation fonction publique.

Mais… il n’y a pas que la gauche. Il faut noter la présence assez fréquente de l’UPR, parti de droite, voire très à droite, de F. Asselineau. Et même du secrétaire départemental du FN à Sens. L’association VISA (Vigilance et initiatives syndicales antifascistes) a eu raison d’alerter avant le 22 mars sur les menaces d’extrême-droite dans le contexte. Ce qui s’est passé à la faculté de droit de Montpellier (attaque physique violente des étudiants par des nervis) est gravissime. Est-ce le signe d’un tournant ?

Comment gagner l’épreuve de force ?

Ce que prépare le syndicalisme : il faut insister sur l’ancrage puissant de l’unité syndicale, particulièrement net chez les cheminots. L’addition des sigles n’est pas un mécanisme automatique pour amplifier la lutte, mais dans ce contexte il correspond à une attente très forte. Donc, l’unité mobilise.

Certes, la stratégie de lutte choisie à la SNCF (2 jours de grève tous les 5 jours) fait débat. SUD Rail estime que c’est aux assemblées générales chaque jour de décider, ce qui peut aboutir à une vraie reconductible. Le pouvoir en effet ne vas pas attendre la fin des trois mois de grève envisagés pour réagir. Une épreuve de force commence. Il faut s’attendre très vite à une confrontation aiguë. Le débat est donc légitime. Mais il ne semble pas effriter le front syndical cheminot à ce stade. Ainsi Bruno Poncet de SUD Rail, qui participait à une émission sur Médiapart le 14 mars, déclarait : « Les quatre fédérations syndicales [CGT, SUD, UNSA, CFDT] parlent presque d’une même voix ».

L’autre bonne nouvelle, c’est que l’intersyndicale cheminote a préparé une plate-forme alternative commune face au projet du gouvernement, sur le statut cheminot, les droits sociaux futurs, le régime juridique de l’entreprise, la nécessité d’une entité unifiée, etc. Valoriser vraiment une contre-projet contre celui de Macron est un atout très fort.

D’autres initiatives sont en préparation. L’intersyndicale fonction publique se réunit à nouveau le 27 mars. Dans les finances publiques, il est question de faire grève à nouveau le 3 avril, premier jour de la grève des cheminots. Dans le secteur des collectes et traitements des déchets ménagers, les fédérations CGT des services publics et transports ont déposé un préavis reconductible à compter du 3 avril aussi.

Une réunion intersyndicale interprofessionnelle mais incomplète a eu lieu sur proposition CGT, avec FSU, Solidaires, les syndicats de jeunes. Mais elle n’a pas abouti. La CGT a en effet décidé de « proposer » une journée d’action interprofessionnelle le 19 avril. Cette initiative était en gestation dans la CGT depuis le début de l’année, mais ne semble pas avoir été construite dans une optique unitaire. On le sait : des structures de la CGT estiment que la CGT doit « prendre ses responsabilités » (toute seule s’il le faut). Pourtant la CGT n’est réellement puissante que lorsqu’elle fonctionne avec d’autres. Difficile aujourd’hui d’évaluer la portée réelle de ce 19 avril, même si l’interprofessionnalisation de l’action est totalement nécessaire. Enfin, la confédération CFDT, dont le ton a changé, a également proposé une rencontre entre les secrétaires généraux des organisations. La CGT proposera d’y inviter aussi les organisations non représentatives.

La nécessité d’un rapport de force multiforme- Partout dans les réseaux militants de toutes natures, les débats ont lieu. Il y a une attente précieuse dans ce sens. L’unité d’action facilite le partage des idées. C’est l’objet des réflexions ci-après.

La grève cheminote va désorganiser le transport voyageur très vite. Les syndicats sont conscients que la bataille de l’opinion publique sera décisive. C’est ce qui explique leur plan d’action durable et les nombreux tracts distribués aux usagers. Mais la contre-offensive du gouvernement aura lieu elle aussi, même s’il s’est laissé surprendre par la tactique de grève. Macron veut cette confrontation pour poursuivre son offensive tout azimut contre tous les droits sociaux, tous les statuts, tous les contre-pouvoirs conquis par les salariés-es contre la toute puissance du capital. Il veut une société de concurrence, où l’imaginaire de liberté, d’égalité et de solidarité est remplacé par celui de l’égalité des chances dans la compétition « libre ». L’offensive de Macron est interprofessionnelle dans sa visée, mais il lui faut d’abord terrasser la puissance de lutte des vainqueurs de 1995.

Dans cette situation, le blocage des productions sera bien sûr très important. Mais s’il n’est pas accompagné d’un contre-projet offensif et visible, l’opinion publique peut basculer dans le mauvais sens. Certains proposent des trains gratuits plutôt qu’immobilisés-vieux débat à la SNCF- plus facile à évoquer qu’à faire. Bloquer la production des services publics implique de mobiliser un imaginaire pour gagner les cœurs en produisant du sens et du désir d’agir.

Oui : les cheminot-es, les agents publics, les soignant-es…ont des solutions pour gérer les services, les hôpitaux, dans une optique de qualité, de présence humaine, de progrès écologiques, et même sans gaspillages de moyens. Il faut donc prendre la parole tout autant que bloquer tout ! Le mouvement a donc besoin d’une plate-forme d’action offensive. Ne nous excusons pas des statuts. Les statuts professionnels sont porteurs d’une liberté plus grande dans le travail, et donc d’un pouvoir d’agir. Mais on pourrait imaginer défendre leur universalisation adaptée. C’est le moment de le dire : il faut un statut du travail salarié ! Ce qui nécessite de neutraliser les arguments sur les spécificités historiques des métiers, peu mobilisateurs quand la souffrance au travail est générale.

Quels leviers en plus de l’action syndicale ? La Convergence nationale de défense des services publics (initiatrice de la marche de Guéret, dans la Creuse, en 2005, après la démission de dizaines de maires excédés par la fermeture de services publics locaux) s’est réunie le 24 mars à Paris. Elle a discuté d’une stratégie nationale de mobilisation citoyenne et usagers complémentaire à celle des syndicats. La Convergence comprend des fédérations syndicales (CGT, FSU, Solidaires), des associations, des élus, des forces politiques, et des collectifs d’usagers (eau, rail, hôpitaux…). Un appel est en cours pour prendre des initiatives d’ici juin.

L’action unie des forces de gauche antilibérales peut créer un environnement politique favorable. Il est partout salué comme une excellente nouvelle. Mais l’accord obtenu sur une déclaration commune devra encore se consolider, dépasser la simple addition des sigles, s’enraciner sur tout le territoire, sous formes d’assemblées citoyennes, de mobilisation des usagers, de meetings. Faciliter en quelque sorte un très grand comité de soutien populaire national. Des intellectuels ont même proposé dans un appel public la mise en place d’une caisse de grève électronique, qui pourrait faire boule de neige.

Toutes ces énergies sociales, citoyennes, politiques, peuvent converger vers des grèves nouvelles et- pourquoi pas- une très grande manifestation nationale populaire pour battre politiquement Macron l’année du cinquantième anniversaire de mai 1968.

Jean-Claude Mamet


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