Le coup d’État permanent d’Emmanuel Macron

lundi 12 novembre 2018.
 

Les contre-réformes suivent les contre-réformes à un rythme effréné. Après les ordonnances qui démantèlent le code de travail, après la mise en place (avant même que la loi ne soit votée) du « parcoursup », la grande trieuse d’étudiants, après l’annonce du dynamitage du lycée et du baccalauréat par Blanquer, c’est au tour de la SNCF en attendant les retraites, l’hôpital et la Sécurité Sociale et certainement la loi de 1905. Sans parler du renforcement de l’arsenal sécuritaire et des modifications annoncées de la Constitution visant à réduire drastiquement le nombre de parlementaires. Et même quand les « partenaires sociaux » (syndicats et patrons) se mettent d’accord sur une réforme de la formation professionnelle, le gouvernement la retoque parce qu’il lui faut un « big bang ».

Tout cela dessine un profil : nous vivons sous le régime du « coup d’État permanent ». On se souvient peut-être que François Mitterrand avait ainsi qualifié le régime de la Vème République dans un pamphlet publié en 1964. La comparaison s’impose et elle n’est pas en faveur de Macron qui ne jouit ni de la popularité ni du prestige du général de Gaulle et piétine encore plus que lui les droits des parlementaires et les acquis de la république. Si on avait pu qualifier de bonapartiste l’entreprise du général de Gaulle, on ajoutait souvent qu’il s’agissait d’un « bonapartisme bâtard » qui n’avait pu aller jusqu’au bout de la liquidation du parlementarisme et des organisations syndicales. L’entreprise de Macron consiste à aller jusqu’au bout de tous les traits autoritaires, « monarchiques », antisyndicaux et antisociaux de la Vème république.

Remettons les choses en perspectives. Tous les gouvernements français (y compris les derniers de Mitterrand) se sont donné pour mission de mettre en œuvre les choix européens et la discipline de l’UE, telle qu’elle découle du traité Maastricht de 1992 adopté à l’initiative de François Mitterrand. La discipline de l’UE a un objectif : imposer à l’échelle européenne « l’ordo-libéralisme » qui n’est pas une spécialité allemande mais le plan commun de la classe capitaliste transnationale visant à concentrer toutes les forces de l’État pour garantir la « liberté du marché », c’est-à-dire le pouvoir sans limite du capital. Mais les gouvernements français se sont régulièrement heurtés à la résistance des travailleurs et plus généralement des classes populaires et de la jeunesse. Rappelons pour mémoire le vaste mouvement de 1995 contre la réforme Juppé, les mouvements de 2003 contre la réforme Fillon des retraites, les mouvements contre le CPE, et tant d’autres encore. Vieux politicien plus « radsoc » que gaulliste, Chirac avait souvent cédé. Jospin, élu à la suite de la dissolution surprise de 1997 avait mis en œuvre un vaste programme de privatisations (de France-Télécom aux autoroutes) pour appliquer les accords de Dublin et Barcelone. La mise en concurrence sur le réseau ferré – qui motive l’actuel plan de « réforme » de la SNCF – découle d’accords signés par Jospin et Chirac. Mais les conséquences de tout cela avaient été souvent différées. La tentative de Sarkozy de reprendre la main a, elle aussi, largement failli. Malgré ses rodomontades, Sarkozy, un intru dans l’establishment dominant, s’est plus souvent qu’a son tour incliné et a été contraint de donner quelques gages pour faire passer ses réformes. Du point de vue de la classe dominante, le quinquennat Hollande a été nettement meilleur que celui de Sarkozy, se terminant sur une quasi-institutionnalisation de l’état d’urgence et sur le vote de la loi Macron-El Khomry. Mais tout cela restait très fragile. Une partie de la majorité « socialiste » tombant dans la fronde contre le président qui déserta le champ de bataille la queue basse, renonçant à briguer un deuxième mandat.

L’opération Macron est née du constat fait par les classes dirigeantes que la Vème République sous sa forme traditionnelle ne pouvait plus servir à la réalisation des plans du capital financier. La démission de Macron et le lancement de son mouvement, patronné par les magnats de la presse et du capitalisme « high tech » sont le point de départ de cette opération de dynamitage du « vieux monde », une opération qui s’apparente à un coup d’État. Si « dégagisme » il y a, pour reprendre une analyse, à mon sens erronée, de Jean-Luc Mélenchon, c’est la volonté de dégager de la route tous les obstacles à la mise en coupe réglée des travailleurs, à la liquidation des services publics et de tous les acquis sociaux. Le programme de coup d’État a été formulé voilà une vingtaine d’années par Denis Kessler : défaire tout ce qui a été fait par le programme du Conseil Nationale de la Résistance. Ce n’est pas donc un simple programme de « réformes », mais une véritable contre-révolution visant à annuler tout ce qui reste de cette révolution inachevée qu’a été la Libération en 1945. Il y a une différence entre Macron et Berlusconi : Macron n’est pas lui-même milliardaire, en dépit de ses rapports avec Rothschild, alors que Berlusconi disposait en personne de la force de frappe médiatique. Mais pour le reste les forces sociales sont les mêmes avec des objectifs semblables.

La machine médiatique mise en route au service de Macron, il fallait dégager la route des obstacles éventuels et donc éliminer le candidat de la droite, François Fillon. On attend qu’il soit officiellement désigné et sortent bizarrement toutes sortes de scandales le touchant : affaire Pénélope, l’affaire des costumes, etc. Fillon est un personnage falot, sans colonne vertébrale politique, passé du séguinisme au « thatchérisme à la française ». Mais évidemment la concordance des temps de l’affaire Fillon ne résulte pas du hasard. Il n’y a sans doute pas eu de « cabinet noir » à l’Élysée. Hollande est assez tordu pour combiner ce genre de coup, mais ce n’était pas nécessaire. Les macronistes avaient leurs propres réseaux d’informateurs et leurs propres moyens d’organiser des fuites. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas le peuple qui a dégagé Fillon, mais les amis de Macron pour laisser la voie libre à leur fondé de pouvoir. Sans « l’affaire » et le discrédit jeté sur le candidat LR, celui-ci avait de bonnes chances au moins d’être qualifié pour le second tour et même de l’emporter et Macron aurait disparu sans gloire de la scène politique. Mais il ne suffisait pas de discréditer Fillon, il fallait faire peur. Éviter un second tour Fillon Le-Pen, voilà le mot d’ordre explicite ou subliminal rabâché par la presse macroniste – ainsi on a vu des électeurs plutôt proches de Mélenchon aller voter Macron dès le premier tour pour éviter l’horreur absolue promise par certains sondeurs… Ce qui est particulièrement notable, dans ces circonstances, c’est plutôt la bonne résistance de Fillon qui se place en 3ème position, juste derrière Marine Le Pen.

Deuxième phase : créer un mouvement, pas un parti, bien sûr, un mouvement qui n’est pas fondé sur un programme mais sur l’adhésion au chef, sur le respect du « Führerprinzip ». LREM un machin qui fonctionne sur le principe de l’uberisation : on se met au service de la firme qui fournit (à condition de payer et d’être certifié par l’état-major) du matériel de campagne. Le mouvement est nécessairement vertical. Et là encore on retrouve de nombreuses analogies avec la constitution de Forza Italia par Berlusconi. Les cadres intermédiaires, les candidats aux élections sont recrutés de la même manière que les DRH recrutent les « ressources humaines ». Dans un parti, il faut faire ses preuves à la base, en se confrontant aux citoyens dans les élections ou sur les marchés, en se confrontant à ses compagnons ou ses camarades pour obtenir les investitures ou les postes de direction dans le parti. Dans le mouvement, tout part du sommet et on obtient sa place uniquement par la volonté du chef ou de ses lieutenants. Dans un parti, on est citoyen et on s’adresse au citoyen ; dans le mouvement macroniste on est cadre, recruté pour sa capacité à se faire obéir par des inférieurs. LREM est le prototype du non-parti, le prototype de la destruction de la politique. À sa direction, on trouve des fidèles parfaits : tous les traîtres et renégats qui avaient juré de soutenir le candidat socialiste et travaillaient en sous-main pour Macron. Les Castaner, Le Drian, de Rugy, Collomb et Ferrand sont tous de la même engeance. Leurs propres fourberies assurent le chef d’une fidélité inébranlable, car sans le chef ils ne sont plus rien. La deuxième strate de LREM est formée d’arrivistes de tout poil, représentants typiques de cette classe des « crétins éduqués » épinglés par Emmanuel Todd. Ils n’ont pas une idée politique, ils sont sans foi ni loi, mais travaillent … pour eux-mêmes, sans complexe. Et en dessous on trouvera la masse (très relative une fois les élections passées) des gens qui n’ont pas d’idées politiques particulières mais croient ce qu’ils lisent dans Libé ou ce que dit Dominique Seux sur France-Inter, ceux qui ont un verni d’éducation et se prennent pour des gens supérieurs à la masse des « gens qui ne sont rien ». De quelque manière que l’on considère LREM, ce n’est pas un parti mais une « société du 10 décembre » (société des séides de Napoléon III) entièrement vouée au chef.

Une fois Macron élu, une fois la majorité LREM installée, le premier acte politique significatif de Macron est de demander à sa majorité de dessaisir de son propre pouvoir pour le laisser procéder par ordonnances. Plus que d’opportunité politique, ce recours aux ordonnances est une déclaration de politique générale : tous les pouvoirs procèdent de l’exécutif et de lui seul. C’est l’exécutif qui choisit le chef du parti aussi bien que le porte-parole du gouvernement (c’est la même personne). C’est l’exécutif qui a supervisé la formation de tous les cabinets, lesquels sont directement sous le contrôle de Macron. La centralisation du pouvoir a fait ainsi des progrès considérables, corrélativement à la déchéance du parlement, déchéance que les députés de la France Insoumise ont eu maintes fois l’occasion de souligner.

Dans un régime républicain, non seulement la majorité du moment ne peut pas détenir tous les pouvoirs, il doit exister aussi, en dehors de la sphère des pouvoirs politiques proprement dits des contre-pouvoirs. Les institutions de l’État social ou de la « démocratie sociale » participent de ce système. Par l’intermédiaire des organisations syndicales, les travailleurs peuvent exprimer et faire valoir leurs revendications et peuvent disposer d’un champ de négociation avec les patrons. La Sécurité Sociale qui fonctionne sur des règles qui lui sont propres doit rester relativement stable, quels que soient les majorités. Le pouvoir politique en place ne peut avoir tous les pouvoirs, sinon on ne peut plus parler de république. En liquidant avec les ordonnances une partie des représentations syndicales, en abolissant le principe de préférence et en vidant de leur contenu les négociations de branche, le gouvernement Macron avait déjà sérieusement affaibli les positions des travailleurs. En rejetant l’accord syndicats-MEDEF sur la formation professionnelle, il fait un pas de plus. L’objectif à terme est sinon la destruction pure et simple des syndicats, du moins leur réduction à l’état d’institutions d’ornements, comme le sont les syndicats officiels dans les régimes autoritaires.

Enfin, le moment semble venu pour le pouvoir de se débarrasser des partis. Même le parti de droite LR, qui devrait voir le programme Macron d’un bon œil est gênant … tout simplement parce que c’est un parti, c’est-à-dire une vieille chose qui selon la Constitution « contribue à l’expression du suffrage ». Déjà largement dépouillé par les opérations de débauchages qui se poursuivent – Juppé est ici l’agent d’influence parfait du macronisme au sein de LR – le parti de Wauquiez a été dûment averti du sort qu’il l’attendait s’il faisait mine de broncher : la campagne contre Wauquiez à la suite de ses sorties à l’EM Lyon a valeur d’avertissement. Les LR version Wauquiez sont d’autant plus gênants qu’en allant à la chasse sur les terres du FN ils pourraient affaiblir cette très utile officine gérée Mme Le Pen, qui a joué exactement le rôle qu’on attendait d’elle dans l’élection de Macron. À « gauche » (?), comme le PCF, le PS agonise. Le Foll et Faure militent pour le succès de Macron et donc sont de simples faux-nez de LREM. Seul Maurel (ex-gauche populaire) veut sauver « la vieille maison », mais ses chances dans cette entreprise sont proches de zéro. Seule reste en lice la France Insoumise qui peut jouer un rôle décisif dans la résistance au macronisme et à la montée de l’autoritarisme. À une condition : comprendre clairement les enjeux, cesser de se consoler avec des analyses vagues sur le « dégagisme » et le mouvement « gazeux ».

Y aura-t-il une nouvelle « bataille du rail » ? Les jeunes, les enseignants et les parents pourront-ils briser le corset de la machine propagandiste en faveur du projet Blanquer ? Voilà les interrogations les plus immédiates. Si Macron remporte ces deux prochaines batailles, nul doute que les retraites et l’hôpital public seront en danger grave, pendant que progresse plus ou moins sournoisement et dans toutes les directions la privatisation des services publics. L’ordre du jour devrait être clair : rassembler un vaste front pour la défense des services publics, des acquis sociaux et de la république démocratique, ne pas disperser dans des batailles aujourd’hui secondaires (la priorité n’est pas vraiment à un référendum pour la sortie du nucléaire !) et rechercher les alliances les plus larges. Pas de tambouille programmatique devant les électeurs, fort bien ! Mais unité d’action, unité dans l’action, partout où c’est possible.

Denis COLLIN - 28 février 2018


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message