Turquie - Mobilisation sur la laïcité... et affrontements pour le pouvoir

mercredi 16 mai 2007.
 

En Turquie, l’affrontement entre le parti AKP dit « islamiste modéré », du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan, et les partis qui s’y opposent au nom de la défense de la laïcité de l’État, a débouché sur une crise politique.

Du fait du système électoral majoritaire, l’AKP détient la majorité des sièges à l’Assemblée nationale tout en n’ayant obtenu que 34 % des voix dans le pays lors des élections de 2002. Le président de la République étant élu par l’assemblée, cela devait lui permettre de faire élire son candidat à ce poste. Les autres partis s’y sont opposés, invoquant le maintien du caractère laïque de l’État turc. Ils ont été appuyés par l’armée, qui se proclame la gardienne des principes du kemalisme, instaurés à l’issue de la guerre d’indépendance par le fondateur de la Turquie moderne, Mustafa Kemal, dit Atatürk. Deux grandes manifestations appelées pour la défense de cette laïcité ont rassemblé des centaines de milliers de personnes le 14 avril à Ankara et le 29 avril à Istanbul.

En l’occurrence, le choix du thème de la « défense de la laïcité » par les organisateurs de ces manifestations ne relève pas de leurs convictions profondes. Ceux-ci, à commencer par l’armée, portent une grande part de responsabilité dans le renforcement de l’influence religieuse ces vingt dernières années, par exemple à l’école et dans les programmes scolaires. D’autant que l’AKP, qui est depuis quatre ans au gouvernement, se contente de quelques gestes symboliques à l’égard de son électorat, même s’ils indignent à juste titre les partisans de la laïcité, tel le fait pour ses dirigeants de s’afficher en public avec leur épouse voilée.

L’armée et les partis concurrents de l’AKP semblent donc ne se découvrir aujourd’hui une vocation à défendre la laïcité que parce que le poste de président de la République est en jeu, alors que ce poste est en grande partie honorifique, et qu’accéder à la présidence de la République ne donnerait en fait guère plus de pouvoir à l’AKP.

Bien sûr, tout cela n’ôte rien aux sentiments qui pouvaient animer les centaines de milliers de personnes qui ont manifesté à Ankara, Istanbul et dans d’autres villes, et cela même si les manifestants se recrutaient bien plus dans les couches moyennes ou aisées des villes que réellement dans les couches populaires.

L’armée, en particulier, cherche à maintenir sa prééminence dans l’État, renforcée à la suite de son coup d’État de 1980. Elle cherche aussi, toujours au nom du « kémalisme », à imposer ses choix dans la lutte contre la guérilla du PKK au Kurdistan. Ainsi, à la veille de la manifestation d’Ankara, et en même temps qu’il exposait ses vues sur les qualités nécessaires du prochain président de la République, le chef de l’état-major, le général Büyükanit, suggérait que l’armée pénètre dans le nord de l’Irak pour éliminer les bases du PKK et donner une « leçon » au dirigeant kurde irakien Barzani.

Ce qui se déroule est donc avant tout une lutte pour le pouvoir, opposant l’état-major au gouvernement de l’AKP, qui lui-même conteste la prééminence de l’armée. C’est aussi le début de grandes manœuvres avant les élections législatives. Un compromis a été trouvé : ces élections, qui devaient avoir lieu en novembre, ont été finalement anticipées au 22 juillet. Quant à l’élection présidentielle, elle a été repoussée au-delà des législatives, après que le candidat de l’AKP Abdullah Gül a été contraint de renoncer à s’y présenter.

Cela ne sera certainement qu’un épilogue provisoire dans cette crise, marquée par la concurrence entre l’islamisme dit modéré de l’AKP d’une part, et d’autre part des politiciens et des militaires « défenseurs de la laïcité » qui sont surtout des partisans du nationalisme turc et de la guerre contre les mouvements kurdes.

Que des millions de personnes manifestent pour s’opposer à l’accentuation de la mainmise de la religion et des forces politiques qui s’en servent pour imposer une politique réactionnaire et des relations sociales obscurantistes, tant mieux. Les travailleurs conscients avaient toutes les raisons d’être solidaires des manifestants qui se battaient sur ce terrain et qui ne voulaient pas du retour du voile, de l’oppression de la femme, de l’encadrement de la population.

Mais ils avaient, aussi, à expliquer que l’armée n’est pas un rempart contre cette évolution et que la lutte pour le pouvoir entre l’armée et les islamistes, c’est la lutte entre deux forces aussi hostiles aux classes populaires et à leurs intérêts, l’une que l’autre.

André FRYS


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message