De la laïcité (par Guy Schurtz)

vendredi 3 juillet 2020.
 

Tous à présent s’en réclament. La loi de 1905 devient un fétiche, rejoignant De Gaulle et Johnny Halliday au panthéon national. Le débat la concernant, qu’on croyait clos, devient réellement pourri, infecté qu’il est par la propagande de l’extrême droite d’une part, par l’offensive de l’islam politique de l’autre. Les obsessions névrotiques d’un Manuel Valls ne contribuent pas à le rendre plus clair. Le recul général de la pensée rationnelle, et en particulier de la pensée critique à gauche, ajoutent à la confusion générale. Les mots employés sont détournés de leur sens, et les argumentaires reposent sur des rhétoriques abusives, voire délibérément fallacieuses.

De la métonymie et de la tactique du hareng fumé

Nos sociétés sont des systèmes de domination. La domination s’exerce par la force, mais il est préférable qu’elle soit consentie. Le consentement s’obtient par l’idéologie, mais aussi par l’humiliation, qui conduit à la haine de soi. « Les dominés méritent leur sort, ils sont inférieurs ». En ont été victimes les Irlandais de l’Angleterre préindustrielle, les peuples colonisés, et de façon générale, la classe dangereuse, les prolétaires. Dans l’occident libéral, où la frange la plus pauvre du prolétariat est majoritairement issue de peuples anciennement soumis, cette mécanique d’infériorisation revêt la forme particulière du racisme. L’humiliation commence avec l’échec scolaire et se continue avec la discrimination et le harcèlement policier. Le racisme, le machisme, le mépris des “sans dents”, ne sont pas des injustices particulières, ni des traits regrettables auxquels un gouvernement bienveillant pourrait remédier. Ils sont consubstantiels à une société inégalitaire.

Le racisme est réprouvé par la morale commune, le catéchisme républicain et le Vatican. Son expression publique est réprimée par la loi. Les partis d’extrême droite ne peuvent accroître leur audience sur la base d’un racisme assumé. Alors s’opère un glissement sémantique. On va désigner les immigrés par un de leurs caractères particuliers, et dans le discours, substituer “musulman” à “maghrébin”. Quand le FN parle d’islam, il faut entendre immigration. Tout le monde comprend. Ce qui permet également de détourner les codes et le vocabulaire républicains. Cette frange, de tous temps hostile à la séparation de l’Église et de l’État, brandit à présent l’étendard de la laïcité. Les fascistes deviennent dialecticiens : pour détruire ce qu’ils abhorrent, ils s’en emparent et le pourrissent. Comme les esclaves marrons, qui, pour égarer l’odorat des chiens lancés à leur poursuite, disposaient des harengs, le FN va instrumentaliser la profonde a-religiosité de la population française pour mieux y instiller ses visions ethnicistes.

De l’amalgame et du déshonneur par association.

Ces mêmes catégories de paralogisme sont utilisées par les inventeurs du concept douteux d’islamophobie et ceux qui prétendent la combattre. La France est terre de mission pour l’islam et la religion devient le symbole identitaire d’une population reléguée et d’une jeunesse qui se sait privée d’avenir. L’illusion d’égalité républicaine, qui est démentie par les faits, peut faire place à l’illusion religieuse. Pain bénit pour les tenants de l’islam politique, les fondamentalistes de tout poil, les marchands de paradis. La liberté de conscience fonde la philosophie des Lumières. La laïcité l’inscrit dans la loi. Bien que ce concept soit peu compatible avec des dogmes qui criminalisent l’apostasie, il va être exploité jusqu’à la corde. Vous combattez la religion ? Vous êtes donc anti-laïque ! Vous vous opposez à la loi coranique ? Vous voilà islamophobe. Vous êtes islamophobe ? Vous êtes donc raciste.

Image inversée de la propagande raciste, ce terme d’islamophobie repose lui aussi sur l’amalgame entre une religion et ceux qui la pratiquent, entretient la confusion entre le refus d’une doctrine sociale réactionnaire et la haine d’une religion particulière. Il permet, par association déshonorante, ou si on préfère, de « réduction à Le Pen », de disqualifier les athées universalistes.

Le FN n’est pas « islamophobe ». Il est raciste.

Les athées ne sont pas « islamophobes » : ils sont théophobes (ou ils s’en foutent).

Les universalistes athées combattent les croyances, ils respectent les croyants.

Du politiquement correct et de l’argumentum ad misericordiam

Les absurdités et les crimes imputables à la dictature stalinienne étaient connus bien avant le rapport de N.Khroutchev au XXeme congrès du PCUS. Parmi l’intelligentsia française de gauche, certains étaient dans le déni, d’autres préféraient se taire au titre “qu’il ne faut pas désespérer Billancourt”. Selon eux, la lutte de classes pouvait donc se conduire dans une illusion entretenue, celle du paradis des ouvriers, ou pensaient-ils simplement que les prolos de chez Renault étaient trop stupides pour pouvoir tirer leçon du dévoiement de la révolution d’Octobre ? Ou craignaient-ils qu’ils le fissent ? Dans les deux cas, quel mépris de classe, quelle condescendance s’exprime dans ces termes ! Quel aveu aussi de leur répugnance à un véritable projet d’émancipation dont ils n’eussent pas été les directeurs.

La petite bourgeoisie instruite de gauche est charitable, compassionnelle, prompte à s’enflammer pour les causes justes et la défense des opprimés. C’est bien. Mais la réflexion critique n’est pas toujours son fort. Elle a été « communiste » dans les années 50, puis maoïste et castriste dans ma jeunesse, s’auto-illusionnant sur le caractère dictatorial de ces régimes, en justifiant les excès par l’oppression coloniale dont ces peuples ont été victimes, et leur supposé grand état d’arriération. “On ne critique pas les opprimés, ça fait le jeu de leurs oppresseurs”. Et puis, « ce sont des cultures différentes, ils n’ont pas la même notion que nous de la liberté ». Relativisme anti-Lumières, mépris assumé de ceux que nous jugeons malgré tout nos inférieurs !

Le dernier truc à la mode sur le marché du prêt-à-penser, c’est la “lutte contre l’islamophobie”, alliance inattendue d’une partie de la gauche et de la pire bigoterie religieuse. Où on voit des gens parfaitement athées, précédemment anti cléricaux forcenés, prendre la

défense de l’islam parce que c’est la religion (supposée) des opprimés de notre pays. Ben oui, le FN conchie l’islam, moi je combats les fachos, donc je défends l’islam. Les trois religions du livre propagent à peu près les mêmes, et également détestables, idéologies patriarcales. Si il demeure de bon goût de dénoncer les âneries de la Manif pour tous, il devient extrêmement risqué de rappeler ce que l’islam politique a de fondamentalement réactionnaire : l’anathème, l’exclusion, le procès en lepenisme sont la sanction immédiate. Je me demande souvent si le militant « anti-islamophobe » ne considère pas simplement que l’immigré moyen est trop ignorant pour accéder à la libre pensée, de même que le métallo des années 50 ne devait pas être informé des turpitudes du stalinisme. Ignorent ils ce que les peuples de culture arabo-berbère comptent de lettrés, de libre penseurs, de miltant.es progressistes, de féministes, et les violences qu’ils subissent ? Le racisme, le mépris de classe, peuvent aussi se nicher là où on ne les attend pas.

Métonymie et fausses analogies.

Les humains n’ont de cesse que de s’enchaîner volontairement à leurs propres créations. Ils créent l’automobile, et s’échinent toute leurs vies dans des tâches absurdes afin d’en posséder une. Ils créent Dieu, et se prosternent devant lui. Ses prophètes le proclament : il n’y a pas de bonheur ici-bas, il n’y a que mort et souffrance, soumission et obéissance. Renoncez à vos pulsions de vie, aimez la mort, et le paradis vous est promis.

Dans ce sens-là, les religions ont le mérite d’adoucir d’autres chaînes, celles-là bien réelles. Même de les représenter, dans l’image inversée du monde réel, ordonnancée selon la volonté du créateur, où figurent côte à côte les tables de la loi et les lois du marché.

Les socialistes d’autrefois l’avaient bien compris : il n’y a pas de critique de la domination sans critique des représentations de la domination. Le combat pour l’émancipation, c’est aussi le combat pour une pensée libérée des dogmes religieux.

Aphorisme anarchiste : “il n’y a pas de pensée libre dans la puanteur des églises”. J’en ai autant pour les synagogues et les mosquées. On aura compris qu’il ne s’agit pas de bâtiments. Ni de ceux qui les fréquentent. Il s’agit de religion. C’est une métonymie, quoi.

Autre objet de métonymie : le voile islamique. S’il s’agit d’un voile, c’est un morceau d’étoffe. Ça peut être bien pratique pour se protéger du froid ou du soleil. S’il s’agit d’un voile islamique, c’est autre chose, c’est un objet dont le port est conforme à une injonction religieuse. Il véhicule un sens, et sans doute plusieurs sens : allégeance à une religion, dissimulation de l’impudeur supposée de la chevelure féminine, revendication identitaire, pression sociale exercée sur celles qui n’en portent pas, ou subie par celles contraintes de le faire, protection contre le harcèlement sexuel, ….

Le voile islamique n’est donc pas un vêtement. L’analogie avec la minijupe, les talons hauts, ou toute autre fantaisie vestimentaire, est donc parfaitement fausse et relève du sophisme. Critiquer le port du voile, c’est critiquer une religion, pas une personne, ni un groupe humain.

Faut-il pour autant réglementer le port du voile ? Pas plus qu’il ne faut zigouiller les curés. L’argument de l’atteinte à l’ordre public est un renversement absurde des responsabilités, puisque l’ordre public n’est en fait troublé que par ceux qui importunent ou menacent les femmes voilées. Et aussi parce qu’une interdiction prise au nom de l’autonomie des personnes préjugerait des motivations, donc des convictions intimes, des femmes qui le portent, portant ainsi atteinte à leur liberté. Mais il est en revanche impératif que les personnes que la société investit d’une autorité morale, éducateurs, enseignants, magistrats, s’abstiennent de toute propagande religieuse, donc de tout signe distinctif.

Il n’y a pas d’émancipation économique sans émancipation des esprits. Combat laïque et combat social sont indissociables. La lutte contre les dogmes révélés, contre la prétention des religions à règlementer la vie civile, et le contrôle des esprits par les prêtres, doit être sans concession. Mais le respect des personnes, de leur droit absolu à ressentir une transcendance et à pratiquer le culte de leur choix doit l’être aussi. La voie de la laïcité est étroite, entre les lâches accommodements du politiquement correct, les revendications identitaires, et le racisme à peine déguisé en anti-islamisme de l’extrême droite. Le débat est piégé, fait d’approximations, de mots trafiqués, de sophismes, de rhétorique fallacieuse. La confusion présente est telle qu’une certaine rigueur dans le débat serait nécessaire. Elle est loin d’être toujours au rendez vous.


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