Avec les communs, la pensée est de retour !

lundi 26 février 2018.
 

« Biens communs » et « communs » : ces mots se propagent dans le débat public, désignant l’eau, l’air, le climat, les ressources naturelles, et s’étendent de plus en plus à la connaissance, aux services publics, au travail, au numérique et à tant d’autres domaines de la vie. Avec comme fil rouge le réinvestissement du collectif dans une perspective de changement social.

Le succès de ces concepts, l’importance du défi qu’ils portent imposent alors de savoir, tout simplement, de quoi on parle. Un ouvrage vient à point nommé fournir des clés de réflexion et de compréhension, le « Dictionnaire des biens communs ».

Fabienne Orsi, qui l’a dirigé avec deux autres universitaires, présente aux lecteurs de l’« HD » les questionnements, les grands enjeux qui ont présidé à la réalisation d’un outil précieux pour appréhender ce « phénomène » des communs.

L’usage des mots « communs » et « biens communs » ne cesse de se répandre. L’emploi de ces mots fait florès dans les cercles militants, politiques, intellectuels, universitaires. Mais de quoi parle-t-on ? À quelles pensées, à quelle praxis se réfèrent-ils ? Le besoin de définitions se fait d’autant plus sentir que le débat s’enflamme autour de ces mots, comme s’ils étaient traversés d’un vent de révolution. Mais laquelle ?

Si les biens communs renvoient la plupart du temps à des éléments comme l’eau, l’air, le climat, le mot « communs », lui, ouvre sur un horizon bien plus vaste. Au-delà d’une vision purement essentialiste, son usage s’étend à des domaines toujours plus larges de la vie : l’habitat, la connaissance, la ville, la santé, le travail, l’entreprise, le numérique.

En quelques années, le mot « communs » s’est constitué en un puissant concept qui, tout à la fois, vient bouleverser nos schémas de pensée classiques, nous invite à réinvestir l’histoire des grands principes fondateurs de nos sociétés, vient bouleverser les doctrines dominantes, ouvre sur un foisonnement d’expérimentations sociales et politiques alternatives et porte en lui les germes d’une pensée renouvelée et collective pour appréhender le monde et construire sa transformation.

Préservation des ressources

Les communs, diront certains, se situent dans les interstices entre l’État et le marché, le public et le privé. Ils constitueraient une troisième voie. Mais les communs se pensent et se construisent d’abord sur une forte critique de la propriété privée capitaliste, des doctrines et des théories de l’exclusivité. Ils renouvellent aussi notre façon de penser l’État et sa fonction sociale, ils sont un retour de l’attention portée au collectif, à l’action collective, au partage, à l’usage. Ils posent la question du mode d’organisation sociale et politique garant du commun – selon quels principes démocratiques, pour quelle communauté et selon quelle définition de celle-ci ?

Les communs, ce sont d’abord des construits sociaux, le fait d’une communauté qui se constitue autour d’une ressource matérielle ou immatérielle et s’auto-organise selon des règles bien précises et inventées par elle, des règles de gestion, de contrôle, d’usage et d’accès à la ressource dans un souci de préservation.

C’est sous le terme anglais « commons » que le concept se forme sous l’impulsion d’Elinor Ostrom, politiste américaine et unique femme ayant reçu, en 2009, le prix de la Banque de Suède en sciences économiques (plus connu sous le nom de prix Nobel d’économie), pour ses travaux sur les « communs fonciers » : des forêts, des terres, des pêcheries, des systèmes d’irrigation gérés par des communautés où sont mises en avant des formes de propriété partagée et de gestion collective de la ressource bien plus performantes en matière de préservation de la ressource et du bien-être de la communauté que le sont la propriété privée exclusive et les mécanismes de marché.

Forts du prix Nobel d’économie dont le jury n’a probablement pas imaginé la portée, et peut-être aussi au-delà des aspirations d’Elinor Ostrom elle-même, ces travaux vont faire éclater toute l’architecture d’une pensée vieille de plusieurs siècles sur laquelle s’assoit l’idéologie libérale. Le droit, l’économie, l’histoire : revisitons tout !

Il faut dire que cette idéologie a tracé son chemin jusque dans des contrées qui, jusque-là, lui avaient échappé. La science, la connaissance, le vivant (les semences, les gènes humains, etc.) se sont trouvés eux aussi percutés par la propriété privée dont les conséquences graves ont été théorisées selon des termes très évocateurs et qui ont fait date comme celui de la «  tragédie des anticommuns  » ou encore des «  enclosures de l’esprit  », en écho au grand mouvement d’enclosures des terres collectives qui débute au XVIe siècle en Angleterre.

Wikipédia contre gafa

La contre-attaque s’est organisée. Elle naît avec le mouvement des logiciels libres aux États-Unis où praticiens et théoriciens de génie inventent un usage alternatif de la propriété à des fins d’ouverture et de partage du code source des logiciels par une communauté ouverte là où les fournisseurs de logiciels dits propriétaires bloquent l’accès et maintiennent ces codes sous propriété exclusive pour construire leur empire économique.

Avec la révolution numérique, le modèle « du libre » se diffuse en même temps que, croisant la réflexion sur les communs fonciers, la pensée s’enrichit, l’idée de commun de la connaissance émerge. De nouvelles communautés épistémiques voient le jour, tel Wikipé dia, dans l’objectif de produire et partager de la connaissance tout en cherchant à inventer une forme d’organisation et d’usage de la propriété empêchant la captation de la connaissance produite par des firmes privées, car, entre-temps, les géants du Web (les fameux Gafa) ont fait leur apparition.

De nouvelles questions émergent. Activistes des communs et théoriciens s’organisent : comment faire en sorte que la valeur produite par le commun reste dans le commun ?

Comment et par quelles inventions sociales permettre à cette valeur d’échapper à la logique capitaliste ?

Certains tentent une théorisation de l’ère post-capitaliste.

Et les communs poursuivent leur chemin  : les initiatives se multiplient dans des domaines variés de la vie et l’on revisite des expériences anciennes, disparues ou toujours présentes : les jardins partagés, les prud’homies de pêches. On vient apprendre de ces expériences, de ces modèles de vie que l’on classait encore, il y a peu, au rayon de l’histoire ancienne. On revisite aussi l’histoire du mouvement coopératif, on envisage son renouveau à l’aune des communs, mais on le mobilise aussi comme source d’inspiration pour inventer de nouvelles plateformes numériques alternatives au modèle Uber !

Biens et services publics

Les communs sont aussi mobilisés pour penser et organiser des formes nouvelles de réappropriation citoyenne des biens et des services publics menacés de privatisation croissante par les États. Le mouvement italien des «  beni comuni », qui se constitue autour de la fameuse commission Rodotà et du référendum d’initiative populaire contre la privatisation de l’eau en 2011, est à ce titre exemplaire. Des modes de gouvernement et d’administration partagés de l’eau potable, ou de lieux – des théâtres, des places publiques – entre élus et citoyens sont inventés, qui prennent la forme de règlements ou de chartes des communs en même temps que le droit public est repensé en faveur des droits fondamentaux et des principes démocratiques. Certaines villes italiennes – Naples, Bologne – ont ainsi été précurseurs du mouvement européen pour les communs urbains en train de se constituer à partir d’expériences plurielles dans plusieurs villes d’Europe.

Ainsi donc la force des communs tient assurément à ce qu’ils lient théorie et pratique, dans un va-et- vient vertigineux, fécond et prometteur, par-delà les visions disciplinaires et les injonctions technicistes.

La pensée est de retour !

« Dictionnaire Des biens communs »

sous la direction de Marie Cornu, Fabienne Orsi et Judith Rochfeld, Presses universitaires de France, 2017, 1280 pages, 39 euros.

Les notions de «  communs  » et de «  biens communs  » habitent désormais autant les sciences sociales que les débats et combats citoyens.

Porteuses des ferments de la transformation d’un monde épuisé par les crises économiques, sociale et écologique, elles sont fondées sur une critique de la propriété privée capitaliste appelant une mise en partage.

Interrogeant les valeurs fondatrices des sociétés contemporaines – rôle de l’État, propriété, démocratie... –, elles apparaissent de plus en plus comme une alternative au capitalisme. Et, partant, comme une question posée aux forces progressistes.

À ces «  notions aux multiples entrées  », la forme dictionnaire va comme un gant. Fort des contributions de 193 auteurs, ce dictionnaire contient «  grandes notions  » comme termes modestes ou techniques et, en plus des mots des «  communs  », «  plus largement tous ceux qui paraissent utiles à leur définition  ».

Un bel outil pour aborder ou approfondir l’aventure intellectuelle et politique, théorique et pratique, en cours


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