L’avis d’Emmanuel Todd : « DSK ou Fabius auraient pu gagner »

samedi 12 mai 2007.
 

Emmanuel Todd est démographe. Il a publié, entre autres, "Après l’Empire" . Il décortique les ressorts contradictoires du vote Sarkozy : revendication égalitaire et aspiration libérale.

Vous aviez décrit Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal comme les « candidats du vide ». Le taux de participation modifie-t-il votre jugement ?

Cette élection est un grand succès pour le système politico-médiatique, qui a réussi à mobiliser massivement la population en évitant de traiter les problèmes qui intéressent les gens : délocalisations, déflation salariale, inégalités de revenus et de conditions de vie. Pendant la campagne électorale, les deux candidats, Nicolas Sarkozy sur un mode majeur et Ségolène Royal sur un mode mineur, ont collaboré au remplacement d’un débat économique réaliste par un débat sur l’identité nationale. Au soir du second tour, leur satisfaction parallèle évoquait une certaine complicité systémique.

Comment la relégation de la question économique a-t-elle été rendue possible ?

Pour moi, la vraie surprise fut celle du premier tour. Je n’avais nullement anticipé ­ et c’est un euphémisme ­ que Nicolas Sarkozy serait capable d’attirer une partie de l’électorat du FN. Je ne voyais pas comment ses thématiques inégalitaires, son côté dur aux faibles, communautariste, proaméricain, pourraient séduire une France dont les valeurs sont plutôt opposées. C’était sous-estimer l’impact de la crise des banlieues, dont le souvenir a été opportunément ravivé par les incidents de la gare du Nord le 27 mars, à un moment décisif de la campagne. Le Pen diabolisait l’immigration sur un plan purement verbal tandis qu’en pratique, l’émergence du FN a plutôt correspondu à un apaisement des violences liées à la question ethnique. Sarkozy a utilisé son poste de ministre de l’Intérieur dans une campagne de provocation qui, par ses effets, a sûrement été au-delà de tout ce qu’il pouvait espérer. Il a gagné son premier tour en tant que candidat d’une remise en ordre d’un désordre qu’il avait lui-même créé. Cela restera probablement le péché originel du sarkozysme d’avoir récupéré l’électorat extrême en faisant pire que ce qu’a fait Le Pen.

Jusqu’où va cette « récupération » ?

La carte du vote du premier tour montre que le sarkozysme a hérité d’un paradoxe du Front national : une contradiction au niveau des valeurs entre dirigeants et électeurs. Le discours du FN était inégalitaire, mais l’électorat du FN, lui, était surreprésenté sur la façade méditerranéenne et le bassin parisien, c’est-à-dire les régions aux structures familiales traditionnelles libérales-égalitaires. Or, ce sont justement les régions où Nicolas Sarkozy enregistre ses plus gros scores. Cela suggère que l’électorat a moins voté pour les idées que pour le personnage, dans sa double dimension d’homme d’ordre et de grande gueule, de figure de l’autorité d’Etat et d’exemple de brutalité personnelle ­ voyou autant que flic, en somme. Sarkozy renoue le fil de la tradition gaulliste et bonapartiste ­ pas très éloignée de ce qu’on trouvait dans l’Amérique latine des leaders populistes.

En quoi les structures familiales traditionnelles aident-elles à comprendre le vote Sarkozy ?

Elles permettent de mesurer l’adéquation entre le discours du candidat et les valeurs profondes d’une population. Ainsi, la structure familiale traditionnelle du bassin parisien et du pourtour méditerranéen se caractérise par l’égalité d’héritage (composante égalitaire) et le départ des enfants du domicile parental à l’âge adulte (composante libérale, que l’on retrouve dans les pays anglo-saxons). Dès lors, ce que j’appellerai « Sarkozy 1 » ­ le communautarisme libéral, les baisses d’impôt et la flexibilité ­ se trouve en phase avec la dimension libérale de ces régions. Le « Sarkozy 2 » ­ qui cite Jaurès et Blum ­ répond à l’aspiration égalitaire. Il y a même un « Sarkozy 3 », celui du ministère de l’Identité nationale, un Sarkozy pétainiste au sens d’une sortie de l’idée d’homme universel pour aller vers un modèle ethnique et identitaire.

Que peut générer ce « Sarkozy 3 » ?

Jamais la société française laissée à elle-même n’avait engendré une logique de bouc émissaire susceptible de devenir majoritaire. La tradition française, c’est le conflit de classe. Néanmoins, même s’il a consacré la victoire de Sarkozy, le second tour m’apparaît comme moins radical que le premier. Les Français ont été confrontés à un choix dément entre un candidat de droite perçu comme dangereux par une partie de l’opinion et une candidate de gauche qui, avec l’indéfinition de son projet, n’était elle-même pas rassurante du tout. Sans pouvoir le démontrer, je pense que Dominique Strauss-Kahn ou Laurent Fabius auraient pu gagner, parce que l’un et l’autre, chacun à sa façon, auraient ramené le débat sur le pouvoir d’achat. Face à la thématique identitaire, la gauche n’a en effet qu’une seule réponse possible : l’économie. Or, avec l’aide de Jean-Pierre Chevènement, Ségolène Royal s’est déplacée à son tour sur le registre identitaire. Cela est apparu comme une légitimation du discours sarkozyste.

L’intérêt suscité par la campagne ne signifie-t-il pas, au contraire, que les Français voulaient débattre de l’identité nationale ?

L’image de Nicolas Sarkozy est forte et polarisante et elle a fait apparaître deux camps implicites : celui de la confrontation et celui de la paix civile. Les cartes montrent que le vrai danger est moins Sarkozy que le sarkozysme, c’est-à-dire le réveil d’une droite radicalisée, qui se mesure par exemple au retour de militants du FN vers l’UMP ou à la remobilisation des petits commerçants. En quelque sorte, l’UMP est en train de redevenir le RPR, voire l’UNR. Cette droite radicalisée fut l’événement du premier tour et c’est contre elle que la gauche s’est mobilisée. Mais, précisément en raison des lacunes de la candidate socialiste, le second tour fut un scrutin essentiellement conservateur, voire conservatoire. A gauche, un bon nombre s’est contraint à voter Royal dans le seul espoir de battre Sarkozy ; à droite, le vote Sarkozy a été largement un vote anti-Royal et je ne crois pas que les personnes âgées, qui lui ont apporté leur voix, souhaitent une réforme des retraites. Ce qui n’empêchera pas la presse de dire que le vote a légitimé sans contestation possible Sarkozy et Royal.

Porté par une droite radicalisée, Sarkozy est-il dangereux ?

Je pense avoir montré, tout au long de ma carrière, mon incapacité à juger les individus... Plus sérieusement, ce que l’on sait pour le moment, c’est que le sarkozysme fait coexister une tendance libérale proche du nouveau capitalisme financier (le Sarkozy 1), une aspiration égalitaire et individualiste venue des classes moyennes inférieures (Sarkozy 2) et une sortie possible de l’universel (Sarkozy 3). Comment ce mélange va-t-il se fixer ? Son programme immédiat consiste à supprimer les petites injustices pour garder les plus grosses ; c’est un peu court, face au capitalisme fou et à la pression salariale chinoise. Sans aller jusqu’à évoquer un protectionnisme européen, le candidat a plaidé pour une préférence communautaire : s’il devait porter sérieusement cette idée, le voyou pourrait se transformer en grand homme d’Etat. Mais son escapade maltaise, plus berlusconienne que gaullienne, laisse entrevoir un scénario noir, avec des mesures inégalitaires, une nouvelle montée de l’anxiété sociale et une droite tentée de réutiliser la tactique qui a montré son efficacité au premier tour : discours autoritaire et désignation des banlieues comme bouc émissaire.

Par Eric AESCHIMANN


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