Céline, écrivain jusqu’à l’ignominie

vendredi 12 janvier 2018.
 

Le choix des éditions Gallimard de publier les écrits antisémites de l’auteur du Voyage au bout de la nuit suscite de vives réactions. Retour sur un parcours littéraire.

Peut-on, comme les éditions ­Gallimard ont décidé de le faire, publier les pamphlets antisémites de Céline, soit Bagatelles pour un massacre (1937), l’École des cadavres (1938) et les Beaux Draps (1941)  ? La question peut paraître oiseuse. Les trois textes, comme Mein Kampf, comme les Décombres, de Lucien Rebatet, texte absolument collaborationniste, sont à la portée de deux clics sur Internet. Le choix de Gallimard n’en est pas moins discuté. La prestigieuse maison d’édition se prévaut de l’autorisation que lui aurait donnée Lucette Destouches, âgée aujourd’hui de 105 ans, veuve de l’écrivain dont il faut rappeler qu’il avait lui-même voulu, après-guerre, que ces textes ne soient pas réédités, une précaution plus qu’un repentir. Certes, mais on imagine bien que Gallimard a vu là un coup éditorial.

Une levée de boucliers d’intellectuels

L’affaire a été considérée comme suffisamment sérieuse, suscitant d’ailleurs une levée de boucliers d’intellectuels comme de personnalités telles Serge Klarsfeld, pour qu’Antoine Gallimard, accompagné par l’écrivain Pierre Assouline qui devrait préfacer les trois volumes, ait été convoqué le 19 décembre dernier par le délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT, Frédéric Potier. Il serait donc question aujourd’hui d’une publication avec «  un appareil critique  », offrant «  toutes les garanties nécessaires  » et à même «  d’éclairer le contexte idéologique  ». Gallimard, de son côté, en tenait pour une édition parue en 2012 au Québec (Éditions 8), sous le titre Écrits polémiques, avec l’éclairage d’un spécialiste de l’œuvre de Céline, Régis Tettamanzi, professeur à l’université de Nantes. Reste que la parution des textes, initialement prévue en mai, serait actuellement reportée à une date indéterminée.

À suivre donc. Mais qu’en est-il de ces pamphlets dans l’œuvre de Céline, saluée d’emblée par le prix Renaudot pour Voyage au bout de la nuit (1932), marquée par d’autres livres majeurs comme Mort à crédit, ou après-guerre par D’un château l’autre  ? Un livre en immersion dans le milieu de la collaboration, réfugié à Sigmaringen, entre petites lâchetés et grandes abjections dont Céline lui-même est à la fois partie prenante et témoin. Aucune ambiguïté n’est possible. Les trois textes en question sont abjects. Leur antisémitisme, exprimé en termes ignobles, est tel qu’il est des lecteurs qui croiront à une farce, une caricature, avant de se rendre à l’évidence. En réalité, dans leur violence, ils font parfaitement écho à ce qu’écrit Hitler dans Mein Kampf. Du reste, Céline ne le cache pas  : «  Hitler, il ne ment pas comme les juifs (…), il me dit “le droit c’est la force”  : voilà qui est net, je sais où je vais mettre les pieds (…). Moi je voudrais bien faire une alliance avec Hitler…  » Il disait écrire «  dans la formule du rêve éveillé  », que semble conforter son recours systématique aux points de suspension, mais qui le créditait d’une forme d’inconscience ou de somnambulisme.

Après guerre, bien qu’emprisonné quelque temps, il échappera aux condamnations qui frapperont avec moins de clémence d’autres écrivains accusés de collaboration. Il se fabriquera son personnage d’ermite clochardisé dans sa maison de Meudon, entre ses chats et Lucette, comme s’il n’avait été qu’un témoin involontaire du bruit et de la fureur. On sait aujourd’hui qu’il n’en fut rien, mais qu’il fut un collaborateur actif, familier des dignitaires nazis, un dénonciateur et même un «  agent  » par conviction idéologique (1). Dans les années 1950, il apportera son appui aux thèses négationnistes.

Louis-Ferdinand Destouches, le vrai nom de Céline, est né en 1894, à Courbevoie. Après des études banales, il s’engage chez les cuirassiers. Il est blessé en 1914, devient surveillant de plantation en Afrique. Revenu en France, il fait des études de médecine, avec succès. Son expérience de la guerre, de l’Afrique, des États-Unis, va être la matière du Voyage. Il a adopté une langue crue, ­violente, critique de l’armée, de l’ordre établi, voire de l’oppression coloniale… L’écrivain Benjamin Crémieux, collaborateur de la NRF, qui mourra à Buchenwald, parlera d’un «  roman communiste. (…) Écrit par moments en français argotique un peu exaspérant, mais en général avec beaucoup de verve. Serait à élaguer  ». Pour Trotski, «  Céline est un moraliste. À l’aide de procédés artistiques, il pollue pas à pas tout ce qui habituellement jouit de la plus haute considération  ». On le voit comme un dynamiteur des valeurs bourgeoises.

Son engagement criminel aux côtés des nazis

Elsa Triolet traduit le Voyage en russe et son auteur est chaleureusement accueilli en 1936 en URSS. Il en fera en retour une critique virulente. Il semble aujourd’hui qu’André Breton aura vu plus juste  : «  L’écœurement pour moi est venu vite. Il me parut y avoir là l’ébauche d’une ligne sordide.  » Mais la nouveauté du Voyage, moins vrai sans doute de Mort à crédit, c’est que le livre est totalement hanté par le désenchantement du temps. Hannah Arendt parlait de ces hommes qui avaient connu avec la guerre «  la suprême humiliation de n’être que des rouages minuscules dans la majestueuse roue dentée de l’abattoir  ». C’est parmi eux que le fascisme recrutera ses troupes, toutes prêtes à trouver des «  responsables  » de leur sort pour peu qu’on les y encourage. Hitler le fera. L’œuvre littéraire de Céline est inscrite dans ce temps déraisonnable, ce qui ne l’absout en rien. «  On avait mis les morts à table/On prenait les loups pour des chiens  », écrivait Aragon. Qu’on le veuille ou non et bien qu’il ait voulu lui-même le faire oublier, Céline avait choisi son camp. Les pamphlets appartiennent à cette œuvre comme à son engagement criminel aux côtés des nazis, jusqu’à l’ignominie.

Maurice Ulrich, L’Humanité

(1) Céline, la race, le juif, d’Annick Duraffour et Pierre-André Taguieff. Éditions Fayard, 1 182 pages, 35 euros.


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