L’écriture de Gramsci

samedi 16 décembre 2017.
 

À l’occasion du 80e anniversaire de la mort d’Antonio Gramsci, l’Institut culturel italien de Londres a exposé les cahiers rédigés en captivité par le dirigeant communiste italien. C’est la première fois que les Cahiers de prison quittaient l’Italie après avoir été rapatriés en 1945. Les manuscrits avaient été cachés à la mort du fondateur du PCI. Ils furent ensuite acheminés à Moscou avant de revenir en Italie.

Gramsci fut condamné à une peine de vingt ans de prison le 2 juin 1928 devant une Cour spéciale établie par le régime fasciste. En dépit de son immunité parlementaire, il fut arrêté et incarcéré. Il s’agissait de faire taire l’un des principaux dirigeants de gauche.

Pendant 11 années d’incarcération, Antonio Gramsci remplit 29 cahiers de notes, d’essais et de traductions (de l’anglais, de l’allemand et du russe) sur des sujets aussi variés que les œuvres de Machiavel, Marx, Croce, le Risorgimento, l’Action catholique, le fordisme, la culture populaire, la littérature populaire, l’éducation, les règles de grammaire ou encore les fonctions cosmopolites des intellectuels italiens.

Réception d’une œuvre

Des concepts majeurs dans l’œuvre de Gramsci apparaissent. Dans le cahier 11, Gramsci commente le matérialisme historique marxien et dans le cahier 14, il précise les notions d’« hégémonie », de « guerre de position », de « guerre de mouvement » ou encore de « césarisme ». À cela, il faut ajouter quatre autres cahiers de traduction littéraire (notamment des contes des frères Grimm).

Les Cahiers de prison sont publiés en Italie par Einaudi entre 1948 et 1951. Plus tard, la traduction italienne retiendra une publication tripartite des Cahiers conforme à la méthode de travail de Gramsci : des cahiers de traduction (quaderni di traduzione), des carnets traitant de thèmes divers (quaderni miscellanei) et des cahiers spéciaux, davantage thématiques (quaderni speciali).

Au Royaume-Uni, une anthologie est publiée en 1971 (Selection from the Prison Notebooks, Lawrence & Wishart). Depuis cette traduction tardive, l’intérêt pour l’œuvre de Gramsci n’a cessé de croître outre-Manche. Il y a, en premier lieu, une confrontation fructueuse des écrits de Gramsci et Ludwig Wittgenstein, à travers le travail de Piero Sraffa. Ce dernier, un antifasciste italien, fut un collègue du linguiste anglo-autrichien à l’université de Cambridge jusqu’au milieu des années 1950.

Mais c’est avec la création du Centre for Contemporary Cultural Studies de Birmingham en 1964, sous la direction de Richard Hoggart, qu’un gramscisme académique voit véritablement le jour. Stuart Hall, l’un des instigateurs principaux des Cultural Studies, sera jusqu’à sa mort le grand sociologue gramscien du Royaume-Uni.

Émotion intacte

Le Centre culturel italien de Londres se trouve dans le cossu Mayfair, le quartier des ambassades. On monte au premier étage de ce vaste immeuble et on entre dans une salle plongée dans l’obscurité. Les cahiers sont entreposés sur un présentoir en bois et protégés par une vitre. L’éclairage est réduit pour ne pas abîmer des documents, vieux mais étonnamment bien conservés. Un livre à l’entrée invite les visiteurs à laisser des commentaires. La scène a l’apparence d’une veillée mortuaire. Pourtant ce n’est pas un corps qui se trouve dans la pièce, mais 33 cahiers rédigés il y a plus de 80 ans.

Ce sont de simples cahiers d’écoliers, peu épais et de petit format. Ils comportent des lignes horizontales, avec un espace généreux entre chaque ligne. L’écriture est très appliquée, comme celle des maître.sse.s d’école des temps anciens. Il n’y a aucune rature, aucune tâche d’encre sur les dizaines de pages que j’ai pu consulter. Cette écriture est incroyablement microscopique. Il est malaisé de lire le texte, même en s’approchant très près. Lorsqu’un paragraphe est jugé redondant, Gramsci l’a barré en le recouvrant de grandes croix tracées avec application.

Il est intéressant de comparer cette écriture, si linéaire et soignée, avec le témoignage personnel que Gramsci a laissé de son passage en prison. Une relation épistolaire soutenue avec les membres de sa famille a été publiée par le PCI en 1947 sous le titre de Lettere dal carcere (en français Lettres de prison [1971]).

Gramsci correspond avec son épouse Giulia, sa mère, son frère Carlo, ses sœurs, sa belle-sœur Tatiana et ses enfants. Ces lettres abordent exclusivement des questions familiales. Dans ces missives, Gramsci se soucie de la situation financière de son épouse, de la scolarité de ses enfants (les lettres consacrées à des enfants qu’il n’a pas vu grandir et qu’il ne connaît pas sont particulièrement poignantes). Gramsci réconforte son épouse, gronde son frère, subit les remontrances de sa mère, il réclame des médicaments, des couvertures et des livres. À partir de 1936, la maladie le dévore et la plupart des échanges sont consacrés à son état de santé détérioré.

En lisant les dernières lettres, on perçoit à quel point Gramsci se sent seul et désespéré. Il est rongé par le chagrin et abattu par la maladie. Et pourtant, jusqu’à sa mort, il a rédigé ces cahiers politiques d’une écriture microscopique et soignée. Une écriture paisible.


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