A Amiens, l’itinéraire cabossé des anciens Goodyear

dimanche 12 novembre 2017.
 

"Parfois, on se demande si on sert encore à quelque chose", soupire Denis, licencié en 2014 de l’usine Goodyear Amiens. Comme la majorité des 1.143 ex-salariés, il enchaîne, las, les contrats précaires. La CGT, elle, s’alarme de nombreux suicides.

Denis, la quarantaine, a travaillé presque 10 ans chez Goodyear. Il "adorait" son poste de "constructeur de pneus tourisme", "fier" de travailler dans une "grande usine américaine".

Après la fermeture, il a bien essayé de rebondir avec une formation de tourneur-fraiseur, "mais les patrons lui disent qu’il n’a pas d’expérience", déplore sa femme, Stéphanie, venue l’accompagner à une réunion d’anciens salariés à Amiens sur les procédures judiciaires en cours.

"Déjà, il y a peu de travail dans l’industrie, mais il y a aussi une discrimination, quand vous dites que vous venez de chez Goodyear, vous êtes catalogué comme +fouteur de bordel+", peste à ses côtés un ancien collègue, Stéphane, de la même tranche d’âge.

La fermeture de l’usine avait été annoncée le 31 janvier 2013, après un bras de fer de plus de six ans entre le personnel et la direction.

En septembre, selon l’entreprise, sur les 1.072 ex-salariés ayant adhéré au congé de reclassement, 340 occupent un emploi "en CDI ou CDD longue durée", 172 "sont partis ou en prévision d’un départ à la retraite" et 102 ont créé leur entreprise.

"La majorité vit dans la précarité et parmi les entreprises créées, combien sont encore en activité ?", relève cependant Mickaël Wamen, ex-leader de la CGT Goodyear, qui s’inquiète de "nombreuses dépressions" parmi "les gars".

"Absence de perspective"

Comme beaucoup d’ex-ouvriers, Denis dit ainsi être tombé en dépression avant même son licenciement, lorsque l’activité de l’entreprise a commencé à décliner.

"Les dernières années, on devait pointer, mais on travaillait maximum deux heures par jour. Pour s’occuper, certains buvaient, fumaient, jouaient aux cartes... On savait que l’entreprise allait fermer, on avait le temps de cogiter", se souvient Patrick, 45 ans, dont 18 chez Goodyear à la fabrication de matière première.

Une enquête de l’inspection du travail menée en 2013 estime que le niveau d’activité avait chuté entre 2006 et 2012. Cette "sous-occupation" et "l’absence de perspective d’avenir" ont entraîné "l’angoisse quant à une vie professionnelle future" dans une région "particulièrement touchée par le chômage", peut-on lire dans le rapport de l’inspection, qui pointait un "management pathogène".

Une autre expertise réalisée la même année par un cabinet à la demande du CHSCT s’alarmait aussi "d’une épidémie de troubles anxio-dépressifs" chez les salariés, un sentiment "majoritaire d’inutilité", "d’abandon" et de "stigmatisation provenant de l’extérieur".

"16 suicides"

Et depuis la fermeture de l’usine, affirme Mickaël Wamen, "16 anciens salariés se sont suicidés".

Parmi eux, Laurent, qui s’est tué trois mois après la fermeture à presque 39 ans. "Il ne supportait pas son licenciement, il me disait +je n’arriverai pas à trouver un travail avec le même salaire, à vous rendre heureux, à payer les factures+", témoigne avec émotion Sabrina, sa femme.

Il y a aussi eu Régis en septembre : "son travail lui avait broyé le dos, il en pouvait plus de souffrir", assure sa fille Aurélie. Ou encore Jean-René qui souffrait d’une grave maladie aux mains liée "aux produits chimiques utilisés à l’usine", selon un de ses anciens collègues qui souhaite garder l’anonymat. "Il pointait à Pôle emploi, mais avec des mains comme ça, pour un manuel...".

D’après l’enquête de l’inspection du travail, 100 salariés avaient été déclarés inaptes au travail et trois tentatives de suicide avaient fait l’objet d’un signalement avant la fermeture.

De son côté, l’entreprise répond avoir mis en place depuis 2013 "un dispositif d’accompagnement" avec un "soutien psychologique et médical" pour les ex-salariés "qui souhaitent en bénéficier". "Un numéro vert" qui n’a "jamais été efficace", tempête Mickaël Wamen.

Le travail en usine, "c’est pas le top, mais au moins nous étions entourés. Perdre son travail, ce n’est pas perdre qu’un salaire, mais aussi son identité", conclut le responsable CGT. Sa crainte : "la fin prochaine des droits au chômage et donc l’arrivée au galop du RSA".


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